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Comment mesurer l’engagement professionnel des salariés

publié le 2015-04-27

Au terme d’un mouvement qui a émergé dans les années 80 et 90, la majorité des grands groupes et un nombre croissant d’entreprises de taille intermédiaire (ETI) sont aujourd’hui dotés d’une façon ou d’une autre d’un processus et d’outils d’analyse et de mesure de l’engagement professionnel de leurs salariés, une notion pour le moins ambivalente…

 

BehindDans la plupart des cas, ces enquêtes sur l’engagement professionnel sont confiées à des prestataires, en particulier des instituts de sondage. L’outil développé par Gallup aux Etats-Unis est précurseur comme ils l’avaient été auparavant sur les enquêtes marketing, et reste utilisé aujourd’hui par nombre de groupes mondiaux comme Airbus ou Loreal. Il y a eu aussi longtemps International Survey Research (ISR) qui est un peu sorti de mon « radar » aujourd’hui au fil de ses regroupements organisationnels et capitalistiques successifs (groupe Towers Watson ?), mais qui a créé un outil qui fait aussi référence à l’échelle internationale et conçu pour le coup spécifiquement pour les enquêtes internes. En France, aux instituts de sondage bien connus, s’ajoutent parfois des offres des grosses agences de communication et celles de certains cabinets de conseil RH qui peuvent disposer de leurs propres modèles et sont parfois alliés avec des sondeurs.

 

Quoiqu’il en soit, et au plan des concepts cette fois, ou plutôt de ce qu’on cherche réellement à mesurer, on a dans un premier temps plutôt cherché à mesurer la satisfaction des salariés. C’est par exemple ce qu’illustre l’outil Prosat mis en place et déployé dans l’ensemble du Groupe Schneider Electric au tout début des années 2000, qui fonctionne encore aujourd’hui et auquel j’avais eu la chance de participer comme consultant extérieur avec les équipes de la DRH groupe. Ce projet fut mené à la demande de Didier Pineau Valencienne qui devait laisser sa place à André Lachmann juste avant cette échéance, mais avait personnellement insisté auprès de son Comex pour que l’ensemble de la ligne managériale fût dotée d’un outil d’écoute périodique de l’ensemble des collaborateurs du groupe dans le monde. C’était l’époque ou l’analogie avec le marketing direct ou relationnel induisait une forme de parallélisme (et même un parallélisme des formes !) entre « clients externes » et « clients internes ».

 

Puis on en est un peu revenu, à la foi en identifiant ce risque de dérive vers des modes de relation trop consuméristes à l’entreprise, alors même qu’elles sont plus que jamais soucieuses de fidéliser leurs meilleurs potentiels dans un contexte de « guerre des talents » devenue structurel, et surtout en s’intéressant de plus en plus aux questions touchant non plus à la satisfaction mais à l’engagement professionnel.

 

Pour schématiser, on pourrait dire que si les enquêtes de satisfaction cherchent ce qui est positif, et si de leur côté les enquêtes RPS, qui ont fait florès en France depuis 2009, mesurent les risques de souffrance au travail, les enquêtes d’engagement s’inscrivent un peu aujourd’hui dans cet entre deux, en cherchant à mesurer des points de difficulté voire de stress excessif, mais aussi le degré de partage de la stratégie, les attentes prioritaires des salariés par rapport à leur entreprise et à leurs marchés, etc.

 

Et de fait, cette évolution s’inscrit dans un contexte où les DRH du monde entier accordent à cette question de l’engagement des salariés une très grande importance (préoccupation classée priorité 1 des DRH 2 années de suite en 2012 et 2013 par une enquête du cabinet McKinsey menée à l’échelle mondiale). Les motifs de cet engouement sont assez clairs. Certains, comme la volonté de fidéliser les meilleurs et le contexte de guerre des talents à l’échelle internationale, ont déjà été évoqués. Un autre facteur très puissant est l’adaptation progressive des méthodes de management à la « serviciarisation » de notre économie. En effet, dans une économie de service, on a besoin de salariés hautement motivés, et à qui leur degré d’engagement permettent précisément d’assumer les marges d’autonomie et de responsabilité de plus en plus larges qui leurs sont accordées, et le défi permanent des objectifs de performance dont ce mouvement s’accompagne.

 

Comment définir précisément l’engagement professionnel ?

Mais avant d’en venir plus concrètement aux mesures, aux indicateurs et à l’utilisation de ces outils et démarches d’écoute aujourd’hui, il convient tout de même d’interroger de façon un peu plus rigoureuse la notion même d’engagement professionnel, et du coup ce qu’on cherche vraiment à mesurer.
En effet, bien que le terme soit de plus en plus largement utilisé dans le vocabulaire de la gestion et des politiques RH, la définition n’en est pas moins un peu fuyante. Il faut dire que le concept se caractérise par une grande diversité sémantique. Cela peut être le fait de se lier à une personne ou une organisation par promesse ou contrat, comme aussi le désir de bien faire, de s’investir à fond, de se donner de tout cœur à ce qu’on fait ou à une cause.

 

Dans la sphère professionnelle cela renvoie donc à un contrat moral avec l’employeur qui se caractérise par un fort investissement dans le travail et au service de l’entreprise. Pour reprendre les analyses particulièrement éclairantes de Nils G. M. Brunsson résumées dans un excellent article de Gérard Koenig.

 

Brunsson distingue en effet très clairement besoin de sens, motivation et engagement.

 

Le besoin de sens répond à des éléments plutôt cognitifs : à quoi sert ce que fait mon entreprise, et en quoi mon propre travail sert-il cet objectif ? La motivation qui repose sur des éléments plutôt émotionnels : je me sens plus ou moins motivés en fonction de facteurs très personnels et propres à chacun en fonction de son histoire, de sa personnalité voire de son avancement dans sa vie professionnelle. Ces leviers intrinsèques de motivation sont variables d’un individu à l’autre. D’où la nécessaire personnalisation du management et de la GRH … et le risque d’une individualisation excessive des relations de travail.

 

L’engagement enfin, repose sur des éléments plus politiques, c’est-à-dire ayant trait à la façon dont chacun vit son intégration et son rôle dans un collectif organisé en vue d’atteindre des objectifs communs. On comprend ainsi que ce soit cette notion qui retienne de plus en plus l’attention des directions d’entreprises et en particulier des DRH. En effet, en fonction du caractère plus ou moins heureux et proteur de cette intégration, les salariés seront plus ou moins fidèles à l’entreprise, impliqués dans leur travail, etc. Les facteurs qui le conditionnent relèvent ainsi en partie de leviers d’action collectifs : stratégie, organisation, qualité du management ou du dialogue social, etc. Dans le même sens, le sociologue Olivier Bobineau indique que l’engagement résulte d’une double tension entre liberté et subordination d’une part et entre altruisme et égoïsme de l’autre. On rejoint aussi ainsi la lecture anthropologique de Norbert Alter sur le don / contre don.

 

Cette dernière définition permet aussi d’éclairer ce qui distingue l’engagement professionnel des autres formes d’engagement politique syndical ou associatif. Et il s’agit bien d’une différence de nature dans la mesure ou le premier s’inscrit dans le cadre d’une subordination à l’employeur quand les autres sont librement consentis. A noter au passage que ces différentes sphères d’engagement peuvent entrer en concurrence les unes avec les autres, mais aussi que les entreprises, tout en demandant à leurs salariés un degré élevé d’engagement professionnel, veillent de plus en plus à ce que celui-ci n’entrave pas de façon excessive les autres formes d’engagement possibles. D’où en partie le sens du soin apporté à la question de l’équilibre vie professionnelle / vie privée. D’où aussi la tendance à favoriser l’action citoyenne de l’entreprise ou au sein même de l’entreprise (c’est le célèbre exemple de Google qui laisse à ses salariés un « capital temps » à consacrer à des engagements citoyens sur leur temps de travail).


La mesure de l’engagement, son usage et ses enjeux

Grâce aux outils et démarches évoquées plus haut, les grands groupes et de plus en plus les ETI ont donc pris l’habitude de mesurer périodiquement l’engagement de leurs salariés. Cette mesure s’opère à partir de référentiels des facteurs d’engagement assez divers mais qui ont pour point commun de mêler aspects individuels et collectifs d’une part et perception actuelle et projection dans le futur de l’autre.

 

Ces référentiels comportent un certain nombre de facteurs d’engagement, le plus souvent divisés en sous facteurs puis en indicateurs. On peut ainsi identifier des niveaux généraux d’engagement, mais aussi les facteurs d’engagement qui sont plus ou moins satisfaits. On peut aussi établir des comparaisons entre business units, entités, sites industriels, fonctions, niveaux hiérarchiques, etc.

 

Dans l’usage qui en est fait aujourd’hui, le plus opérant me semble être les objectifs chiffrés de niveau d’engagement pour les managers dans leur périmètre de responsabilité, en particulier parce que cela permet d’identifier des tendances d’une mesure à l’autre ainsi que l’évolution de chaque partie par rapport à l’ensemble de l’entreprise.

 

Ce qui marche souvent moins bien dans les démarches plus générales et participatives, c’est le passage aux plans d’actions et à leur mise en œuvre, sans lesquels ces processus apparaissent rapidement comme une forme de reporting en plus largement bureaucratique et vidées de leur substance.

 

En réalité, ces démarches et les mesures sur lesquelles elles se fondent, ne peuvent réellement fonctionner que sur la base d’un pacte social ou d’un contrat moral collectif entre l’employeur et ses salariés dont les termes aient pu être largement discutés, débattus et/ou négociés et qui soit aussi largement approprié par le management et l’ensemble du corps social. Et c’est là que les choses se compliquent, car si le compromis fordiste est on le sait caduc, il n’a pour l’instant à ma connaissance pas vraiment conduit à l’adoption d’un nouveau paradigme. Du coup, c’est au cas par cas, entreprise par entreprise (mais aussi au niveau des branches dans la négociation collective) que se discutent les termes d’un deal que la situation économique (en particulier le niveau de chômage pour ce qui concerne la France et plus encore les pays du Sud de l’Europe) comme l’évolution des politiques publiques a rendu plus que jamais déséquilibré au bénéfice des employeurs.

 

Cela renvoie pour conclure à l’ambivalence de cette notion d’engagement. L’ANI du juin dernier le place au premier rang des facteurs de qualité de vie au travail. Il ne faut pas pour autant oublier que l’engagement professionnel peut aussi s’avérer excessif pour certains et conduire dans des contextes de pression forte à des formes de stress et d’épuisement professionnel qui semblent continuer à se développer de façon inquiétantes dans nos organisations. On est bien là au cœur des contradictions auxquelles sont confrontées la gestion et le management contemporains des RH !

 

Références

Koenig, G. (2009) Nils G. M. Brunsson. Le devenir des organisations ne dépend pas de ce qu’elles
pensent, mais de ce qu’elles font. In. Charriere Petit, S.et Huault, I. (eds.) (2009) Les grands auteurs
en management. 2ème éd. Cormelles-le-Royal : ED. EMS. pp. 243-256

 

Crédit image : CC/Flickr/faungg’s photo

 

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