Dans cet article, Denis Maillard, directeur de la communication chez Technologia, discute de la construction d’une société juste dans le prolongement du monde du travail. Pour ce faire, il articule sa pensée autour de huit grand ouvrages publiés au cours de l’année 2013. Voici donc la deuxième partie de son article.
Travail, ça rime t-il avec émancipation ?
Commençons par écarter deux ouvrages qui malgré quelques bonheurs d’écriture n’apportent rien de nouveau à notre questionnement : la Philosophie du travail de François Dagognet qui, partant d’une définition canonique et désincarnée du travail (« C’est l’action intelligente de l’homme sur la matière dans un but précis de satisfaction personnelle » – Proudhon) retrace une histoire philosophique assez convenue ; et Le travail – gagner sa vie à quel prix ? de Lars Svenden qui reconduit sans originalité l’idée de la centralité du travail pour les êtres humains.
Tout autre sont les trois derniers ouvrages de notre liste. Saluons pour commencer l’effort de réflexion théorique ancrée dans des expérimentations de terrain qu’a fait la CGT avec Pour quoi travaillons-nous ? Ce livre est l’aboutissement bienvenu d’un profond travail de redéfinition des priorités d’une organisation syndicale qui avait sans doute trop oublié les promesses de son nom : la Confédération Générale du… Travail. S’il est à nouveau possible de « concevoir le travail comme ciment de l’activité syndicale » c’est aussi parce la sortie « du taylorisme et du fordisme qui ne laissaient au syndicat qu’une contestation possible, celle concernant les salaires, mais absolument jamais celle concernant l’organisation du travail, domaine réservé aux patrons », rouvre la question de l’émancipation. Cette notion traverse tout le livre.
De quoi parle-t-on lorsqu’on réfléchit à l‘émancipation ? S’agit-il de celle des travailleurs ou de celle du travail ? Parle-t-on d’émancipation dans le travail ou par le travail ? Lorsque Jean-François Naton, conseiller confédéral et l’un des rédacteurs de cet ouvrage, déclare « La libération du travail est possible » que veut-il dire ? Son propos rejoint les points soulevés précédemment sur les changements à l’œuvre dans la société : « Faire en sorte que la démocratie pénètre la sphère du travail et en fasse un lieu d’émancipation conduit à privilégier une démarche qui en prend soin et prévient ses dérives au lieu de se contenter de financer la réparation des dégâts qu’elles occasionnent ». On n’est donc pas dans une émancipation (loin) du travail mais dans une émancipation par le travail qui passe par l’émancipation ou la libération du travail lui-même. Celui-ci est donc triplement central : pour les individus eux-mêmes à qui il donne une identité, mais surtout pour la production dont il est un des facteurs et pour la temporalité dans laquelle il se déploie. En effet, cette émancipation se donne au présent (« au lieu et au temps du travail ») et non pas dans un avenir toujours repoussé. C’est pourquoi la « libération » passe par l’écoute et l’expression du travail réel : « Lorsque le syndicat porte ce réel dans les réunions, les négociations, il bouscule tout ».
Société de consommation
Ces préoccupations rejoignent largement celles de Pierre-Yves Gomez qui dans Le travail invisible, enquête sur une disparition, cherche à comprendre en quoi les phénomènes de financiarisation tendent à rendre le travail « invisible » aux yeux du haut management. Celui-ci a les yeux rivés avec envie sur le mode de vie et de rémunération des financiers et perd de vue ce qui fait le sens de l’économie réelle et la matérialité du travail. A l’aide de la figure d’Hannah Arendt mais plus encore celle de Simone Veil qui l’incline vers une nouvelle forme de personnalisme, Gomez plaide pour un nouveau management fait de sens, de gratuité et même de gratitude envers ceux qui travaillent.
Cet essai « à la française » est à la fois très suggestif -sans doute l’un des meilleurs ouvrages de 2013- et extrêmement globalisant. L’auteur jongle entre les continents et les notions avec une culture et une vivacité d’esprit qui laissent tantôt ravi tantôt pantois. Retenons néanmoins deux aspects qui font échos aux préoccupations de cet article. Gomez ne partage pas l’enthousiasme pour la fin du salariat et l’avènement de l’activité que nous avons décrit plus haut. Il n’y croit même pas. Pour lui, le monde du travail tel qu’il s’offre à notre compréhension n’est pas le fruit d’un processus social ancré dans l’évolution du monde démocratique. C’est bien plutôt l’enfant monstrueux de la financiarisation amorcée subrepticement au début des années 1970. On pourrait lui objecter, puisque les dates concordent, que cette libéralisation a peut-être été la mise en forme économique d’un processus social ou politique souterrain à l’œuvre dans le monde démocratique moderne.
Cet économisme sur fond de valorisation chrétienne du travail est sans doute la limite de son ouvrage. Pourtant, le fait de ne pas épouser les thèses contraires, dont nous avons parlé, lui permet une critique radicale de la société radieuse que celles-ci promeuvent. Car cette dernière est fondée, selon lui, sur un double oubli du travail réel : proclamer qu’il faut organiser le travail pour laisser le plus de liberté possible aux individus, c’est avouer que « ce n’est pas le travail qui est (…) l’objet de la promesse politique (…) c’est le non-travail car il permet la liberté privée des individus. Aussi vaut-il mieux que le travail soit le plus invisible possible ». D’ailleurs, les rêves d’autonomie individuelles ne permettent pas d’expliquer « comment Pierre, l’artiste-peintre, se procure ses toiles et ses pinceaux, se chauffe ou emprunte les transports collectifs -et s’il prétend n’être consultant que pour ‘’gagner sa vie », il reste à savoir de quelle vie il s’agit ».
L’émancipation du travail par les uns se paie nécessairement d’une contrainte exercée sur le travail des autres. Ce qui est rarement reconnu. Dit autrement, la société de l’activité ou de l’autonomie individuelle, de l’émancipation personnelle ou des loisirs est une société de consommation et de travail invisible : pour que l’individu s’épanouisse au travail ou hors du travail, il faut que d’autres personnes travaillent pour lui procurer les objets matériels ou culturels de son épanouissement. Le processus d’individualisation dont nous avons déjà parlé nous semble ainsi traversé par un paradoxe : l’autonomie et l’épanouissement de l’individu dans et hors du travail ne se paie pas seulement d’une aliénation extrinsèque à cet individu (le travail invisible qui vient le servir), mais aussi d’une aliénation intrinsèque liée à la consommation qui accompagne nécessairement l’autonomie. C’est le paradoxe des sociétés démocratiques : la centralité du travail assurait jusque dans les années 1970 un équilibre entre producteur ou travailleur d’un côté et consommateur de l’autre. On consommait d’ailleurs essentiellement de la protection (sociale ou matérielle). Le post-matérialisme, qui se lit dans l’autonomie des individus, libère totalement la figure du consommateur alors même qu’il croit s’en affranchir en se libérant du travail.
Les valeurs du travail
C’est là qu’intervient l’apport du dernier ouvrage dont nous parlerons : Réinventer le travail de Dominique Méda et Patricia Vendramin. A partir d’une grande série d’enquêtes européennes, les auteurs se penchent sur les attentes que les individus placent dans leur travail.
On connaît les polémiques qui ont accompagné la parution, en 1995, du livre de Dominique Méda Le travail , une valeur en voie de disparition. Si celle-ci s’en est expliquée en 2010 dans la préface à la réédition de son ouvrage en Poche, c’est ici l’occasion pour elle de revenir, à l’aide d’un matériau qualitatif et quantitatif, sur l’idée que le travail a perdu son sens univoque. En cela, il est bien cette valeur dont la toute puissance est en voie de disparition… Les auteures ne dessinent pas le monde futur du travail. Pourtant, elles montrent bien que celui-ci a explosé et que coexistent désormais des aspirations plurielles : alors que des attentes immenses sont portées sur le travail, celles-ci se heurtent aux promesses non tenues en termes, notamment, de qualité de vie ou d’autonomie : elles notent que « les Français sont ceux qui accordent le plus d’importance au travail et qui souhaitent se réaliser au travail, mais aussi ceux qui veulent lui consacrer moins de temps… ». Les femmes et les jeunes principalement redéfinissent leur rapport au travail. Ils font coexister, à côté de la nécessité d’obtenir un revenu (« orientations extrinsèques, matérialistes ou instrumentales du travail »), celle de développer des activités, éventuellement salariées, en conformité avec des aspirations plutôt post-matérialistes leur permettant d’exprimer leur individualité. En cela, Réinventer le travail, c’est permettre à chacun de lui donner la place qu’il souhaite réellement lui accorder.
Relisez la première partie de cet article.
* Ces huit ouvrages sont : Le travail de Lars Svendsen (Autrement), Philosophie du travail sous la direction de François Dagognet (Encre marine), A quoi ressemblera le travail demain ? de Sandra Enlart et Olivier Charbonnier (Dunod), La fin du salariat de Jean-Pierre Gaudard (Bourin), Pour quoi nous travaillons ? de la CGT (L’Atelier), Travailler pour soi de Denis Pennel (Seuil), Le travail invisible de Pierre-Yves Gomez (Bourin) et Réinventer le travail de Dominique Méda et Patricia Vendramin (Puf).
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