par Claude Emmanuel Triomphe, Albane Flamant
Alejandro Cercas (S&D) fait le bilan de ses trois mandats au Parlement Européen dans un entretien avec Metis. Membre de la commission emploi et affaires sociales, le député espagnol a récemment écrit un rapport sur l’impact des politiques de la Troïka sur les pays qu’elle supervise. Ce rapport vient d’être approuvé par le Parlement Européen le 13 mars dernier.
Comment percevez-vous la construction européenne aujourd’hui au bout de trois mandats comme député européen ?
Même si c’est un lieu commun de dire que la construction européenne traverse une période de crise ou que le moment de vérité est arrivé, je souscris pleinement à ces observations. D’un point de vue très personnel, et après le drame qui a suivi la crise de Lehman Brothers et l’impudence du capitalisme de casino, je pense que faire des diagnostics n’est plus suffisant, il est urgent de passer à l’action et d’avancer.
L’Europe joue sa future place dans le monde et il est hallucinant de constater l’indifférence avec laquelle les élites dirigeantes se conduisent de par leur manque de responsabilité et leur incompétence.
Je pense dès lors que la construction européenne fait face à un danger extrême, au vu de la stupidité d’une classe politique et journalistique qui s’embourbe dans les contraintes d’une souveraineté myope et suicidaire. En définitive, après tant d’années passées à Bruxelles, je constate que l’Europe est plus nécessaire mais aussi plus désarmée que jamais.
Que faudrait-il pour vaincre l’euroscepticisme de la plupart des citoyens de l’UE aujourd’hui ?
Les citoyens ont cru et se sont enthousiasmés pour l’Europe à la suite de la deuxième guerre mondiale parce que l’Europe permettait une paix impossible en reconstruisant le continent. Mais l’Europe les a profondément déçus quand elle s’est montrée non seulement impuissante mais complice, face à la destruction de leur bien-être, des emplois de leurs enfants, de la pérennité de leurs entreprises et face à leur perte d’influence sur le dénouement des grandes guerres et défis du 21ème siècle, globalisation et révolution technologique. La seule façon de les faire changer d’avis est de leur prouver deux choses. D’abord, que nous reconnaissons leurs objectifs, leurs désirs, leurs besoins, que nous les partageons et que nous sommes du même côté de la barricade, dans le même bourbier. Ensuite, et ce sera plus difficile, que l’Europe est l’instrument qui leur donnera la sécurité et un futur meilleur.
Quelle sont vos expériences les plus heureuses comme député européen et aussi quelles sont les plus négatives ?
Les plus heureuses ont sans doute été les moments où je me suis senti un authentique citoyen européen entouré d’hommes et de femmes d’autres pays, d’autres cultures et parlant d’autres langues, et où ensemble nous avons travaillé dans la même direction avec une complicité totale.
Il y a eu des moments où j’ai ressenti beaucoup d’émotions au sein du Parlement, comme par exemple durant la remise du prix Sakharov, avec en fond sonore la 5ème symphonie de Beethoven et les paroles de Schiller, avec des gens venus des cinq continents qui nous ont dit des choses merveilleuses sur l’Europe. Je me rappelle aussi du moment où les nouveaux députés sont arrivés après la chute du mur de Berlin et à la suite de ce qu’on a nommé l’élargissement, même si ce terme est impropre : l’Europe ne s’est pas élargie, elle s’est plutôt retrouvée dans une nouvelle liberté, une nouvelle fraternité entre de vieux ennemis.
Mes expériences négatives sont également nombreuses. Je pense par exemple aux moments où tout ce qu’on entendait, c’était la langue de bois des technocrates et des économistes qui nous ennuyaient, nous enlevaient nos illusions et essayaient de nous faire entrer dans leur petit monde de comptables dénué de toute émotion, sans aucune valeur. Comme je l’ai déjà dit, ils agissaient sans aucune honte et parlaient au nom de l’Europe comme s’ils étaient de simples banquiers ou des marchands. Je me suis fréquemment rappelé cette scène biblique dans laquelle Jésus chasse les marchands du temple en leur criant « dehors », parce que cette maison s’est transformée en repaire de voleurs.
Bien sûr, j’ai pris soin de ne pas extérioriser ces sentiments, çeût été politiquement incorrect et, au mieux, celui qui aurait été jeté dehors, aurait été moi.
Quel regard portez vous sur la Commission Barroso qui s’achève et sur ses réalisations en matière sociale ?
J’ai constaté que la Commission Barroso est restée une sorte de corps auxiliaire du Conseil, ou du Conseil Européen. Elle est restée très obéissante, soumise et attentive aux détails, alors que les chefs d’Etat et de gouvernement prenaient toujours de plus en plus de place. Les conséquences en sont très graves : on a totalement dénaturé la méthode communautaire et on a assisté à la descente aux enfers d’une Europe quasi intergouvernementale, d’une Europe limitée à une coopération entre Etats. Et bien sûr toujours sous la supervision des pays les plus puissants,une sorte de Directorat a émergé, de fait mené par une Allemagne toujours plus puissante et toujours plus arrogante.
Ses avancées en matière sociale tiennent en quelques lignes. Si l’on excepte la petite Youth Guarantee (garantie jeunesse) qui a d’ailleurs eu un impact réduit, il n’y a rien, à quelques petites exceptions près qui confirment la règle et qui ont toujours été arrachées à force de sang, de sueur et de larmes par le Parlement Européen.
Au fond, l’idée qui prévaut est que tout est économie, tout est marché et que la politique sociale n’est qu’un résultat aléatoire, incertain et secondaire de l’action des pouvoirs publics.
Parfois, j’ai interpellé un commissaire sur l’absence de social dans l’agenda des réunions du Conseil et sur le fait que n’y figuraient que des sujets monothématiques liés au marché intérieur. Sa réponse a consisté en une déclaration de principes : « Ah ! Il existe autre chose que le marché ? » Vous pouvez me croire, cette anecdote est aussi rigoureusement vraie que douloureuse.
Quel sentier doit prendre l‘Europe demain pour réussir, et quel rôle pour les jeunes générations ?
Je pense que la seule possibilité est de revenir à une voie plus démocratique et communautaire et d’abandonner le délire technocratique et intergouvernemental dans lequel nous nous sommes perdus. C’est bien sûr plus facile à dire qu’à faire et cela n’arrivera pas sans une nouvelle génération d’Européens, de politiques et de citoyens qui diront : « Maintenant c’est fini ! »
Je suis un Européen convaincu, bien qu’en colère, et si je n’ai pas perdu espoir, c’est parce que je pense qu’un jour la société européenne réalisera que son futur est trop important pour le laisser dans les mains de politiciens professionnels et de fonctionnaires de Bruxelles. Je rêve d’un « Printemps Européen » où les jeunes, comme ils l’ont fait dans mon pays et dans d’autres endroits, prendront possession des espaces publics. Malheureusement cela ne fait pas partie de leurs objectifs actuels, du fait du manque de démocratie au niveau européen. Au contraire, ils pensent pouvoir résoudre tous leurs problèmes au niveau national : la politique, la démocratie, la croissance, l’emploi, la paix ou même le climat.
Malheureusement, ils n’ont pas encore réalisé qu’aucune de ces questions importantes ne sera résolue dans leurs capitales pour la simple raison que leurs dirigeants ne décident rien mais obéissent. Je rêve qu’un jour ils se rendent compte que l’Union Européenne est l’outil nécessaire pour mener à bien tous ces changements à l’échelle planétaire. Les jeunes doivent eux aussi changer : ils ne doivent pas seulement s’indigner de ce qui se passe dans leurs propres pays et dire qu’un autre monde est possible, mais également réaliser que la création d’une autre Europe doit être leur priorité pour pouvoir aspirer à un changement durable.
Vous êtes Espagnol : comment voyez-vous le fameux axe franco-allemand ?
L’axe franco-allemand est une condition nécessaire, car il s’agit des deux colonnes vertébrales de l’Europe dans son histoire, dans son développement et dans son futur, mais cela n’est pas suffisant du fait que l’Europe est devenue plus grande et plus diverse. Les pays du centre de l’Europe et tout particulièrement l’Allemagne, doivent prendre en compte les sensibilités des pays qui ont tellement souffert de la domination des grandes puissances. On constate en ces jours de crise une fracture entre le centre et la périphérie.
Les peuples et les nations d’Europe n’accepteront pas un directoire franco-allemand parce que l’Europe est un projet démocratique dans lequel doit prévaloir la raison et pas le pouvoir ou la force. Nous devons garder à l’esprit les blessures que le temps parait avoir cicatrisées, mais qui continuent pourtant de vivre dans la mémoire collective. Je parle de moments comme ceux qui ont été vécus à Berlin, Londres, Madrid ou Paris dans les années 30.
Parfois la chancelière allemande et le président de la République française ne se rendent pas compte qu’en décidant, non seulement seuls mais aussi devant la presse, des politiques communes, sans aucune consultation des autres dirigeants, ils offensent le reste des pays d’Europe et rompent une paix sociale et politique que l’on a mis des années à construire.
Le Parlement vient de débattre du rôle de la Troïka : quels sont pour vous les éléments le plus marquants de ce débat ? La Commission, notamment, aurait-elle dû ou pu agir autrement en Grèce ou au Portugal ?
Les éléments les plus marquants de la Troïka son bien connus. Le taux de chômage a triplé, la pauvreté s’est étendue aux travailleurs et aux classes moyennes d’Europe, les services publics les plus basiques ont été détruits et, logiquement, ce sont ces sujets que je considère les plus importants dans ce débat. Mais je veux ajouter un élément plus subtil, qui n’est pas aussi connu. Il s’agit du mépris actuel pour les institutions juridiques et la valeur du droit.
C’est un scandale absolu que les personnes qui ont redigé les fameux mémorandums imposés pas la Troïka (memorandums of understanding) n’aient pas passé une seule minute à regarder si ces programmes d’ajustement étaient conformes à la loi, c’est-à-dire à la fois au droit communautaire et aux accords internationaux qui comportent les obligations des États membres envers l’OIT et le Conseil de l’Europe. Il faut également évoquer les obligations exécutoires qui sont liées à la protection des droits fondamentaux de la personne, comme par exemple le droit à la santé, et certains éléments essentiels de la construction européenne comme le dialogue social. Ces messieurs sont tellement barbares qu’ils ne connaissent même pas ces limites, ou pire, s’ils les connaissent, ils les méprisent et les ignorent. Ce qui me semble le plus énorme,c’est le fait que quand ces satrapes agissent, leur seule logique est celle de l’économie et leur seule réalité celle des institutions financières.
Pour eux il n’existe ni droits fondamentaux, ni obligations juridiques contractées, ni règne du droit. Pour moi c’est un retour à la barbarie, ou à une nouvelle religion totalitaire qui nous fait revenir à l’enfer de Machiavel dans lequel « la fin justifie les moyens ». Si nous acceptons cela, nous retournerons un siècle en arrière.
Par conséquent, et bien que ce soit prêcher dans le désert, j’ai réellement essayé de montrer dans mon rapport que la loi n’est jamais une cage ou une prison, mais, comme l’a dit Ulpien l’ancien, qu’elle ordonne la raison de ceux qui travaillent pour une société solidaire et qu’elle est une garantie pour les citoyens de ne pas être soumis à une forme quelconque de despotisme, même pas au despotisme éclairé.
Finalement il est intéressant de noter que le débat avec la Commission et avec certains députés a ressuscité le fantasme de ce que les Britanniques appellent TINA : « There Is No Alternative » (Il n’y a pas d’alternative). Comment cela, il n’y a pas d’alternative ? Il semblerait que les hommes ne peuvent plus choisir leur chemin, y compris celui d’être plus pauvres, mais peut être aussi plus justes et solidaires, même si dans ce cas de figure, ceux qui ont apporté la pauvreté, la perte de richesse, l’augmentation des dettes et les déficits croissants sont ceux qui ont amené les mesures d’austérité et les réformes structurelles, tout en détruisant la sécurité des droits individuels et collectifs pour résoudre les problèmes économiques accumulés au cours des dernières années .
Comme disait l’un de mes professeurs, il ne peut pas y avoir de dictature, même celle du prolétariat.
Le socialisme européen aujourd’hui parait essoufflé et dépourvu d’idées réellement novatrices : quel est votre sentiment ?
Mon sentiment est que le socialisme et la large majorité des organisations et des personnes qui se réclament d’un modèle social européen ont vécu des années terribles de perte de confiance du fait que notre modèle a dû faire face d’abord à la globalisation, puis à la crise. La pensée unique a été proclamée avec tellement d’insistance comme « vérité universelle » et s’est étendue de manière tellement omniprésente parmi les experts et universitaires, qu’aller contre ce dogme revient en gros à essayer d’aller contre la raison.
J’ai lu dans un livre de Tony Judt un compte-rendu du calvaire que devaient traverser les intellectuels d’Europe de l’Est pour s’opposer au matérialisme historique et dialectique, parce qu’il s’agissait dans ces sociétés de vérités scientifiques auxquelles seuls les fous osaient s’attaquer. Un autre cas peut être moins grave, mais avec des caractéristiques communes : dans les années soixante-dix régnait dans le vieux monde occidental, ainsi que dans les partis sociaux-démocrates, l’idée pernicieuse qu’il existait un déterminisme économique face auquel il n’y avait aucune alternative.
De ce faitt, au cours des dernières années, la social-démocratie a au mieux essayé de résister, mais elle n’a pas été capable de présenter une explication cohérente, efficace et convaincante qui puisse faire front aux défis sociaux du 21ème siècle.
Heureusement le désastre de ce déterminisme économique et de la dérégulation massive est devenu tellement évident depuis la crise financière qu’il y a une énorme résurgence des efforts individuels et collectifs pour rechercher des alternatives basées sur les valeurs sociale-démocrates. Il reste beaucoup à faire, mais je crois qu’il y a un profond renouvellement pour rendre réel ce que disait Adam Smith : « Aucune société ne peut prospérer et être heureuse si la majorité de ses membres sont pauvres et misérables ».
La possible élection de Martin Schulz à la tête de la Commission pourrait-elle changer les choses en profondeur ?
Pour l’instant, je pense que nous devons en rester à ce qu’on peut changer. Est-ce que les choses seront changées en profondeur ? Cela dépendra de ce que demandera la société civile, des compromis que les citoyens sont prêts à faire pour un projet européen réel, équilibré et cohérent.
Martin Schulz peut le faire. Il a des valeurs, des principes, l’expérience et l’envergure politique appropriée. Mais les pressions qu’il va devoir supporter de la part du dogme dominant, des structures bureaucratiques et de ce qu’on appelle les services techniques vont être incroyables. C’est pourquoi nous avons besoin d’un Parlement à forte tendance européenne et progressiste.
Etes-vous déçu par François Hollande ?
Plutôt que déçu, je suis surpris. Il y a eu déjà la surprise de son élection et de son succès massif dans les spectaculaires primaires de son parti. Je dois confesser que j’aurai souhaité que Martine Aubry l’emporte, parce que j’admire ll’œuvre de Jacques Delors à la tête de la Commission Européenne. J’ai aussi été surpris des moments vibrants des premiers mois de sa présidence, pendant lesquels j’ai cru voir un géant qui allait mettre le monde des finances au service des entreprises et de l’économie réelle, qui allait faire les réformes dont la France avait tant besoin et qui allait faire front à la toute puissante chancelière Merkel dans l’enceinte du Conseil.
Après, vous connaissez le reste, et cela m’a aussi surpris de sa part. A présent, nous nous trouvons dans une situation dans laquelle j’espère qu’il va à nouveau me surprendre, d’une part à travers les élections européennes et municipales et d’autre part, en prenant les devants dans le processus de récupération de l’Europe et dans les réparations envers les pays qui ont souffert de la Troika.
Je rêve que les Français se rendent compte un jour de leurs énormes responsabilités et de la capacité qu’ils détiendraient s’ils regardaient un peu au sud et dans la périphérie, car il faut faire face au glissement de l’Europe vers les intérêts stratégiques des pays du centre et du nord de l’Europe.
Le parcours d’Alejandro Cercas
*Né en 1949
*Maîtrise de droit (1974). Conseiller juridique auprès d’une compagnie d’assurances (1974). Conseiller juridique auprès du Service de vulgarisation agricole (1975). Fonctionnaire du corps technique supérieur de la Sécurité sociale (1977-1982). Fonctionnaire détaché (depuis 1982).
*Membre du bureau des Jeunesses socialistes (1974-1977). Membre du comité fédéral du PSOE (1979-2000). Secrétaire de district du bureau du PSOE (1984-1996).
*Député de Madrid au Congrès des députés (1982-1989); député de Cáceres au Congrès des députés (1989-1999); président de la commission de la politique sociale et de l’emploi du Congrès des députés (1982-1986); porte-parole pour les affaires sociales (1986-1999).
*Député au Parlement européen (depuis 1999).
Picture: CC/Flickr/pasotraspaso
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