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Dans cet article, Denis Maillard, directeur de la communication chez Technologia, discute de la construction d’une société juste dans le prolongement du monde du travail. Pour ce faire, il articule sa pensée autour de huit grand ouvrages publiés au cours de l’année 2013. 

 

L’une des plus profondes promesses de la société démocratique réside dans la possibilité que celle-ci aurait de se doter d’un gouvernement capable de la comprendre pour l’orienter vers une maitrise d’elle-même faite de progrès et de justice. Durant une centaine d’année, c’est le marxisme qui a servi de boussole à la société industrielle et, partant, au mouvement ouvrier pour la réalisation de ce programme : si l’émancipation de l’individu était bien son projet final, celle-ci passait par l’avènement d’une société radicalement nouvelle et une méthode -l’appropriation collective des moyens de production- qui semblait pourtant nier le but ultime. Le reflux de ce mode de transformation du monde depuis les années 1970 ne laisse désormais place qu’à un économisme incapable de penser le renouveau du processus d’individualisation auquel nous assistons depuis cette époque. Tous les observateurs comprennent bien que c’est de cela dont il s’agit dans les bouleversements du monde du travail : l’irruption de l’individu et de ses droits au cœur de la subordination. Pourtant, chacun semble incapable d’y faire face autrement que pour la subir ou la célébrer. Tout se passe alors comme si la pensée balbutiait et en revenait à la question initiale qui fut celle du mouvement ouvrier et du mouvement socialiste à l’aube du 19ème siècle : que faire de l’individu et de ses droits pour construire une société juste ?

 

Si cette question est d’abord politique, elle a ses prolongements dans le monde du travail. Cependant, la nouveauté tient au fait que ce sont bien plus les représentants du patronat que les syndicats qui se posent aujourd’hui la question en ces termes. C’est ce qui ressort largement de la lecture de huit ouvrages*, publiés en 2013 , sur les mutations du travail que nous nous proposons de présenter dans les lignes qui suivent. Si ce passage en revue n’est pas exhaustif de la production intellectuelle sur le sujet, cet article ne se veut pas non plus une critique ou une recension précises de chacun de ces huit livres. Plutôt la tentative de comprendre à travers eux les lignes de force et les réflexions en cours au sujet du travail.

 

Une impression frappe d’emblée le lecteur habitué aux publications des années précédentes : l’inversion de la tonalité. Si les années 2009-2012 avaient été riches d’ouvrages cherchant à donner du sens à l’irruption des risques psychosociaux et à la souffrance au travail**, la production 2013 en revient à de meilleurs sentiments. Le travail a fait son retour comme objet de réflexion mais il est acquis que celui-ci a largement muté. Il ne s’agit donc plus de s’étonner ou de déplorer. La tâche est plutôt de comprendre en quoi le salariat est encore une forme adaptée au travail d’aujourd’hui et si ce dernier garde toute sa place dans le projet d’émancipation des individus tel que nous l’évoquions plus haut. La tonalité est donc celle d’une projection dans l’avenir autant que d’une introspection sur le sens même du travail.

 

Le travail demain

Dans A quoi ressemblera le travail demain ?, qui a reçu le Stylo d’or de l’ANDRH, Sandra Enlart, la directrice générale d’Entreprise et personnel, et Olivier Charbonnier se placent résolument dans le futur. A partir de ce qu’ils appellent une « job fiction », ils laissent aller leur imagination pour extrapoler des tendances actuelles et mettre en scène les relations de travail aux alentours de 2030. Pour sa part, Denis Pennel qui est directeur général de la fédération mondiale des services privés pour l’emploi va un cran plus loin. Avec Travailler pour soi, il s’agit pour lui, non seulement d’évoquer l’avenir des relations de travail, mais d’expliquer en quoi l’évolution qu’il décrit est issue de cette révolution individualiste en cours aujourd’hui. Enfin, dans La fin du salariat, le journaliste Jean-Pierre Gaudard tente lui aussi d’apercevoir le futur d’un travail dégagé de la relation salariale telle que l’a connue la société industrielle jusqu’ici. Ces ouvrages ont en commun quatre traits que nous allons expliquer.

 

En premier lieu, ils accordent tous une place prééminente aux technologies de l’information et à l’internet dans le façonnage du futur monde du travail : « …le travail  » réagit  » au choc d’internet -comme l’on parlerait d’une réaction chimique » constatent Enlart et Charbonnier (A quoi ressemblera le travail demain ? p.35). Ce point est connu et amplement commenté, nous ne nous y attarderons pas. En revanche, la prise à bras le corps par tous ces auteurs des effets du processus d’individualisation sur les relations de travail nous paraît plus féconde pour la réflexion. C’est notre deuxième point.

 

Denis Pennel, par exemple, insiste dès le départ sur la différence qu’il existe entre l’individualisme, qui serait une posture psychologique permanente relativement banale, et l’individualisation. Celle-ci relève plus d’un choix et, partant, d’une tendance « au sein de laquelle chaque individu souhaite affirmer son autonomie, sa capacité d’orienter son action sans être contraint et contrôlé » (Travailler pour soi, p.27). Cette distinction est importante à un double titre : elle oblige à penser les réponses que l’entreprise souhaite apporter aux individus : « c’est à l’entreprise à s’adapter aux singularités de chaque individu » explique Pennel (Travailler pour soi, p. 120). Mais surtout, elle permet de sauvegarder la possibilité de construire encore des collectifs de travail. S’il s’agit bien de « travailler pour soi » -que l’on peut entendre aussi « travailler sur soi » ou « travailler à l’épanouissement de soi »- à aucun moment, en revanche, ces auteurs n’imaginent que l’on puissent travailler seuls. Ces collectifs sont toutefois d’un genre nouveau : épanouissants certes mais transitoires, mouvants, sans cesse recomposés et surtout limités dans le temps. Evidemment, cela heurte notre contrat de travail à durée indéterminée : « Et si la généralisation du CDI n’était qu’une exception, voire une anomalie de l’histoire économique et sociale ? L’apanage d’une société industrielle (…) dans un monde peu concurrentiel ? » interroge Denis Pennel (Travailler pour soi, p.82). C’est ici qu’interviennent les limites ou l’achèvement de la société salariale. Assumé comme tel ou juste esquissé, la fin du salariat est bien le constat auquel tous ces ouvrages aboutissent. Pour Jean-Pierre Gaudard, qui en a fait le titre de son opus, « le salariat est le dernier vestige des sociétés hiérarchiques qui nous assignaient un rang social » (La fin du salariat p.2). Ce livre, passé un peu inaperçu début 2013, est pourtant particulièrement suggestif pour comprendre les transformations en cours dans le travail.

 

Ambivalence de la société post-salariale

Imaginées par des dirigeants avisés, tel Antoine Riboud au début des années 1970, en réaction aux événements de 68, les adaptations du management (enrichissement des tâches, flexibilité des horaires ou individualisation des salaires) apparaissent à la lecture de Gaudard comme de simples rustines peu à la hauteur « du retour de l’autonomie de l’individu dans le processus de production » dont l’auteur décrit le côté véritablement « révolutionnaire ». Sous nos yeux à peine dessillés, voici l’avènement d’une société post-salariale dont on aperçoit à la fois les opportunités et les désagréments. On touche ici aux deux derniers traits communs à tous ces livres.

 

A la différence de ce que pouvait imaginer Jeremy Rifkin dans les années 1990, aucun de nos auteurs ne célèbre « la fin du travail » ni, surtout, l’entrée dans une société harmonieuse. Tous imaginent bien que le passage à un société post-salariale ne se fera pas sans déchirement et que l’ancien perdurera dans le nouveau. Mais, selon eux, c’est parce qu’il permettra de résoudre plus de problèmes qu’il n’en créera que ce nouveau monde du travail s’imposera. Evidemment, ces ouvrages mènent une critique, explicite ou non, du modèle social actuel. Celle-ci est connue : les lois grandes lois sur le CDD et le travail temporaire ont vu le jour dans les années 1970 au même moment que celles qui ont renchéri ou complexifié les licenciements ; Gaudard, tout comme Pennel, expliquent alors que « la tension entre précarité et protection (est le) symptôme de la crise de la société salariale » (La fin du salariat p.21).

 

L’intérêt de ces lectures réside dans l’honnêteté des auteurs à décrire également les malencontres de la société qu’ils promeuvent. Tous voient bien que la société actuelle se déchire entre salariés protégés de l’administration ou des grandes entreprises qui incarnent le monde ancien, travailleurs indépendants mercenaires et salariés précaires dont les tâches d’exécution ou de service peuvent être externalisées et sont sans cesse soumises à des pression sur leur coût. Ce sont ces deux dernières catégories qui représentent notre futur. Jean-Pierre Gaudard en décrit bien les ambiguïtés : « Déclin, donc, des catégories représentatives du salariat et croissance des populations concernées par les nouvelles formes de relation du travail, plus instables avec (…) deux problématiques complètement différentes. D’un côté les cadres et professions qualifiés, qui peuvent se vendre sur le marché, à condition toutefois de veiller à leur employabilité, et qui vont donc s’adapter plus ou moins bien à l’ère post-salariale. De l’autre, l’armée des travailleurs non qualifiés voués à la paupérisation » (La fin du salariat p.56). Tous insistent sur ce point et sur le fait que « la lutte entre égaux s’annonce impitoyable et sans fin » (La fin du salariat p.24). C’est d’ailleurs là que se loge la supériorité de La fin du salariat ; dans sa capacité à critiquer également cette « idéologie de la classe créative » dont les deux autres ouvrages sont plus ou moins les représentants avec leur apologie des tiers-lieux, du co-working, des espaces « e-cool » etc.

 

Si la lutte des classes symbolisait la société industrielle hiérarchisée, une sorte de « lutte des places » semble se dessiner dans ce nouveau monde égalitaire où la précarité fait loi. On a alors du mal à comprendre pourquoi cette société serait désormais en passe de s’imposer si elle ne respecte pas mieux que sa devancière ses propres idéaux de justice sociale ? La réponse tient au fait qu’elle semble apporter beaucoup plus de liberté et respecte de cette manière les aspirations des individus. Ceux-ci recombinent alors leur rapport au travail pour faire droit à de nouveaux besoins : épanouissement dans ou à côté du travail, chevauchement des différentes activités qui les définissent etc. Ces trois livres insistent ainsi, c’est notre dernier point, sur la disjonction entre le travail qui rémunère et l’activité qui épanouit.

 

Démocratie contre capitalisme

S’ils sont plus ou moins convaincants dans leurs descriptions du monde de demain, il n’en reste pas moins que ces auteurs mettent le doigt sur deux traits essentiels de la société contemporaine qu’il nous faut évoquer avant de passer aux autres ouvrages sur le travail.

 

Denis Pennel et Jean-Pierre Gaudard sont unanimes pour expliquer que ce ne sont pas les besoins d’un néo-capitalisme qui expliquent l’avènement de ce nouveau monde du travail. C’est au contraire le processus d’individualisation qui vient bouleverser l’organisation de la production. Comme l’explique Gaudard, « …cette extinction prévisible du modèle (salarial) ne découle pas principalement des contraintes économiques ou financières ou de la mondialisation, mais d’une évolution de la société, des rapports sociaux (…) : autonomie croissante des individus ; remise en cause des modèles d’organisation hiérarchique… » (La fin du salariat p.166).

 

Ce n’est pas tant le mode de production capitaliste qui affecte le travail mais bien le développement de la démocratie : le processus d’individualisation a repris son cours et nous oblige à penser d’une nouvelle manière le rapport des salariés à leur travail ou tout simplement le rapport des individus ou labeur. C’est le second point intéressant de ces lectures : le doute instillé sur la valeur du travail : « Le salariat, c’est une forme marchande de l’activité. Pour certains aujourd’hui, par un renversement des valeurs, c’est devenu un simple moyen d’accès à des droits sociaux et il n’appelle pas plus d’investissement que cela. Le salariait va être de plus en plus confronté à la concurrence de l’activité » (La fin du salariat p. 30).

 

Ces deux idées entrent en contradiction avec la plupart des propos tenus dans les cinq autres livres. Ceux-ci s’intéressent avec plus ou moins de bonheur à la question de la centralité du travail dans l’existence humaine et donc au rapport de celui-ci avec les promesses d’émancipation.

 

Ici : la deuxième partie de cet article

 

Ces huit ouvrages sont : Le travail de Lars Svendsen (Autrement), Philosophie du travail sous la direction de François Dagognet (Encre marine), A quoi ressemblera le travail demain ? de Sandra Enlart et Olivier Charbonnier (Dunod), La fin du salariat de Jean-Pierre Gaudard (Bourin), Pour quoi nous travaillons ? de la CGT (L’Atelier), Travailler pour soi de Denis Pennel (Seuil), Le travail invisible de Pierre-Yves Gomez (Bourin) et Réinventer le travail de Dominique Méda et Patricia Vendramin (Puf).

 

** On pense ici, entre autres, à Danièle Linhart Travailler sans les autres (Seuil 2009), Yves Clot Le travail à cœur, pour en finir avec les risques psychosociaux (La découverte 2010), Francis Ginsbourger Ce qui tue le travail (Michalon 2010), Vincent de Gaulejac Travail, les raisons de la colère (Seuil 2011), François Dupuy Lost in management (Seuil 2011) ou encore Christophe Dejours La panne(Bayard 2012).

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Né en 1968, philosophe politique de formation, j’ai poursuivi deux carrières en parallèle : d’un côté, un parcours en entreprise - j’ai été rédacteur en chef des publications de Médecins du Monde (1996), directeur adjoint de la communication (1999), chef du service de presse de l’Unédic (2002), directeur de la communication de l’Unédic (2008) puis directeur de la communication et stratégie de Technologia (2011), un cabinet de prévention des risques professionnels ; de l’autre, un parcours plus intellectuel — j’ai été élève de Marcel Gauchet qui m’a appris à penser ; j’ai créé la Revue Humanitaire et j’ai publié plusieurs essais : L’humanitaire, tragédie de la démocratie (Michalon 2007), Quand la religion s’invite dans l’entreprise (Fayard 2017) et Une colère française, ce qui a rendu possible les gilets jaunes (Observatoire 2019). Enfin, je collabore à Metis, à Télos et à Slate en y écrivant des articles sur l’actualité sociale. Pour unifier ces deux activités, j’ai créé Temps commun, un cabinet de conseil qui aide les entreprises, les institutions publiques et les collectivités à décrypter et faire face aux impacts des transformations sociales sur leurs organisations.