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par Guillaume Afellat

Si la déconstruction des modèles sociaux nationaux et la flexibilisation des relations de travail s’infiltrent aujourd’hui jusque dans les bastions historiques de l’Etat providence, celles à l’oeuvre dans les nouveaux Etats membres d’Europe centrale et orientale soulèvent nombre d’interrogations. Sitôt leur autonomie arrachée à une Union soviétique en déliquescence, plusieurs d’entre eux ont été des terrains d’expérimentation de la mise en place de réformes d’inspiration clairement néo-libérale, encensant l’individualisme, impliquant l’abandon de la solidarité et de la cohésion sociale dans un mouvement d’ensemble de rejet du terme « social », compris comme notion attachée au socialisme d’Etat.

 

Orban

Parmi les nouveaux Etats membres et au sein du triangle de Višegrad qui constitue le cœur de l’Europe centrale, la Hongrie se distingue par la rhétorique exacerbée de ses dirigeants sur la prétendue déroute de l’Etat providence. Viktor Orban, l’homme fort du gouvernement national-conservateur, dessine sa vision néo-libérale d’une Hongrie basée sur le repli de l’Etat central et fondée sur les mérites individuels et sur l’autonomie des citoyens. Dans ce projet le nouveau code du travail serait le pilier d’un renouveau des relations du travail permettant une amélioration de la compétitivité et constituerait « le code du travail le plus flexible d’Europe ».

 

La transition post-socialiste
En 1989, la Hongrie, déjà qualifiée par le passé de « baraque la plus joyeuse du camp socialiste », présentait le visage original d’une économie socialiste réformée, conséquence directe d’une certaine indulgence de l’URSS après l’insurrection de Budapest en 1956. La Hongrie se dota entre les années 60 et 80 des caractéristiques d’une économie de marché permettant un passage en douceur dans les années 90 à l’après socialisme étatique.

 

La privatisation de l’économie hongroise initiée alors par les gouvernements socialistes, portant aussi bien sur l’industrie et l’agriculture que sur les services a engendré la segmentation du tissu économique hongrois entre les puissantes compagnies européennes et internationales dans les secteurs stratégiques de l’économie et les petites et moyennes entreprises hongroises, marginalisées dans le fonctionnement économique du pays et vouées à la stagnation. La critique virulente formulée par Viktor Orban selon laquelle des pans entiers de l’économie hongroise et des fortunes parfois considérables auraient été captés par une minorité de la population et par les entreprises étrangères, explique qu’une partie des Hongrois soient sensibles aux discours populistes de son parti.

 

Dans un discours du 9 Octobre 2013 à Chatam-House, prestigieux Think-Tank britannique spécialiste des relations internationales, Viktor Orban dépeint ainsi sa vision de la Hongrie future : « l’illusion d’une société fondée sur des droits inhérents et les dépenses sociales inabordables est terminée » et préconise le modèle du « workfare » (les bénéficiaires aptes au travail doivent travailler pour percevoir leur allocation) pour en finir avec l’Etat Providence. Il est ainsi prévu dans le récent programme du gouvernement « travail d’utilité publique contre allocations » que les bénéficiaires de l’aide sociale devront travailler pour la municipalité trois mois dans l’année pour conserver leurs 75 euros mensuels d’aide sociale.

 

L’économie hongroise face à la crise

Dès octobre 2008, la Hongrie, entrée en crise plus tôt que ses voisins d’Europe centrale et orientale, a été l’un des premier pays à requérir l’aide de la troïka FMI,UE,BCE, qui a demandé en retour une réduction drastique de son déficit public. Viktor Orban, de nouveau au pouvoir à partir de 2010 et disposant des deux tiers des sièges au Parlement, respecte dès 2011 la limite fixée à 3% du déficit public. Il nationalise les fonds des caisses de retraite privées en ponctionnant l’épargne de près 3 millions de Hongrois tout en leur promettant le remboursement intégral des sommes dans un futur indéterminé. Budapest finit de boucler ses budgets 2011 et 2012 en instaurant des taxes exceptionnelles sur les banques et les entreprises du secteur énergétique majoritairement étrangères. L’agressivité de cette politique économique a créé un climat d’incertitude pesant tant sur les investisseurs étrangers que sur la population hongroise.

 

En ce qui concerne l’emploi, la Hongrie a connu depuis le début de la crise, selon les chiffres du Bureau des statistiques, une forte hausse de son taux de chômage touchant 7,4 % de la population active en 2007 et près de 11,2% fin 2012. Les jeunes sont particulièrement victimes de cette hausse, leur taux de chômage a presque doublé passant de 16,5% en 2007 à près de 30% en tout début d’année 2013.

 

Cependant la situation semble s’être nettement améliorée depuis la mi-2013. Le taux de chômage a ainsi reculé à 10,1% sur la période de mai à juillet 2013. Pour les observateurs internationaux, cette accalmie est due à l’exceptionnelle flexibilité du nouveau code du travail, en vigueur depuis juillet 2012, ainsi qu’au développement de programmes de travaux d’intérêt public (responsable de près de la moitié de l’augmentation du nombre de salariés).

 

Une flexibilisation agressive des relations de travail
Le nouveau code du travail instaure une flexibilisation accrue des relations de travail dans le but affiché de parvenir à créer un million d’emplois d’ici 2020. C’est une réforme « commando » de par la rapidité de son exécution. Moins d’un an s’est écoulé entre la publication du premier brouillon en juin 2011, qui dénonçait la rigidité du cadre normatif hongrois, et l’entrée en vigueur de la loi. La réforme est pourtant d’une grande ampleur. Elle constitue la première révision générale du code du travail de 1992 et modifie près de la moitié de son contenu. Le nouveau code du travail bouleverse l’équilibre contractuel en faveur des employeurs tout en diminuant la sécurité de l’emploi salarié.

 

Ainsi, il rallonge les périodes d’essai et diminue le montant des indemnités de rupture en les fondant sur le salaire de base et non plus sur les salaires réels. Quant aux dommages et intérêts versés au salarié en cas de licenciement abusif, ils sont désormais limités à douze mois alors qu’ils pouvaient auparavant couvrir plusieurs années jusqu’à la date de rendu du jugement. En outre, réintégrer le salarié licencié abusivement n’est plus obligatoire comme précédemment, sauf en cas de discrimination, maternité ou charges syndicales.

Plus grave encore, en matière de responsabilité en dommage physique, le nouveau code dédouane l’employeur en cas de « force majeure », interprétée extensivement (e.g. coupure de courant) et de faute de la victime alors que pour l’OIT seule la « responsabilité objective » compte et la force majeure n’est jamais suffisante pour refuser l’indemnisation.

Le nouveau code respecte cependant les préconisations européennes sur l’extension du champ d’application du code du travail. Il encadre timidement les formes de travail atypique nouvelles et anciennes insuffisamment définies dans le code de 1992 et très peu utilisées en Hongrie : travail à temps partiel et travail à durée déterminée. Pour faciliter l’accès au travail régulier des catégories les plus éloignées du marché du travail et ainsi parvenir à une augmentation du taux d’emploi des femmes et des jeunes, il instaure de nouvelles formes de travail : « temps d’astreinte », « emploi partagé » (entre deux salariés), et « emploi joint » (deux employeurs pour un seul salarié).

Une hiérarchie des normes inversée, des organisations syndicales volontairement affaiblies

Le nouveau code du travail accentue le rôle attribué à la négociation collective dans un contexte de faiblesse récurrente des organisations syndicales. Les privatisations massives et la destruction des entreprises de l’économie socialiste ont privé les syndicats de leur principale assise et les règles de représentativité du code du travail de 1992, particulièrement exigeantes, ont empêché leur implantation dans un tissu économique composé majoritairement de micro, petites et moyennes entreprises. C’est pourquoi les statistiques des accords enregistrés auprès du Centre pour le dialogue social (Társadalmi Párbeszéd Központ) indiquent que la couverture des négociations collectives a diminué de 14 points de 2001 à 2012, passant de 47 % à 33 %. Ce taux est particulièrement bas compte tenu de la moyenne UE 27 de 2009 de près de 66 % du total des employés.

 

Le nouveau code réduit leurs moyens financiers en leur retirant le bénéfice du paiement des heures de délégation non utilisées par leurs représentants syndicaux en entreprise qui leur assurait pourtant une partie importante de leur financement. Par ailleurs il diminue considérablement les moyens d’exercice des mandats représentatifs dans l’entreprise en diminuant le nombre d’ heures de délégation et celui des représentants y ayant droit et réduit le nombre de représentants bénéficiant d’une protection contre le licenciement.

 

La prérogative exclusivement réservée aux organisations syndicales pour négocier des accords collectifs, inscrite au code de 1992, est battue en brèche par celui de 2012. Les syndicats ne sont même plus invités à la négociation du protocole préélectoral. Le Comité d’entreprise, acteur fragile de la relation avec l’employeur (seul le responsable du CE bénéficie d’une protection contre le licenciement) peut désormais négocier des accords en l’absence d’organisation syndicale dans l’entreprise et d’accord collectifs de niveau supérieur sur tous les sujets sauf sur la détermination des rémunérations.

 

Dans ce contexte défavorable le nouveau code du travail instaure un renversement complet de la hiérarchie des normes. Dans l’ancien code, les accords collectifs ne pouvaient qu’accorder aux salariés des avantages supérieurs à ceux définis par la loi. Désormais, les employeurs sont autorisés et incités à négocier des conditions moins avantageuses. On peut donc légitimement s’inquiéter pour l’avenir face à une telle offensive à l’encontre des droits collectifs.

Dans le contexte d’un pays affaibli par la crise et la désindustrialisation, la rhétorique de Viktor Orban magnifie désormais le come back d’une « grande Hongrie » et le retour des minorités magyars dispersées dans les pays de la région. Parallèlement, l’enchaînement des réformes économiques diminue les capacités d’action des syndicats et encourage le retrait de l’Etat protecteur. Victimes d’une organisation à marche forcée de la transformation du droit du travail et de la fiscalité dans une nouvelle acception néo-libérale qui ne s’écarte que marginalement de la tendance observée ces dernières années en Europe, les Hongrois vivent aujourd’hui dans un climat d’incertitude permanent qui les pousse à se tourner vers d’autres horizons pour y chercher un avenir plus radieux. L’émigration de la jeunesse s’est ainsi fortement accélérée depuis l’entrée en fonction de Viktor Orban : + 61 % entre 2011 et 2012 selon le bureau central des statistiques. Des médias hongrois évoquent même le chiffre de plus de 300 000 départs depuis son retour au pouvoir en avril 2010, alors que la population est tombée au-dessous du seuil de 10 millions d’habitants, selon le recensement de 2011.

Références

TOTH, András « The New Hungarian Labour Code – Background, Conflicts, Compromises », Friedrich Ebert Foundation Budapest, June 2012, 10 

GYULAVARI, Tamás et HOS Nikolett, « the road to flexibility. Lessons from the new hungarian labour code », European Labour Law Journal, Volume 3 (2012), No. 4, pp. 252-269

VERLUISE, Pierre « UE-Hongrie V. Orban : vers la rupture ? », Diploweb.com, 2 décembre 2012.

 

Crédit photo: Creative Commons/Flickr/European Parliament

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