11 minutes de lecture

par Jurij Fikfak

Slovénie, automne 2012 : les mesures d’austérité introduites par le gouvernement de centre-droit et le manque d’ingénierie sociale conduisent aux premiers mouvements de protestation citoyenne contre les restrictions budgétaires. Fin novembre, un changement décisif prend place au cours des manifestations de Maribor , où une politique municipale jugée inadéquate pousse la population à demander de façon parfois violente la démission du maire de la ville.

Manifestations Slovenie Fevrier 2013

Creative Commons/Flickr/Jumpin’ Jack

 

Ces mouvements, qui furent organisés par Facebook et appelés « le soulèvement du peuple pan-slovène, » ont reçu une attention considérable de la part des média et se sont étendus par la suite à d’autres régions du pays. Outre la démission du maire de Maribor, ils menèrent à la démission en mars 2013 de la coalition de centre-droit, remplacée depuis par un gouvernement de centre-gauche, contre lequel la mobilisation a faibli. Comment expliquer une telle révolte dans un pays proche de l’Autriche et souvent présenté comme modèle d’une transition réussie, comme exemple de relations sociales ?

 

Metis a par l’intermédiaire de Jurij Fikfak interrogé le sociologue Frane Adam, Phd, Professeur à la Faculté des Sciences à Ljubljana, et Directeur de l’Institut pour le Développement et l’Analyse Stratégique, ainsi qu’un représentant de la nouvelle génération, Ales Maver, historien de l’antiquité à l’Université de Maribor .

 

Comment interprétez-vous ces manifestations ? Sont-elles l’expression de la volonté populaire, une instrumentalisation politique des masses, un soulèvement contre le gouvernement de centre-droit, un écho des évènements dans les PIGS ? 

Frane Adam (F.A.) : Il est très difficile de donner une analyse non-équivoque de ces manifestations. Tout a commencé à Maribor (la deuxième ville slovène), avec des mouvements qui visaient uniquement le gouvernement local, et notamment le maire (qui fut forcé de démissionner peu après). A Ljubljana, les manifestations ont été beaucoup plus vivaces, avec des revendications visant à la démission d’élites de droite comme de gauche, et leur remplacement par des nouveaux politiciens dont la réputation n’était pas entachée par des accusations de corruption, et qui n’avaient pas participé à des prises de décision ayant amené le pays à une situation comparable à celle de la Grèce, du Portugal ou de Chypre. Il est cependant important de souligner le fait qu’en Slovénie, la crise a eu lieu plus tard et ne s’est jamais aggravée dans les mêmes proportions que dans ces autres pays. Le problème, c’est que les perspectives de sortie de crise ne sont ni claires ni certaines. Au vu des déclarations et des slogans scandés lors des manifestations, on pourrait dire que les manifestants avaient une seule revendication claire – tout le reste était très général et mal articulé : la démission du gouvernement au pouvoir, auquel on reprochait son néo-libéralisme et son niveau de corruption. Cet objectif fut d’ailleurs atteint peu après les manifestations.

 

Ales Maver (A.M.): Sans aucun doute, l’émergence, l’essor et l’effondrement subséquent de la « révolte » slovène a été influencé par un nombre de facteurs. Personnellement, je ne la comparerais pas aux manifestations qui ont eu lieu à l’étranger, car la culture politique des pays d’Europe victimes de mouvements populaires importants est très différente de celle en Slovénie. Dans ce sens, la seule situation qui peut être comparée à ce qui s’est passé dans notre pays était celle de la Croatie pendant l’hiver 2010/2011. Le fait qu’il s’agissait d’un gouvernement de centre-droit qui était au pouvoir est particulièrement important. Les soulèvements étaient la conséquence directe de l’inaptitude considérable du gouvernement à présenter des mesures économiques urgentes à la population. Cependant, un autre facteur important était la position relativement faible du parti majoritaire (le Parti Démocratique de Slovénie) à la suite des élections de 2011, durant lesquelles en devers des projections il n’avait pas réussi à emporter une majorité relative. De plus, le manque de stabilité de la scène politique slovène depuis la Deuxième Guerre Mondiale est tel qu’un gouvernement de centre-droit apparaît automatiquement comme un élément étranger dans lequel on ne peut avoir confiance en cas de réforme majeure. Naturellement, il est aussi important de considérer la cause directe des manifestations, qui était l’histoire relativement banale de l’installation de contrôles radar à Maribor.

 

Ces mouvements ont-ils fait l’objet d’une instrumentalisation politique ?

F.A.: . Les gens sont sortis dans la rue pour diverses raisons, et le noyau du mouvement de protestation n’était pas réellement unifié. Loin de là. Certains manifestants voulaient exprimer leur déception face à l’état du pays après 21 ans d’indépendance, alors que d’autres, plus égoïstement, voulaient simplement voir le gouvernement tomber, même s’ils n’avaient et n’ont toujours pas d’alternative ou de propositions réalistes pour sortir de la crise.

 

A.M.: La question de la spontanéité des mouvements de protestation est très compliquée. Je crois personnellement qu’ils étaient réellement déclenchés par le sentiment de crise profonde, et même de désespoir, qui est présent dans certaines parties de la Slovénie, et qui s’est particulièrement exprimé dans le mouvement de colère contre le maire de Maribor, dont les actions affectaient directement le noyau de sa base électorale. Cela aurait pu être une « révolte contre les vieilles élites politiques,» ce qui était le slogan peu réaliste de l’ensemble du processus de protestation. Je ne suis par contre pas certain que les autres révoltes qui se sont attachées au mouvement de Maribor étaient alimentées par ce même sentiment, et tout particulièrement celles qui ont eu lieu à Ljubljana. Dans tous les cas, elles n’ont pas réussi à garder leurs distances de toute récupération politique, vaincues par la traditionnelle tendance slovène au déséquilibre. On doit tout particulièrement souligner le penchant croissant du mouvement à ne pas avoir d’esprit critique face à la mythologie/iconographie politique d’après-guerre (à l’opposé des pays occidentaux), qui prévaut en Slovénie depuis des générations et ne peut donc être considérée ni progressive ni alternative. La même critique peut certainement s’appliquer aux demandes populaires pour la réforme du système de partis multiples, qui, dans un pays où il n’y a pas une longue tradition parlementaire, pourrait difficilement être une évolution positive. Cependant, ce qui a mon avis a réellement été le symbole du déclin des manifestations populaires fut le moment durant lequel les manifestants (principalement des travailleurs du secteur culturel) ont hué le nouveau président slovène Borut Pahot (un ancien communiste). Le futur potentiel de la révolte a également été affaibli quand, après le changement de gouvernement, les manifestations se succédaient de manière artificielle, et ont donc perdu toute apparence de spontanéité. L’effet atteint rappelait les techniques organisationnelles soviétiques et suggéraient donc que certaines « élites » étaient plus acceptables que d’autres.

 

Quid du rôle des média ?

A.M.:Le rôle joué par la presse écrite et numérique a été principalement négatif. Tous ces média ont complètement échoué à procurer à leurs lecteurs une analyse adéquate de ces développements sociaux. Cela a en partie été causé par leur amour du journalisme de sensation, qui a certainement été exploité dans le cadre des révoltes en Slovénie. Cependant, de par l’importance qu’ils ont donnée à ces développements, les média slovènes sont allés beaucoup plus loin que leurs collègues croates lors des manifestations dans leur pays contre le gouvernement de Jadranka Kosor ; en Slovénie, la presse a dépeint les développements d’une réelle révolution, ce qui ne s’était pas produit en Croatie. Il faut rappeler que ce ne sont pas les manifestations qui ont directement renversé le gouvernement. Dans les média populaires, les lecteurs ou auditeurs ont eu du mal à trouver des commentaires critiques ou des reportages sur des aspects inhabituels, voir violents, du mouvement de protestation. A mon avis, nous n’avions plus expérimenté depuis le début des années 1990 une telle identification des média avec une unique couche de la société slovène. D’un autre côté, il est vrai que les média proches du gouvernement précédent sont restés sourds aux motivations intrinsèques des manifestants, qui, comme il a déjà été dit, ne doivent pas être sous-estimées. Mais l’influence de ces derniers n’est pas comparable à celles des principaux média du pays.

 

Le gouvernement de centre-gauche a annoncé de nouvelles mesures d’austérité pour cet automne. Cela déclenchera-t-il à nouveau de l’agitation et des manifestations ?

F.A.: La Slovénie n’a pas été aussi durement frappée par la crise que ne l’a été par exemple la Grèce, mais les indicateurs négatifs s’accumulent (chômage des jeunes, instabilité des finances publiques, taux d’endettement, récession économique, manque de liquidités au niveau des banques d’état, etc.). Malgré le fait que le gouvernement actuel a promis de modérer l’effet des mesures d’austérité introduites par son prédécesseur et de favoriser la croissance économique du pays, ses performances budgétaires ont été très mauvaises, ce qui pose problème au niveau du déficit des pensions et du fonds d’assurance santé. Un gouvernement dans cette position a très peu de marge de manœuvre. De nombreux représentants de la gauche radicale ont reproché au gouvernement de continuer la politique néo-libérale de la précédente administration, et d’écouter trop diligemment la Commission Européenne. Par conséquent, on peut dire que des troubles civils sont plus probables dans les mois à venir qu’ils ne l’étaient à la fin de l’année dernière. Cependant, je pense que cette fois les leaders des manifestations ne seront pas des idéologues ou des activistes, mais plutôt des syndicats, et particulièrement ceux du secteur public.

A.M.: Il serait surprenant de voir se produire de nouveaux troubles populaires dirigés contre les politiques gouvernementales. Cela peut s’expliquer par le fait que l’électorat slovène est resté prisonnier de la position typique de l’après-guerre du type Quod licet lovi, non livet bovi (ce qui donne : « ce qui est consenti à Jupiter doit aussi être consenti au plus humble des bœufs ») comme le montrent les réponses timides du public aux mesures récentes annoncées par le gouvernement de centre-gauche. Il est cependant important de souligner que le gouvernement actuel et le premier ministre ont mieux réussi à communiquer au public le contenu de leur stratégie. Un nouvel accès de mécontentement pourrait donc seulement se produire si le gouvernement se risquait à nouveau à introduire des « radars de vitesse, » c’est-à-dire une mesure ratée et douloureuse qui toucherait la population de façon très directe.

 

Une des questions au centre du débat slovène du moment est celle du dialogue social. Quel est le rôle des syndicats dans ce dialogue entre le gouvernement et les représentants des employés ?

A.M.: Les syndicats sont aussi prisonniers du déséquilibre politique slovène. Dans l’ensemble, leur attitude immuable envers les gouvernements de toutes orientations politiques met leur mission en danger quel que soit l’environnement ; dans le cas de la Slovénie, on doit aussi prendre en compte le fait que ses syndicats principaux sont issus du syndicalisme yougoslave, qui avait un rôle dans le système social et politique du régime socialiste/communiste national qui diffère totalement de celui des syndicats dans les démocraties parlementaires. Cela rend problématiques leurs tentatives de rester à équidistance de tous les partis politiques, ce qui affecte directement leur crédibilité et leur capacité de négociations. Cependant, certains des syndicats qui se sont créés sont mieux équipés pour faire face à ces problèmes.

 

F.A.: Certains analystes et observateurs étrangers considèrent que la Slovénie est une société avec un excellent partenariat social et de bonnes relations dans le secteur de l’industrie, ainsi qu’un tissu syndical beaucoup plus dense que dans d’autres pays au passé communiste. Cependant, le pays s’est trouvé dans une crise profonde qui était non seulement économique mais aussi une crise de confiance et de valeurs. Il y a eu des négociations avec le conseil économique et social, mais aussi des démonstrations de force de la part des syndicats, qui utilisaient leur droit de veto et menaçaient de demander un référendum populaire. Il est possible qu’ils aient trop souvent représentés leurs propres intérêts. Dans leur discours, les représentants syndicaux ont souvent montré un intérêt particulier pour leurs membres plus âgés avec un emploi régulier, et semblaient moins concernés par les jeunes entrant dans le marché du travail et souvent forcés d’accepter des positions temporaires et instables. En résumé, on pourrait dire que la société slovène et ses dirigeants politiques devront réévaluer leur partenariat social et les possibilités pour une nouvelle intégration sociale. Sans cela, les troubles sociaux et la méfiance existante mèneront à une situation à peine contrôlable ainsi qu’à l’anomie .

 

 

Aujourd’hui avec le gouvernement de centre gauche, ces grandes protestations ont cessé. Nénamoins, deux groupes issues des mouvements de 2012 ont émergé et se réclament du « socialisme démocratique » : le plus grand des deux essaie de s’organiser en parti politique, le plus petit veut continuer à s’opposer aux pratiques gouvernementales.

 

 

Traduction de l’anglais par Metis

Print Friendly, PDF & Email
+ posts