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par Christophe Gauthier

12 ans après la formule de la maison qui brûle de Jacques Chirac concernant le développement durable, l’intérêt collectif se porte vers l’économie collaborative. Comme à chaque rechute de l’économie occidentale, l’opinion publique et les médias partagent temporairement avec les parties prenantes sur le terrain une sensibilité éthique, environnementale et/ou sociale. Mais aujourd’hui, notamment grâce au numérique, ce sont de puissants « business models » qui émergent avec le collaboratif. Christophe Gauthier livre pour Metis ses réflexions en la matière.

 

Ouishare

 Le développement durable hébergeait sous son ombrelle des concepts variés (voire antinomiques) depuis l’investissement socialement responsable jusqu’à la décroissance. De même, l’économie collaborative englobe ou reconnaît des relations avec l’économie circulaire, l’économie fonctionnelle, l’écologie opensource, l’économie de la contribution, l’économie des communs ou encore la « sharing economy ».

 

Culture des contraires et remise en cause des réglements

L’économie collaborative elle aussi cultive ces contraires : on constate une apparente communauté de pensée entre d’un côté les parties prenantes qui plaident pour dépasser la société consumériste actuelle et de l’autre, les nouvelles pratiques capitalistes violentes comme celles d’Uber et Lyft. Finalement, ces acteurs se retrouvent autour d’un constat partagé : la fin du salariat comme équilibre des sociétés occidentales pour les générations nées après la chute du Mur. Evidemment, les uns célèbrent le retour des solidarités ou de l’autogestion, les autres le nirvana d’une entreprise enfin débarrassée des employés et disposant d’une main d’œuvre infiniment flexibilisée et taylorisée (Cf. Valérie Peugeot, la place de la Toile, ~minute 30).

 

Comment en sommes-nous arrivés là ? Citons quelques-uns des nombreux commentateurs à apporter leur explication. Pour Bernard Stiegler, c’est le retour du balancier des politiques néolibérales : le citoyen occidental, réduit en 40 ans au rôle de consommateur pulsionnel, se révolte pour retrouver du sens au travers des nouveaux outils numériques. Pour Michel Bauwens, c’est la conséquence de la forte contraction récente du salariat, notamment pour les jeunes, qui poussent les travailleurs « expulsés du système » à se réorganiser entre pairs, suivant des modalités qui rappellent la création des premières villes indépendantes au Moyen-Âge. Pour Elinor Ostrom, c’est l’erreur théorique de la tragédie des communs : en considérant que, sans marchandisation et/ou privatisation, les biens communs s’épuisaient parce qu’ils étaient non-exclusif (je peux prendre sans payer) et rivaux (ce qui est pris n’est pas régénéré), les économistes classiques ont nié la gestion millénaire des communs rivaux, mais aussi totalement sous-estimé l’apparition des biens communs non-rivaux de la société de la connaissance comme l’OpenSource ou Wikipedia. Pour Jeremy Rifkin, c’est d’ailleurs en poussant à l’extrême l’effet d’échelle que le Capitalisme crée son propre poison : la possibilité d’un bien/service produit par tout le monde à partir de technologies numériques qui divisent par un facteur de 10 à 1000 le coût de production. Enfin, pour Ellen McArthur ou Gunter Pauli, l’économie circulaire est une conséquence logique de la finitude des ressources terrestres qui oblige nécessairement à réinjecter dans la création des nouveaux biens et services des matières premières qui soient recyclées ou réutilisées.

 

Si on regarde un peu plus loin, on peut même faire l’hypothèse que l’économie collaborative va jusqu’à une remise en cause de tout le système réglementaire national et international. Les ardents défenseurs de l’économie du partage égrènent chaque jour un nouveau service de « sharing ». Nous développerons plus bas leurs bienfaits réels mais constatons également comme Scott Smith que des services comme AirBnB permettent de vendre une nuitée en contournant toutes les réglementations hôtelières, fiscales, sociales et commencent par faire perdre une prestation aux chaînes entrée de gamme pour deux prestations vendues sur ce site. Il en va de même pour tous les services de sharing dans leurs secteurs économiques respectifs.

 

Amélioration du pouvoir d’achat et consommation contrôlée

La première promesse de cette économie collaborative c’est l’amélioration mondiale du pouvoir d’achat pour le consommateur final. La demande est la « ressource la plus rare » de la planète (Michael Pettis) et les nations-devises se concurrencent pour accaparer la plus grande demande possible. Mais, comment stimuler une demande mondialement trop faible ? Jeremy Rifkin expliquait une moitié de la réponse dans l’ Âge de l’accès dans le remplacement des habitudes de propriété par celles de l’usage qui coûtent moins cher. La sharing economy propose l’autre moitié : générer un revenu complémentaire pour les consommateurs collaboratifs en leur permettant de vendre/échanger une partie de leurs actifs « sous-utilisés » : appartements, voitures ou compétences. Forbes estime le chiffre d’affaires du secteur à 3,5 milliards USD en 2014. Nous faisons face à un phénomène dont l’ampleur cumulée affecte progressivement tous les secteurs secondaires et tertiaires.

 

Contestation de la propriété intellectuelle et résilience du territoire

La deuxième promesse de l’économie collaborative est de rendre le contrôle au consommateur et de le mettre au contact d’individus partageant ses centres d’intérêts. Jusqu’ici, nous avons volontairement utilisé des termes économiques pour qualifier les acteurs. Mais, l’économie collaborative ancre volontiers ses discours dans une transformation des valeurs et un retour à une humanité des rapports sociaux. Rachel Botsman met d’ailleurs ce dernier aspect à l’intersection des quatre phénomènes (économie collaborative, du partage, P2P, consommation collaborative).

 

La troisième promesse de l’économie collaborative est l’innovation et son financement. De nombreux mouvements contestent l’état actuel de la protection de la propriété intellectuelle (IPR : Intellectual Property Rights). Ils considèrent que les IPR ne font pas la démonstration que leur profusion a un effet différenciant sur l’innovation et qu’ils étranglent les pays émergents dont la balance commerciale ne permet pas d’importer les machines-outils pour passer d’exportateurs de matières premières à une industrie de transformation. A la place, les mouvements proposent des concours primés pour les innovations très coûteuses ou des licences de production P2P (peer to peer). L’économie collaborative privilégie l’innovation peu gourmande en ressources dans les principes de l’économie fonctionnelle ou circulaire. C’est une frugalité de matières premières, mais aussi une obsession de la réutilisation, du recyclage et de la durabilité ; à l’opposé de l’obsolescence programmée tant décriée. Sur le financement, il y a bien sûr le from subsidy to opensource (exemple : Elon Musk) qui milite pour une accessibilité des inventions qui ont été rendues possibles via le financement par l’impôt, même si cette accessibilité n’est pas gratuite comme dans le cas d’Arduino. Il y a ensuite le financement participatif (crowdfunding) : sous forme de don ou de préfinancement comme dans le cas d’Oculus Rift ; 2,5 M USD collectés soit dix fois l’objectif initial ! Il y a enfin le recours aux cryptocurrencies, ces monnaies anonymes inspirées de Bitcoin, qui permettent de monétiser l’échange collaboratif comme la fair coin ou d’attacher un logiciel de transaction au bien/service lui-même comme c’est le cas d’Ethereum.

 

La quatrième promesse de l’économie collaborative est celle de la résilience du territoire. Dans sa capacité transformative, le collaboratif reprend la notion de circuit court et d’adaptation aux ressources locales. L’effet d’échelle qui justifiait l’uniformisation des produits et services est en partie remplacé par le jugaad, un bricolage « modeste et génial » dirait D.Mermet… Et connecté par la galaxie Internet au milliard de sites où trouver le système D qui lui manque. Dans un territoire frappé par le manque d’emploi, d’argent, de ressources, le collaboratif entend faire baisser le coût de la vie local et favoriser le vivre ensemble par la solidarité, la minga comme disent en quechua les expérimentateurs andins. C’est aussi cela l’économie collaborative, les concepts qui s’assemblent dans un globish dont la langue-origine n’est plus seulement l’anglais.

 

Résistance d’une communauté locale face à un malheur inéluctable, réappropriation des ressources et des moyens, construction de réseaux d’échanges mondiaux, de Séoul à Barcelone, de Naples à Nairobi, les sharing cities affichent un dynamisme opposé au fatalisme de l’austérité proposé par les Etats-nations. Alors oui, par angélisme ou par cynisme, l’économie collaborative détruit des emplois, fragilise les modèles économiques et industriels du copyright et du brevet. Dans le même temps, c’est une proposition radicalement nouvelle pour de nombreux territoires de la Catalogne au Nord Pas-de-Calais. Les 200 participants ayant écouté Michel Bauwens et Bernard Stiegler le 16 septembre dernier au Centre Pompidou, grâce à Ouishare, Savoirscom1 et VECAM, pourront témoigner que leur enjeu est de construire un nouvel avenir collectif.

 

A propos de l’auteur

Christophe Gauthier (@CGSecaf) est expert économique et dialogue social auprès des représentants des salariés. 

 

Crédit image : CC/Flickr/OuiShare

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