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par Thierry Beinstingel, Claude Emmanuel Triomphe

Romancier, auteur de plusieurs livres très remarqués, Thierry Beinstingel est aujourd’hui cadre dans les télécommunications où il exerce le métier de conseiller en mobilité dans un service de ressources humaines. Si le monde du travail est, comme il l’explique pour Metis, riche en intrigues romanesques, ses livres vont plus loin et s’attachent à visiter toutes les facettes des discours, qu’ils soient commerciaux ou politiques. La force du FN est selon lui dans son discours qui ne trouve en face de lui qu’un langage technocratique sans âme.

 

Ils désertentQu’est-ce que travailler pour vous ? Considérer vous que le romancier est un travailleur ou que son activité relève d’une autre catégorie ?

A la parution de mon premier roman Central, en 2000, je suis allé chez mon éditeur pour découvrir les premiers exemplaires. Je suis arrivé chez Fayard, rue des Saints-Pères, juste au moment où un transporteur débarquait dans la cour une palette complète de mes livres. La manutention, le transpalette utilisé, le plastique qui protégeait l’ensemble, tout cela m’a plus impressionné que le résultat final, le carré de feuilles nommé Central, avec mon nom dessus. J’ai compris à cet instant que des métiers en vivaient, le transporteur, le manutentionnaire, les employés de la maison, les attachés de presse, les libraires, les bibliothécaires, les papetiers, les imprimeurs, tout ce qu’on nomme la chaîne du livre, pour laquelle je n’étais que le maillon initial, l’apporteur de la matière première des mots. Dans cette optique collective, alors oui, le romancier est un travailleur, il accomplit un métier. Beaucoup d’écrivains réfutent cette appellation, comme Simone de Beauvoir ou Michel Chaillou, mais c’est restreindre l’auteur à une simple individualité, un peu comme si on reconnaissait à un boulanger juste le rôle de fabriquer du pain, en ignorant le meunier qui le fournit en farine, ou la vendeuse et ses clients.

 

Vos livres parlent beaucoup du travail et de celles et ceux qui travaillent: pourquoi ? qu’est-ce qui vous intrigue ici ?

Le monde du travail fournit bien des ingrédients romanesques : l’individu face à une entreprise, les sentiments éprouvés au travail, les contraintes, le rôle que l’on endosse, les intrigues, la stratégie mise en place…etc. Cela diffère peu du roman familial ou du roman d’amour, les mêmes tensions affectives voient le jour, la jalousie, l’attirance. Ce qui me paraît étonnant, c’est de mettre à part l’environnement de travail, de prendre soin à chaque fois de ne pas mélanger le monde professionnel à l’univers personnel, comme si il y avait une frontière infranchissable, y compris pour la littérature. La grande majorité des écrivains qui ont un autre métier, cloisonnent leurs deux vies et agissent comme si leur inspiration romanesque évoluait dans un monde clos et étanche dans lequel leur métier alimentaire n’a aucune place. Ce n’est pas ma manière de penser : tout est littérature et vice-versa. Donc, je m’inspire largement de situations de travail que j’ai vécues ou qui transparaissent dans l’actualité en vertu de cet adage.

 

Dans votre livre « Ils désertent », vous avez choisi un duo de « commerciaux »: quel regard avez-vous sur ce métier ?

Je travaille dans une grande entreprise avec des commerciaux et je discute souvent avec eux. Leur métier me fascine pour moi qui serais incapable de vendre la moindre chose. Le discours commercial me fait penser à de la poésie : il ne faut que quelques mots pour convaincre. C’est un métier qui requiert un certain talent, en plus des qualités et des compétences qui lui sont associées. Il faut être affable bien sûr, connaître parfaitement le produit que l’on veut vendre, l’argumentaire, le positionnement par rapport à la concurrence mais il faut aussi cette chose impalpable qui permet de sentir votre interlocuteur, le moment décisif où il va basculer vers l’achat. Ce n’est pas donné à tout le monde. L’univers des commerciaux est fascinant dans sa dynamique, son côté vivant, le challenge permanent qu’il impose. Je comprends qu’on puisse en être accroché, comme ce vieux VRP d’ « Ils désertent ». Je ne porte pas un regard politique sur ce métier qui pousse au consumérisme, à la production de biens toujours inassouvis. Ce n’est pas mon propos, plutôt celui de visiter toutes les facettes de notre parole. Le discours, qu’il soit commercial ou politique, se situe en amont des idées. Le déconstruire ou comprendre son fonctionnement m’intéresse beaucoup plus que l’usage qu’on en fait.

 

Votre « biographie » indique que vous exercez une activité au sein de la Poste puis dans les services RH des télécoms: que vous inspire ces entreprises et les gens que vous y côtoyez ? Quels plaisirs vous apportent les fonctions RH ?

J’ai effectivement toujours travaillé dans deux entreprises de très grande taille, mais toujours en province. Le regard que j’ai est donc lié à des caractéristiques d’aménagement du territoire, les succursales rurales, le problème de la désertification, l’éloignement des décideurs, l’extrême morcellement des tâches. Comme dans Retour aux mots sauvages où je raconte l’histoire d’un téléopérateur dans un petit centre, les préoccupations de mes collègues sont souvent liées au maintien de leur emploi, à la peur de le perdre, au peu de choix de carrière qui s’offrent à eux.

 

Concernant les fonctions RH, le mot « plaisir » n’est pas usurpé : c’est un sentiment humain et c’est bien chaque femme et homme de l’entreprise qui est au centre des préoccupations de ces fonctions. Ce n’est pas une vanité d’entreprise, c’est réellement ce que je constate et à tous les niveaux d’implication de cette fonction, DRH, conseillers de carrières, assistantes sociales. Le « plaisir » provient de ce constat : non pas de savoir que chaque individu de l’entreprise aura gain de cause, mais que chacun sera digne du plus grand intérêt et que tout sera mis en œuvre pour satisfaire d’une manière équitable ses attentes professionnelles.


Votre dernier livre « Faux nègres » est selon plusieurs commentateurs une plongée autour de ce qui fabrique le Front national…Comment sentez-vous ce qui se passe dans la société française aujourd’hui ? Voyez-vous une montée inquiétante de régressions de tous poils ?

Comme pour le discours commercial, c’est cette fois la fabrique du discours politique qui m’intéresse. Le Front National propose un discours de hâbleur, qui a toujours été sa marque historique depuis le général Boulanger. En ce moment, ce type de parole trouve preneur simplement parce qu’il n’y a rien à lui opposer : le discours politique traditionnel est devenu aseptisé, relayé par des médias également convenus. Cela s’explique par la peur de garder un électorat suffisant, donc, on essaie de ne choquer personne ; quant aux médias, c’est la même logique : garder la plus grande part d’audimat. Or, le discours politique est depuis l’antiquité un discours de tribuns, le plus habile remporte la mise : c’est le cas du FN actuellement. Il s’agit purement d’un problème de niveau de langage. La régression se situe à ce niveau-là, la plupart des politiques ne sont que des technocrates sans emphase. Or, une véritable culture est essentielle pour s’impliquer dans la vie publique. Il y a peu de temps encore, les présidents étaient passionnés d’arts ou de littérature : les mémoires de De Gaulle sont d’une très grande qualité littéraire, on connaît l’engouement de Pompidou pour l’art, qu’on se remémore également des discussions entre Mitterrand et Duras.

 

Etes-vous optimiste ?

Oui, toujours, parce que c’est dans ma nature ! Et parce qu’il y a des raisons d’espérer, surtout en France. Notre grande force est d’abord la richesse de notre langage, sa faculté de dire, d’exprimer. Rares sont les langues capables d’autant de nuances, autant en profiter. Paroles, discours et écriture demeurent intacts à la base, même si nous avons l’impression d’un appauvrissement général, largement distribué par des médias moutonniers. Mais dans les faits, jamais nous n’avons autant écrit qu’aujourd’hui. Je vais souvent dans à la rencontre de lycéens : leurs SMS, leurs mails sont parfois de véritables romans. Leur faculté d’interpréter, d’avoir un avis sont intacts. Ils sont capables d’avoir simultanément sur leur table de chevet des mangas et Baudelaire, de regarder des séries et de s’intéresser à Homère. Les freins sont dans nos têtes d’adultes, le milieu social, la crise actuelle, nos peurs… C’est probablement nous qui sommes les plus réceptifs aux discours pessimistes.

 

Quelques références

• Central, Éditions Fayard,‎ 2000

• Retour aux mots sauvages, Éditions Fayard,‎ 2010

• Ils désertent, Éditions Fayard,‎ 2012

• Faux nègres, Paris, Éditions Fayard, 2014

 

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