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On ne se rend pas compte en France à quel point notre législation sur la santé au travail a été positivement structurée par l’influence (et les directives…) de l’UE. Il est d’autant plus alarmant de constater la vacuité du nouveau cadre stratégique en matière de santé et sécurité au travail que vient d’adopter la Commission avant sa disparition. Un héritage peu flatteur, que la nouvelle Commission ferait bien de remettre sur l’établi…

 

santé au travail

De mon point de vue, parmi l’ensemble des politiques sociales, la santé et sécurité au travail constitue le principal domaine dans lequel l’UE a joué un rôle déterminant. Par le biais de ses programmes d’action pluriannuels (entre 1978 et 2002) puis de ses cadres stratégiques (sur la période 2002 – 2006 puis 2007 – 2012), l’UE a fortement tiré vers le haut les politiques nationales et contribué à créer une culture de prévention. Dans la revue « Santé & Travail », Aida Ponce Del Castillo, responsable de l’unité Conditions de travail, santé et sécurité de l’ETUI (European Trade Union Institute) rappelle justement l’importance de « nos 24 directives européennes sur la santé et la sécurité au travail ».

 

Mais cet acquis ne se maintiendra que si les acteurs sociaux le défendent mieux. Et sur ce plan, rien n’est gagné. Dans la torpeur de l’été, la Commission Européenne (oui, l’ancienne !) a émis une communication en date du 6 juin 2014, qui n’a eu aucun écho en France, pour annoncer son nouveau cadre stratégique en matière de santé et de sécurité au travail pour la période 2014-2020. En novlangue bruxelloise, un cadre stratégique n’est pas une petite affaire : il s’agit bien des orientations et des engagements qui vont structurer les politiques européennes dans ce domaine pour les 6 prochaines années. Ce cadre stratégique, nous déclare fièrement la Commission, a pour objectif « d’assurer un environnement de travail sain et sûr à plus de 217 millions de travailleurs dans l’Union » et de faire en sorte qu’elle continue à jouer un rôle de premier plan dans la promotion de normes élevées en matière de conditions de travail, en Europe et dans le reste du monde, conformément à la stratégie Europe 2020. Malheureusement, le compte n’y est pas.

 

L’absence d’objectifs substantiels et d’indicateurs de mesure

La communication de la Commission déclare que « le nouveau cadre stratégique a été élaboré sur la base des conclusions de l’évaluation de la stratégie précédente de l’UE en matière de santé et de sécurité au travail 2007-2012 ». Voilà qui est de bon sens. Mais cette évaluation est extrêmement faible. Si l’on s’attache aux objectifs chiffrés, qui sont toujours un signe de la solidité des engagements, on observe que le seul indicateur de résultat du cadre stratégique 2007-2012 était une réduction de 25% des accidents engendrant un arrêt de travail sur la période. Or la Commission reconnaît benoîtement que « du fait de la faiblesse des données statistiques, il n’est pas possible de déterminer si cet objectif a été atteint en 2012 » ! De fait, j’ai toujours été frappé par l’indigence des données d’Eurostat sur les accidents du travail et les maladies professionnelles : les données sont lacunaires, disponibles avec retard (ainsi, pour sa communication de juin 2014, la Commission ne disposait même pas des données d’accidents du travail de… 2011) et surtout fragiles en termes de comparabilité. Rien à voir avec la complétude et la robustesse des données manipulées par Eurostat sur la croissance, l’inflation, le commerce extérieur, etc…

 

La réponse de la Commission aurait pu consister en un plan d’action pour améliorer les statistiques européenne sur le travail. Mais non : la réponse a été de constater l’impossibilité de déterminer l’atteinte des objectifs chiffrés pour 2007-2012 et par conséquent… le choix de n’en retenir aucun pour 2014-2020 !

 

Mais avant de tomber dans le travers du « Commission bashing » regardons aussi ce que font les pays membres, et notamment le nôtre. A cet égard, un document d’évaluation de la Commission, que personne n’a jugé utile de traduire en Français est éclairant. Il compare les politiques des 28 états membres et signale que le nombre de pays qui prennent des engagements chiffrés sur la réduction des accidents du travail (la métrique la plus répandue) dans leur plan national (pour la France, il s’agit du PST, Plan Santé au Travail) est en réduction, du fait de 6 pays qui ont cessé de le faire : l’Autriche, la Grèce, la Hongrie, les Pays Bas, la Grande-Bretagne et… la France.

 

Par ailleurs, la France ne figure pas dans le groupe des pays classés par ce document d’évaluation comme les « front-runners » (les pionniers). Ce groupe comprend exclusivement des pays d’Europe du Nord (Danemark, Finlande, Pays Bas). Un rappel à l’ordre utile vis-à-vis des autorités françaises, qui vantent souvent l’excellence de notre système de santé…

 

Malgré le manque de données statistiques permettant d’évaluer le cadre stratégique 2007 – 2012, la Commission s’auto-délivre un satisfecit global, considérant que sa politique a exercé un rôle positif. Ce faisant, elle omet de demander leur avis aux travailleurs européens eux-mêmes. Ou plus exactement, elle omet de rappeler les résultats de cette demande… qui a été effectuée par l’Eurobarometer qu’elle a elle-même mis en place. Les résultats de ce baromètre ont été annoncés par un communiqué de la Commission (« Conditions de travail: une nouvelle enquête fait apparaître une détérioration et de grandes disparités en matière de satisfaction des travailleurs », Communiqué du 24 avril 2014). Les résultats ne vont pas dans le sens d’un satisfecit. Une large majorité d’Européens (57 %, dont 62% des Français interrogés) pensent que les conditions de travail se sont détériorées au cours des 5 dernières années.

 

L’absence d’objectifs substantiels dans le cadre stratégique 2014-2020 est aussi le reflet de la forte réticence de la Commission à légiférer. Les 24 directives et leur impact positif sont loin, éclipsées par la volonté fortement affichée de ne pas augmenter les coûts de conformité pour les entreprises. Bien sûr, il faut toujours espérer que l’incitation sera mieux suivie que la réglementation. Je suis le premier à penser que les injonctions réglementaires formalisées produisent plus souvent des réflexes bureaucratiques que des démarches d’intelligence collective. Mais l’expérience a montré que le « policy-mix » ne doit exclure aucune mesure, notamment sur certains objectifs difficiles (ex : insertion du handicap). D’ailleurs, j’observe que la Commission reconnaît, au détour d’un paragraphe de son texte, qu’il « ressort des données recueillies [par les Etats membres] que le respect des obligations juridiques et des mesures coercitives adoptées par les organes de contrôle, dont les inspections du travail, reste un facteur déterminant de la gestion de la santé et de la sécurité au travail dans la majorité des entreprises ».

 

En face de cette indigence, les problèmes demeurent :

– plus de 4 000 décès par an dans l’UE dus à des accidents de travail ;

– plus de 3 millions de victimes d’accidents graves donnant lieu à plus de 3 jours d’arrêts de travail (Statistiques européennes sur les accidents du travail, 2011);

– des maladies mortelles dues au travail qui, selon l’OIT, peuvent être estimées à 159 500 personnes en 2008 dans l’UE ;

– 24,2 % des travailleurs de l’UE estiment que leur travail met en péril leur santé et leur sécurité et 25 % déclarent qu’il a eu des effets essentiellement négatifs sur leur santé (EWS, 2010)

 

La menace sur la compétitivité : un faux obstacle

La Commission s’abrite derrière son programme REFIT (« pour une réglementation affûtée et performante », visant à rendre la législation de l’UE plus simple et à réduire les coûts induits par la réglementation) pour justifier l’absence d’ambition. Elle en est encore à s’interroger sur l’éventuel impact nocif des politiques de santé et sécurité au travail sur la compétitivité des entreprises. Pourtant, elle rappelle elle-même dans sa communication du 6 juin que « les risques pour la santé et la sécurité des travailleurs étant globalement les mêmes dans toute l’Union, la Commission Européenne a un rôle évident à jouer pour aider les États membres à neutraliser plus efficacement ces risques et pour garantir des conditions égales sur l’ensemble du territoire européen ».

 

De surcroît, elle ignore superbement les conclusions de ses propres agences, celle de Bilbao (EU-Osha : Agence européenne pour la sécurité et la santé au travail) et celle de Dublin (Eurofound : European Foundation for the Improvement of Living and Working Conditions) qui ont montré ces dernières années avec une belle constance, que l’investissement dans la prévention des risques professionnels est rentable.

 

Pour réaliser le bilan de la stratégie se terminant en 2012, la Commission a confié une étude d’évaluation à un consortium de trois cabinets européens, composé de COWI (Danemark), Milieu (Belgique) et l’IOM (Institute of Occupational Medicine, Grande Bretagne). Le rapport de ce consortium mobilise plusieurs recherches, qui montrent que la question du coût de la prévention ne devrait plus être mise en avant. Pour une synthèse des conclusions de ce rapport, rendez-vous sur mon blog : « Santé et sécurité au travail : 3 bonnes raisons d’investir ».

 

La préservation de la compétitivité des PME

Le document de la Commission affirme que « l’application de la législation en matière de santé et de sécurité au travail reste néanmoins un défi, en particulier pour les PME, qui éprouvent des difficultés à se conformer à certaines exigences réglementaires ». Ceci fait référence à la décision de la Commission publiée en novembre 2011, qui disposait que les entreprises les plus petites pourraient être exclues des législations européennes car les coûts de mise en conformité y sont proportionnellement plus importants. L’annexe 2 de ce document dresse une liste des domaines qui pourraient faire l’objet de cette exclusion, dans lequel figure la politique de prévention des risques « pour les entreprises dont l’activité présente de faibles risques »…

 

En revanche, la Commission se garde bien de signaler les contre-arguments à cette tentation, provenant des fédérations patronales et signalées par le rapport d’évaluation du consortium. On retient notamment le point de vue de l’UEAPME (European Association of Crafts, Small and Medium Enterprises), exposé par un « position paper » du 27 janvier 2012, qui exprime fortement son désaccord. De son côté, la fédération européenne des travailleurs de la construction et du bois (European Federation of Building and Woodworkers and the European Construction Industry Federation), qui représente un secteur d’activité particulièrement exposé, fait remarquer que « la recommandation d’exempter les petites entreprises ne se justifie pas car le niveau de risque n’y est absolument pas inférieur à celui des grandes entreprises. Par ailleurs, le secteur de la construction se caractérise par l’importance des échanges entre petites et grandes entreprises qui travaillent ensemble, si bien que cette exemption signifierait de facto une discrimination entre travailleurs des petites et grandes entreprises ».

 

La sagesse consisterait donc, dans l’esprit du « choc de simplification », à concevoir des politiques publiques suffisamment simples pour être mises en œuvre par les PME et qui s’appliqueront de façon généralisée… plutôt que de poursuivre sur la voie de politiques complexes dont les PME seraient exclues.

 

L’apport des technologies

Une façon efficace d’aider au déploiement des politiques publiques quelle que soit la taille des entreprises est de faire levier sur les technologies. Malheureusement, la Commission n’a jamais été très allante pour mobiliser la technologie au service de la santé au travail. A l’heure où Google s’appuie sur les données de son moteur de recherche pour prédire la diffusion des maladies infectieuses, on imagine ce que pourrait apporter le Big data dans l’analyses des données épidémiologiques et la prédiction des accidents ou maladies professionnelles. Une inflexion apparaît cependant dans la communication de la Commission et constitue un réel point positif : elle a compris que la technologie peut apporter des réponses pragmatiques à l’implication des PME et TPE dans la prévention.

Pour cela, elle met en avant l’outil interactif d’évaluation des risques en ligne (OiRA), créé par l’Agence de Bilbao (EU-OSHA) pour contribuer à améliorer la conformité des PME aux exigences en matière de santé et de sécurité au travail. Il a été conçu spécifiquement en fonction des contraintes des PME, qui constituent effectivement l’angle mort des conditions de travail (voir les analyses de Patrick Laine et Marc Malenfer, « Petites entreprises : quelles solutions pour la prévention des risques ? » Dossier de « Hygiène et sécurité du travail », n°234, mars 2014). L’outil facilite la création de programmes d’évaluation des risques sectoriels dans toutes les langues, d’une manière simple et uniforme, afin d’élaborer des outils en ligne gratuits et faciles à utiliser. La partenaire d’OiRA pour la France est l’INRS, qui a commencé à mettre à disposition deux solutions sectorielles, pour le transport routier et la restauration traditionnelle. Ces solutions offrent un environnement interactif pour identifier et classer les risques auxquels sont soumis les salariés d’un établissement, en vue de mettre en place des actions de prévention pertinentes, aider à générer le « document unique » et un plan d’actions adapté.

 

La faible mobilisation du dialogue social

La Commission se félicite du degré de mobilisation des partenaires sociaux de l’Union, qui nous dit-elle, « ont prouvé qu’ils étaient capables de trouver des réponses qui concilient les intérêts des travailleurs et ceux des entreprises, et ont contribué directement à la mise en application des stratégies de l’Union dans ce domaine ». Elle est cependant bien en mal de citer des exemples concrets, en dehors des célèbres accords-cadres européens sur la prévention du stress au travail (8 octobre 2004), puis du harcèlement (15 décembre 2006), qui ont effectivement joué un rôle important mais remontent maintenant à près de 10 ans. Le cadre stratégique 2007 – 2012 a été beaucoup moins productif, même si on peut effectivement se féliciter de la conclusion d’un « accord multisectoriel sur la silice cristalline et d’accords sectoriels sur l’utilisation d’instruments tranchants dans le secteur des soins de santé et sur les conditions de travail dans le secteur maritime »…

 

La réalité est donc plutôt à chercher dans le rapport d’évaluation du consortium, qui ne donne pas (du tout) la même vision : « L’articulation entre la mise en oeuvre de la stratégie et le dialogue social européen a été limitée : les partenaires sociaux européens ne se sont pas sentis concernés outre mesure. Ils ont surtout mis en oeuvre les éléments de la stratégie qu’ils auraient mis en œuvre dans tous les cas ».

 

Les raisons de cette désaffection du dialogue social tiennent de mon point de vue, à une approche trop « médicale » de la santé au travail poussée par le Commission ces dernières années. Là comme ailleurs, il faut remettre l’organisation du travail au centre de la problématique (comme cela avait été le cas lors des accords sur le stress et le harcèlement). Je me félicité d’ailleurs de trouver sur ce point une ouverture dans la communication de la Commission, qui souhaite promouvoir « la conception et la mise en œuvre de formes innovantes et plus productives d’organisation du travail, y compris dans le domaine de la santé et de la sécurité au travail ».

 

Il conviendrait donc, a minima, de proposer un cadre de dialogue renouvelé pour inverser la tendance à l’affaiblissement du dialogue social européen sur le travail.

 

Conclusion

La Communication du 6 juin annonce une « évaluation ex post de la législation européenne en matière de santé et de sécurité au travail, dont les conclusions devraient paraître d’ici à la fin de 2015 ». Cette évaluation est en fait requise par le programme REFIT mentionné ci-dessus. Si bien que « compte tenu de l’importance cruciale de cet exercice, le cadre stratégique actuel sera réexaminé en 2016 afin d’intégrer pleinement les résultats de l’évaluation susvisée et du réexamen de la stratégie ‘Europe 2020’». Au vu du contenu indigent du susdit « cadre stratégique actuel », je suggère une mesure légèrement plus radicale à la nouvelle Commission : glisser ce cadre stratégique dans la poubelle européenne et… se mettre au travail.

 

En présentant la nouvelle Commission, Jean-Claude Junker a utilisé une formule choc que je trouve exagérément anxiogène, « la Commission de la dernière chance ». En revanche, il a raison de souligner la nécessité pour l’Europe, de renouer avec ses citoyens en apportant des solutions aux problèmes qui les préoccupent. La question du travail – les conditions de travail et la santé au travail – en fait partie. En cela, je parlerais plutôt de « la dernière chance de la Commission » !

 

Crédit image : CC/Flickr/Ministère du travail 

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J’aime le débat, la délibération informée, folâtrer sur « la toile », lire et apprécier la vie.

J’ai effectué la plus grande partie de mon parcours professionnel dans le Conseil et le marketing de solutions de haute technologie en France et aux États-Unis. J’ai notamment été directeur du marketing d’Oracle Europe et Vice-Président Europe de BroadVision. J’ai rejoint le Groupe Alpha en 2003 et j’ai intégré son Comité Exécutif tout en assumant la direction générale de sa filiale la plus importante (600 consultants) de 2007 à 2011. Depuis 2012, j’exerce mes activités de conseil dans le domaine de la responsabilité sociétale des entreprises (RSE) au sein du cabinet que j’ai créé, Management & RSE. Je suis aussi administrateur du think tank Terra Nova dont j’anime le pôle Entreprise, Travail & Emploi. Je fais partie du corps enseignant du Master Ressources Humaines & Responsabilité Sociale de l’Entreprise de l’IAE de Paris, au sein de l’Université Paris 1 Sorbonne et je dirige l'Executive Master Trajectoires Dirigeants de Sciences Po Paris.