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Si toutes les organisations productives, publiques et privées, connaissent les mêmes problèmes, recruter, former, promouvoir…, il y a toujours plusieurs manières de les résoudre. Les techniques gestionnaires (les référentiels, les segmentations, les métriques) sont utiles. Elles ne résument cependant pas le champ de la gestion (ou du management). L’ambition gestionnaire ouvre au contraire un espace proprement politique. C’est celui d’une institution par la gestion, des pratiques sociales du et de travail, y compris celui de sa régulation par les conventions et les processus.

 

Jean-Claude Poimboeuf, directeur des ressources humaines, répond aux internautes sur les métiers de la diplomatie (23.05.13)Un rapport travail et politique au cœur de la crise du travail

La fonction RH existe comme telle, sous la forme et avec l’ambition que nous lui connaissons depuis les années 80, justement depuis la montée en puissance de cette pensée à vocation opératoire qu’est la gestion. Cette pensée a trouvé un contexte de développement favorable dans un système de production constitué d’entreprises communautaires (héritées du modèle industriel et fordiste), au moins pour celles qui faisaient référence. Ce contexte est aujourd’hui dépassé par le développement d’une économie post industrielle à dominante servicielle, par l’éclatement des entreprises communautaires, du fait des impasses sociales et environnementales du modèle de développement industrialiste.

 

Surtout, le travail comme ressource productive a muté. Non parce que le travail finalisé sur la production de biens tangibles disparaîtrait. Non parce que l’intelligence aurait jamais été exempte du travail manuel et peu qualifié. Mais parce que le travail de l’information, de la communication, de la relation, parce que l’activité servicielle (même modeste)…, exigent du salarié une expérience publique, politique de la relation, en dissonance avec le caractère « domestique » de la relation de subordination (Ferreras). Elles exigent de réconcilier le travail et le travailleur, de dépasser la négation taylorienne de ce qui fait le travail, au-delà de l’exécution de tâches ; l’engagement subjectif. Il y a crise du travail au sens ou les systèmes de production ouvert, les entreprises réseaux, le travail intellectuel, la coopération ne peuvent plus nier, marginaliser, « domestiquer »…, la centralité du travail par l’engagement subjectif toujours plus important que la performance exige.

 

La gestion est un projet politique et une science politique des comportements

En tant qu’elle instrumente les pratiques sociales du « travailler ensemble », la gestion relève de la politique. Cette dimension est sans doute maîtrisée de manière imparfaite et limitée. Elle n’est pas toujours explicite ni clairement négociée. Elle n’en est pas moins réelle, instituée et finalisée. Il n’est pas du tout usurpé de revendiquer le registre du politique pour la formation, l’évaluation, le recrutement, les rémunérations…. Gérer les RH (ou plus exactement le travail), c’est mettre en œuvre une politique à travers des politiques. C’est une posture de pouvoir revendiquée au nom de l’efficacité et de la légitimité que la gestion construit dans l’action pour la performance. Sans efficacité, pas de gestion, pas de production performante, or c’est la finalité. Mais sans légitimité, pas de pratiques sociales, pas de conditions de et du travail acceptables et durables. Cela suggère de s’arrêter un instant sur la définition de la gestion, puis de questionner la dimension politique des pratiques (et de la fonction dédiée) de gestion de ressources humaines (GRH) dans l’exercice des fonctions régaliennes de la gouvernance d’entreprise.

 

Les manuels et les écoles dites de gestion se présentent volontairement et explicitement comme porteurs (dépositaires) d’un ensemble de « techniques » supposées neutres idéologiquement et vertueuses au nom d’une efficacité intrinsèque (productrices d’effets en elles-mêmes). Cette vision de la gestion est très limitative. Pour le sociologue praticien, la gestion est un phénomène social. C’est un construit sur des croyances et une pensée finalisée. Ce n’est peut-être pas une science, mais c’est un domaine d’application de différentes disciplines scientifiques. Ce n’est pas seulement un ensemble de techniques. Le benchmark (ou la référence à des « bonnes pratiques) de ce point de vue est bien le degré zéro de la pensée en général et du management en particulier. Le management est un art appliqué, et c’est un art politique. Il s’agit en même temps :

– fonctionnellement, d’une technologie (politique) invisible (M. Berry) finalisée sur l’obtention des comportements les plus adaptés possible à la performance recherchée,

– intrinsèquement, d’une instrumentation de croyances politiques (B. Galambaud, E. Chiapello et P. Gilbert) sur la meilleure manière (contextualisée et adaptée aux réalités sociales) d’obtenir ces comportements,
Ces technologies peuvent être imposées, intrusives, manipulatoires, discriminatoires. Elles peuvent être concertées, respectueuses et émancipatrices. Les croyances ainsi instrumentées peuvent être « naïves », inégalitaires, de l’ordre du préjugé. Elles peuvent chercher des sources fondées dans les sciences sociales. Les unes et les autres partagent cependant d’être finalisées sur l’obtention de la performance (définie politiquement).

 

La gestion (des RH comme les autres) participe des systèmes de management. Justement parce qu’elle n’est pas réductible à une boite à outil technique, la gestion est partie prenante des cultures, des structures et des interactions. Elle permet (ou au moins ambitionne) de mettre en œuvre et d’instituer des pratiques sociales visant à transformer du travail en performance en agissant sur les comportements. Pour cela, la gestion est présente dans la mobilisation de trois leviers ; les démarches d’optimisation des ressources de production, l’encadrement et l’animation des collectifs de travail, l’organisation du travail.

 

Un projet politique anti libéral et anti bureaucratique

De ce point de vue, la gestion est ambition. Elle porte un projet, une intention, une vision dans les organisations productives, privées et publiques. La gestion est l’affirmation d’un pari selon lequel, la « main visible » du gestionnaire est plus efficace et plus légitime que la main invisible du marché ou l’autorité du Prince ou de la Loi. Ce projet, plus récent que les précédents, est érigé tout à la fois :

– contre la domination du marché comme levier exclusif ou principal d’optimisation des ressources productives,

– et comme modernité (efficace et légitime) relativement aux préceptes de la pensée bureaucratique accordant le primat aux règles et conventions.

 

Il exige du gestionnaire privé ou public, de construire préalablement à son action une définition de la performance à laquelle son action contribue. De ce point de vue, la gestion n’est ni de droite, ni de gauche. Elle ne relève ni d’une logique compassionnelle, ni d’une logique concurrentielle. Sur la définition de la performance, comme sur celui des moyens de l’obtenir, la « gestion » promeut simplement une approche différente des deux traditions qui l’ont précédé ; libérale et bureaucratique.

 

Pour la gouvernance confiée à la « main invisible » dans la tradition libérale, la définition de la performance est implicite ou « immanente ». Elle sera ce que le marché arbitre et sanctionne, par une valorisation monétisée. La concurrence et les rationalités individuelles sont supposées conduire les comportements concourant au « vivre et travailler » ensemble en vue d’un optimum collectif. Dans cette « tradition ou école », la gestion relève du champ mineur de la technique. Elle peut, au mieux, « instrumenter » les marchés dans le sens d’un bon fonctionnement (la bourse par exemple) pour le rendre plus pur et le plus parfait possible. Le levier de la gestion est la comparaison entre les moyens et les résultats, l’équilibre des balances pour faciliter l’adéquation (besoins/emplois, moyens/résultats, actif/ passif, coût/prix) telle que les marchés sont supposés l’établir.
Dans le cas d’une gouvernance de tradition bureaucratique, la performance, sa définition et son obtention sont de la responsabilité du Prince ou des politiques. Le levier de la gestion est alors la norme. La source du pouvoir est dans la compétence (technique et politique) s’agissant d’édicter les règles. C’est une compétence décernée (autrefois par la naissance) aujourd’hui par l’élection ou la méritocratie. Elle s’adosse au besoin sur le monopole de l’exercice légitime de la violence armée et/ou plus largement, sur l’autorité confiée à une instance, si possible légitimée par des processus démocratiques (un maire élu est ainsi « officier de police judiciaire »). Sera performance ce qu’en définira le Prince ou le résultat d’un vote. La conformité et le légalisme seront les leviers de comportements privilégiés à activer pour réguler le vivre et travailler ensemble. La technicité sera engagée notamment dans la recherche de la qualité des textes. Des lois bien faites seront la garantie de l’obtention de l’optimum.

 

La crise de la GRH 

Par différence et devant les limites de ces deux traditions, pour le projet gestionnaire, la performance est un construit conscient et volontariste. Il est défini par une vision stratégique dont la pertinence est de la responsabilité des dirigeants, quels que soient les personnes ou groupes relevant de cette « instance » de pouvoir. Il y a crise de la GRH, non du fait d’un professionnalisme insuffisant (quoique…), mais parce qu’il y a crise du travail et partant, un effacement de l’ambition gestionnaire. En témoignent malheureusement en creux les succès régressifs des thèmes de la « gestion des talents », après celui de « fonction RH / fonction partagée » ou des « RH business partners », tentant d’associer la fonction à la négation de sa propre matière, le travail. Mais pourquoi ? 

 

La GRH (comme toute gestion) vaut par la revendication et la démonstration de sa capacité à faire mieux que le marché ou la Loi pour l’optimisation l’usage des ressources dites humaines, l’accroissement de leur portée productive de valeur, de leur mise en œuvre dans les systèmes de production flexibles, incertains et ouverts. La GRH est victime d’un recul, non de la chose « humaine » et encore moins du travail, mais de l’ambition gestionnaire. Celle-ci recule devant la difficulté qu’elle connait à définir la performance à laquelle elle contribue par son action. La fonction RH (parmi d’autres fonctions gestionnaires) recule parce qu’elle n’est pas équipée pour faire face à la crise du travail, une crise de la valeur du travail et de la valeur issue du travail. Dit autrement, la GRH et plus largement la gestion, sont victimes d’une lacune intellectuelle. On ne sait plus comment accroitre le rendement de la ressource travail ! On ne sait plus assurer de gains de productivité du travail autrement que par son intensification, sa numérisation ou la réduction de son coût. La GRH elle-même est devenue un luxe. L’intellectualisation du travail, la servicialisation des économies et la dématérialisation de la production invalident les recettes de l’industrialisme. Ironie de l’histoire, malgré cela, ce sont justement ces recettes obsolètes que l’on généralise pourtant dans les services et dans les fonctions publiques.


Un rapport travail et politique fondateur d’une réinvention de la GRH

Ce n’est pas d’abord par malveillance (quoique…). C’est surtout faute de doctrine alternative. En renforçant sans cesse la fuite en avant d’un pilotage par les chiffres, elles en ajoutent à la « société du malaise » (Ehrenberg), au « travail empêché » (Clot) et au risque d’externalités sociales accrues, sans restaurer ni la compétitivité, ni la croissance, et on le voit bien, pas plus le développement durable (Atemis).

 

Les systèmes productifs flexibles et incertains, tendus sur une valeur (utilité sociale) immatérielle (par l’usage) rencontrent de plus en plus la nécessité :

– de l’autonomie et de l’initiative,

– face à l’incapacité croissante à prescrire les tâches et même des objectifs,

– et la déconnexion entre l’effort et le résultat.

 

La coordination n’est plus un principe suffisant de gouvernance de l’organisation. Elle n’est plus suffisante pour faire « travailler ensemble », efficacement et légitimement. Le lien de subordination, si efficace pour fonder l’exigence de coordination n’est plus (en tendance), une condition pertinente de la performance collective. Si elle reste soumise au marché ou à la règle, la fonction RH restera dépositaire de la réalisation de prestations, si possible standardisées et le moins coûteuses possibles, le temps d’être progressivement mise en procédures et donc, automatisable. A l’économie servicielle et au travail intellectuel, il faut de la coopération. A la création de valeur et d’utilité sociale dans l’usage, au-delà de la production de biens, il faut de l’engagement subjectif. Nous ne pouvons nous résoudre aux réalités malheureusement bien dépeintes par des fictions, comme le film de Laurent Cantet (Ressources Humaines, 1999), le roman d’Eric Reinhardt (Le système Victoria, Stock 2011) ou la chanson d’Anaïs toute récente, DRH , « D, comme déconnecté, R comme brasser de l’air, H comme la hache de guerre… ».

 

L’avenir de la GRH est gestionnaire, mais pas au sens d’une prétendue pertinence de disciplines métriques ou d’une ingénierie de reporting et d’Excel. Il est gestionnaire, donc politique. Il est dans un professionnalisme à refonder, non sur l’emploi et le contrat de subordination, mais s’agissant de créer les conditions d’un « exister » au travail et par le travail (avec des politiques, des processus, des acteurs et des instruments). Sa valeur ajoutée sera dans les conditions de la solidarité. Elle sera dans un travail sur l’organisation du travail, bref, un travail de management du travail.

 

Références

CF. Isabelle Ferreras, Critique politique du travail, travailler à l’heure de la société des services, Editions les Presses de Sciences Po, 2007

 

A propos de l’auteur 

Xavier Baron est  professeur associé à l’UVSQ ainsi que chercheur intervenant ATEMIS. 

 

Crédit image : CC/Flickr/FranceDiplomatie

 

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Economiste, Science Pô et praticien de la sociologie, j’ai toujours travaillé la question des conditions de la performance d’un travail dont on ne sait pas mesurer la production, dont parfois même on ne sait pas observer la mise en œuvre. J’ai commencé avec la digitalisation du travail dans les années 80 à Entreprise et Personnel, pour ensuite approcher l’enjeu des compétences par la GPEC (avec Développement et Emploi). Chez Renault, dans le projet de nouveau véhicule Laguna 1, comme chef de projet RH, j’ai travaillé sur la gestion par projets, puis comme responsable formation, sur les compétences de management. Après un passage comme consultant, je suis revenu chez Entreprise et Personnel pour traiter de l’intellectualisation du travail, de la dématérialisation de la production…, et je suis tombé sur le « temps de travail des cadres » dans la vague des 35 heures. De retour dans la grande industrie, j’ai été responsable emploi, formation développement social chez Snecma Moteur (groupe Safran aujourd’hui).

Depuis 2018, j’ai créé mon propre positionnement comme « intervenant chercheur », dans l’action, la réflexion et l’écriture. J’ai enseigné la sociologie à l’université l’UVSQ pendant 7 ans comme professeur associé, la GRH à l’ESCP Europe en formation continue comme professeur affilié. Depuis 2016, je suis principalement coordinateur d’un Consortium de Recherche sur les services aux immeubles et aux occupants (le Facility Management) persuadé que c’est dans les services que se joue l’avenir du travail et d’un développement respectueux de l’homme et de la planète.