Jean-Louis Dayan est un artiste (peut-être préfèrerait-il se définir comme artisan ?) rigoureux de la statistique, de l’emploi et du chômage. Aussi son article sur la mesure du chômage est-il passionnant dans sa confrontation des méthodes, de leur complémentarité et de leurs inévitables contradictions. Peut-on rajouter un peu de vécu de quelques (saurai-je dire combien ?) années à fréquenter avec assiduité ces données chiffrées ?
Pour mesurer il faut définir. Et l’on peut ici faire un peu de cuistrerie en rappelant Cicéron : « Le premier qui a dit : ici s’arrête la mer, là commence le rivage, celui-là a menti car sans cesse la vague tour à tour découvre et recouvre le sable ». Il en est de même du chômage dans notre société de précarité où le chômage est pour tant de salariés et aspirants salariés un état discontinu dans un travail lui-même discontinu. Ainsi de l’artificialité de la notion de chômeur de longue durée : 1 an sans aucune interruption supérieure à 8 jours. Voilà un concept clair. Mais quelle est la réalité vécue par des centaines de milliers de chômeurs ? Des mois de chômage, un intérim de quelques jours, du chômage ; un CDD de quelques semaines, du chômage ; trois semaines de vendanges, du chômage ; un chantier de deux mois, du chômage ; un contrat aidé de 10 mois, du chômage. Comment se définissent cet homme, cette femme ? Comme un intermittent du chômage ou comme un intermittent du travail ? L’Agence Nationale pour l’Emploi (ANPE) a autrefois fait des études sur le vécu du chômage et la réponse était claire : ils se définissent comme des chômeurs de longue durée que les retombées dans la sortie du travail ne font qu’ancrer chaque fois davantage dans cette perception. Dans un des innombrables programmes de soutien spécifique à la réinsertion des chômeurs de longue durée, le critère d’éligibilité avait été : « douze mois de chômage au cours des dix-huit mois précédents » : la population éligible était de 50% supérieure à la statistique du chômage de longue durée. La violence des moments de la vie ne se laisse pas enfermer dans les frontières inévitables de la claire définition statistique.
Et pas davantage dans les stratégies des acteurs de la politique de l’emploi.
Dans un de ces programmes de priorité au reclassement des chômeurs de longue durée, la direction de l’ANPE avait défini la réembauche de cette catégorie comme un des critères d’attribution de la prime de performance de ses conseillers. Le programme avait très bien fonctionné et le nombre de CLD enregistrés dans la statistique diminué de manière significative dans nombre d’agences locales. Mais à y voir de plus près, que se passait-il ? Certes il y avait du reclassement. Mais il y avait aussi ceux qui avait fait un essai professionnel d’une demi-journée chez un employeur professionnel et n’avaient pas été retenu. Ce qui n’empêchait pas qu’ils soient radiés et aussitôt réinscrits avec une ancienneté zéro.
Pendant combien d’années le ministère a-t-il joué avec la dispense de recherche d’emploi pour les chômeurs âgés qui de ce fait sortaient de la statistique ? Et il est bien vrai que leur chance de retrouver un emploi était à leurs propres yeux égale à zéro et que cette dispense était une forme de mesure humanitaire, évitant que l’obligation d’actualisation soit le rappel mensuel de leur infortune. Mais il est non moins vrai que les principaux bénéficiaires de cette mesure étaient des préretraités qui avaient accueilli avec bonheur leur départ d’une situation de travail sans cesse menacée.
Témoignent de cette torsion de la réalité économique et sociale ce qui fut longtemps (et l’est peut-être encore) un jeu stimulant des militants de droite et de gauche qui étaient en même temps agents du ministère du travail et de ses appendices. Le ministre demandait-il une note circonstanciée sur la réalité du chômage, c’est-à-dire une évaluation du nombre de ceux qui étaient comptés à tort comme chômeur que l’auteur de la note, le soir même, écrivait avec ardeur pour le secrétaire national Emploi de son parti une note symétrique dénombrant scrupuleusement le nombre de ceux qui avaient été sortis à tort de cette statistique alors qu’ils auraient dû à bon droit y figurer. Les alternances politiques depuis 1981 ont donné de merveilleuses illustrations du retournement de ces analyses symétriques.
Enfin il faut mentionner la conséquence grave d’un besoin irrépressible du statisticien : celui de la continuité de la série. Il a fallu des années de débat pour que les statistiques du ministère prennent en compte cette réalité nouvelle des travaux à temps très partiel, des durées de travail très courtes – ces catégories 2 et 3 dans les chiffres mensuels – qui font aujourd’hui partie des structures lourdes de notre marché du travail. Modifier le concept statistique, c’est interrompre la continuité de la mesure, c’est perturber l’analyse dans la durée. Alors que pourtant le fonctionnement du travail change si fortement à tous les étages de la qualification, du cadre supérieur ou dirigeant qui aura voyagé de La Défense à Singapour avec intermède à la City au jeune devenu serveur dans un restaurant français de Londres ou au jeune plus si jeune du bassin de Sochaux ou de Flins qui aura enchaîné entre 20 et 30 ans dix-sept CDD qui auront annihilé son espoir d’une carrière. Il faut se résigner même au sommet de la statistique à ce que la rigueur du chiffre soit constamment recadrée par les prismes du sociologue et de l’économiste, plus flou et plus partial parce que tellement plus près de notre réel.
Ceci est une réaction à l’article sur la mesure du chômage
de Jean-Louis Dayan
Crédit image : CC/Flickr/Pepe Pont
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