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par Françoise Pierre, Claude-Emmanuel Triomphe,

Françoise Pierre est ce qu’on appelle une syndicaliste expérimentée. Les mandats syndicaux et de représentation, elle les a tous exercés au fil des années chez Sanofi : déléguée du personnel, élue au CE, au comité de groupe, au CHSCT, elle est aussi aujourd’hui secrétaire du CE européen, représentante des salariés au Conseil d’administration, déléguée syndicale suppléante et représentante syndicale CFDT au comité de groupe.

 

expert

Parmi tous ces mandats, ses préférés ont été ceux de DP et de membre du CSCT car ils étaient « les plus proches du terrain » et bien sûr son mandat européen, car il s’agissait ici de créer, d’inventer une instance avec ses joies et ses échecs, parfois cinglants ! Egalement administratrice de la Fondation Sanofi Espoir, elle a tenu jusqu’en 2006 à travailler sur son poste de travail tout en exerçant ses mandats. Depuis elle se consacre exclusivement aux diverses instances syndicales et représentatives. Et livre pour Metis un regard lucide et nuancé sur son rapport aux experts en France et en Europe.

 

De votre point de vue, le rapport salarial a-t-il évolué ces 30 dernières années ?
Aujourd’hui, une grande partie des salariés et des managers décrochent, n’ont plus de lien fort avec la tête de l’entreprise. Le pilotage financier de la Direction Générale y est pour beaucoup… Et comme ils ne trouvent pas du boulot facilement, ils restent pour assurer, font leur travail très professionnellement mais sans plus. On l’a bien vu … Le management a réalisé lors du débat sur l’évaluation de la performance et grâce à ce que disaient les syndicats et leurs experts, qu’on était loin sur ce point de dire n’importe quoi ! Ma préoccupation ce sont les jeunes managers avec tout le formatage que leur fournissent les écoles. Ceci dit, ils n’ont pas non plus le même rapport au boulot, il y a le travail et l’à-côté et les 35 heures ça compte pour eux. Ils n’ont pas forcément envie de tout sacrifier à leur fonction, leur carrière, mais ils sont très pros dans leur engagement !

 

Les instances représentatives ont beaucoup utilisé l’expertise économique mais quid de la question des conditions et de l’organisation du travail ?
Oui, c’est vrai que l’exercice de l‘expertise économique s’est banalisé. Pour autant, il reste essentiel et je considère pour ma part qu’on a un peu oublié l’examen approfondi des comptes tant les rapports d’expertises sont devenus denses sur les activités d’une entreprise comme Sanofi. Et c’est pourquoi le travail effectué par les commissions économiques des instances avec les experts est très important. Ceci dit, il m’est arrivé d’être parfois gênée par la rédaction de certains rapports directement présentés en CE d’une manière qui n’était pas celle que nous aurions souhaitée !
Quant à l’expertise sur les conditions de travail, les CHSCT pendant longtemps ne l’utilisaient pas et c’était compliqué de la mobiliser. Pour nous le déclencheur dans ce domaine a été l’introduction du nouveau système d’évaluation de la performance à l’échelle du groupe et aussi les réorganisations en série… L’expertise nous a fait réfléchir sur l’organisation, sur la pression, sur le stress. Il en a été de même avec les risques psycho sociaux et plus récemment avec la question de la pénibilité et des négociations qui allaient avec. La difficulté c’est que, dans une entreprise comme Sanofi qui a une cinquantaine de sites, quand on a des expertises diligentées par les CHSCT, les CE ou CCE, et le tout avec des experts différents, on dispose de beaucoup de choses mais dures à exploiter, à synthétiser, par manque de temps. Et comme elles sont tombées dans une période de restructurations massives, tout est arrivé sur la tête des élus qui, pour la plupart, doivent tenir leur poste de travail. Les élus ont peu de temps alors ils parent au plus urgent. Il faut dire aussi que les experts ont beaucoup de mal à obtenir les informations des directions ; on est parfois obligé d’aller au tribunal pour les obtenir. En outre, ils ont très peu de temps pour rédiger leur rapport.

 

Justement, ces expertises qu’en faites-vous ?
Il y a un vrai débat aujourd’hui où la direction ne parle par exemple que du « lean management ». Grâce aux expertises, le débat s’est ouvert plus facilement entre élus de tendances diverses. Il y a de leur part une volonté d’agir, mais la direction continue à vouloir passer en force sur ce sujet et nous dit par ailleurs qu’elle nous a associés aux plans d’actions sur les RPS. Or ça, c’est l’aval. Sur l’amont, je peux dire que pas grand-chose ne change en matière d’organisation du travail. Et s’agissant des organisations dites qualifiantes, c’est déjà très dur de débattre et de convaincre à l’intérieur des syndicats, alors avec la direction… Prenons l’exemple du nouveau site tertiaire qui se construit actuellement à Gentilly. La direction vient de mettre sur intranet ses consignes pour l’agencement optimal, selon elle, des locaux. Nous avons découvert que non seulement ce sera surtout de « l’open space » déjà en place au siège mais, qu’en plus, il n’y aura plus d’espace préattribué à chacun et que cet espace pourra changer tous les jours ! Ceci crée un énorme trouble : on va avoir des espaces totalement impersonnels et dans lesquels on ne pourra même plus accrocher une photo de nos gosses ! La direction passe à une nouvelle approche des open spaces sans discussion préalable avec les instances. Alors aujourd’hui, plein de militants baissent les bras, n’ont plus envie de s’engager. Ils nous disent  » à quoi ça sert tout ça si personne ne nous écoute ? « 

 

Et comment les salariés réagissent-ils aux expertises ?
Nous, on parle toujours aux salariés du recours et du résultat des expertises. Ils savent que nous sommes aidés par des experts, mais pour le reste c’est un peu transparent pour eux. Parfois les tracts syndicaux reprennent des passages, des tableaux issus des expertises. A la R&D, nous avons déjà diffusé à tous les salariés un fascicule résumant le rapport de l’expert lors d’un droit d’alerte du CCE lancé juste avant …l’annonce de la restructuration actuelle ! Cela les avait beaucoup intéressés.)
Quant à l’expertise des salariés on y a surtout recours en matière de conditions de travail ou de réorganisation comme on a pu le faire récemment sur le site de Toulouse par exemple au cours de la restructuration qui se met en place. Ceci dit, il arrive que nos sollicitions les salariés sans que cela donne des résultats. L’expertise externe a l’avantage d’être plus « neutre » et donc plus crédible pour beaucoup d’élus. L’expertise militante est, elle, paradoxalement, plus compliquée à matérialiser, à formaliser.

Ces deux formes d’expertise – externe et interne – convergent en général dans nos réunions préparatoires aux CE, CCE …. … On reparle beaucoup de l’expression collective des salariés. Soyons francs ! Ici tout le monde rame, et on a rarement plus de 10% des effectifs qui se mobilisent dans une même action à l’échelle du groupe (28000 salariés en France) et un même jour. Ceci malgré les annonces de restructuration massive avec près de 1000 suppressions de postes. On l’a vu par exemple sur le site de Montpellier où 235 postes sur 1100 disparaissent : 500 personnes se sont mobilisées au grand maximum un même jour. Je pense qu’il faut repenser nos modes d’action et de fonctionnement.
Vous avez consacré beaucoup d’énergies au sein de votre CE européen, celui-ci a-t-il mobilisé des experts ?
Nous avons eu plusieurs expériences, initiées en général par la délégation française. La première a été engagée pour avoir une vision transnationale de l’évolution des métiers et de l’emploi en Europe et notamment sur l’avenir des visiteurs médicaux. Ce que l’on a découvert avec le CE européen, c’est que nous n’avions pas du tout le même niveau d’information, que de nombreux pays, notamment du Sud, qui n’avaient jamais eu les données dont disposaient les délégués français. En dépit du fait que les experts n’ont pas pu accéder à tout ce qui était nécessaire, leur travail nous a permis de disposer d’un outil commun et ce d’autant que nous avions obtenu un budget pour en traduire les résultats en plusieurs langues. Le document commun est devenu un outil très concret pour les délégués hongrois, polonais ou espagnols … et les autres, y compris nos collègues allemands.

Nous avons eu une deuxième expérience lors de la première restructuration de la R&D en 2009. On avait deux sites, l’un en Angleterre, l’autre en France, qui avaient à peu près les mêmes métiers et que la direction voulait externaliser. Nous avons poussé pour que l’on inclue le site anglais dans l’expertise, sachant bien entendu que le site français allait en faire l’objet au niveau du CCE. On a réussi à ce que l’expert articule son travail CCE – CEE Ceci nous a permis de travailler sur la recherche de solutions sur les missions des sites et l’accompagnement du plan. Au final, certes le site anglais a été cédé mais, il a bénéficié des mêmes conditions sociales que le site français, également cédé, alors que la direction l’avait exclu, renvoyant nos collègues anglais… aux conditions anglaises. Et bien cette expertise est devenue une référence : chaque fois que la direction veut céder un site étranger, on refait ce qu’on a fait pour nos collègues anglais. Ça a été le cas pour un site espagnol, puis cette année pour un site slovaque. Et pour le délégué syndical slovaque, cette expertise c’était sa Bible !

Par contre, on a peu un loupé le coche européen lorsque la direction a voulu introduire son nouveau système d’évaluation de la performance. En France on a beaucoup protesté, il y a eu des expertises lancées dans tous les CHSCT qui ont coûté très cher à la direction ! Sur la base des résultats, nous avons voulu aller en justice mais notre fédération s’y est opposée, craignant une jurisprudence défavorable. Ce que je peux comprendre. On en a aussi parlé en comité européen, les Allemands n’étaient pas contents alors que d’autres élus d’autres pays n’ont pas bronché. Alors finalement on n’est pas allé très loin sur ce sujet et nous n’avons pas mobilisé d’expertise européenne.
Quant à l’expertise juridique, elle nous a parfois aidés mais elle est très complexe à utiliser, beaucoup de délégués n’en voient pas l’intérêt. Et comme sur les conseils de notre avocat, nous ne sommes pas allés au tribunal sur des sujets précis, certains se sont dit que l’expertise juridique était inutile.

 

Quel bilan tirez-vous de ces recours aux experts en France ou en Europe ? Y a-t-il des choses que vous changeriez ?
L’expertise reste un outil pas facile à utiliser, surtout en Europe. Certains délégués sont issus d’un site et ont une vision très limitée de l’entreprise mais je vois que ça ne les laisse pas indifférent. Tout ceci n’empêche pas que la solidarité reste faible et que certains se réjouissent quand un site ferme car il fait concurrence au leur. On essaie pourtant d’avancer. Lors de la restructuration de Sanofi entamée en 2012, les Allemands avaient un expert qui travaillait pour les sites allemands, nous avons donc demandé à l’expert du CE européen de se coordonner avec lui. Cela a beaucoup servi aux Allemands comme au site français d’ailleurs mais par contre le retour d’expérience sur le CE européen n’a pas eu lieu. Dommage.

De mon expérience, je tire plusieurs autres leçons. Au niveau européen, le problème c’est celui de la faiblesse ou de l’absence de réseau d’experts et tout ce qui va avec, à commencer par les questions de temps et de capacité d’aller dans les pays sur le terrain. Nos experts en France, aussi bons soient – ils, ont un regard trop franco- français…. Et cela vaut pour toutes les expertises économiques, juridiques ou en matière de conditions de travail. Par ailleurs, il nous faudrait des budgets et les situations nationales sont ici très variées. Enfin, la disponibilité des experts est parfois insuffisante. Bref, l’expertise européenne est encore en friche et beaucoup de choses sont à inventer ! Sur le plan national, je crois que l’expertise est très utile. Mais attention aux dérives. Je pense à certaines expertises lancées pour consommer des budgets. Pour ma part, je trouve cela stupide. Il ne faut y recourir que quand on en a vraiment besoin. Je pense aussi qu’il faudrait développer l’accompagnement et ne pas seulement délivrer un rapport. On le fait déjà en matière juridique et il faudrait le faire beaucoup plus en matière économique. Et puis j’emprunterais volontiers au modèle allemand son recours accru à l’expertise interne. Nos collègues d’outre-Rhin nous disent toujours que leurs meilleurs experts sont en interne ; ils font plancher les cadres les techniciens au grand jour devant les Betriebstrat où le patron n’est pas présent… Reste qu’en tout état de cause, l’expert est un expert et pas un décideur. Aujourd’hui nous sommes un peu dans « puisque l’expert l’a dit, c’est forcément vrai ». Or c’est aux délégués de cogiter et de définir les stratégies. Trop d’entre eux attendent que les experts leur disent ce qu’ils doivent faire.

 

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