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par Cécile Jolly

L’intégration communautaire a beaucoup œuvré en faveur de la circulation des hommes pour faire de l’Europe un espace sans frontières, où il est possible de s’établir, de commercer, de travailler ou d’étudier n’importe où pourvu qu’on soit citoyen européen. Et pourtant seuls trois pour cent des Européens sont aujourd’hui installés dans un autre État membre. Cécile Jolly, économiste au Département Travail Emploi de France Stratégie, revient pour Metis sur les migrations des Européens face à la crise. Cet article reprend les éléments présentés dans la note « Profils migratoires européens dans la crise » publiée le 7 Janvier 2015, ainsi que dans l’article « Les Européens répondent-ils à la crise par la mobilité ? » paru dans la revue Esprit le 30 Avril 2015.

 

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Ils sont un million d’européens en moyenne à partir chaque année vivre dans un pays de l’Union, soit moins de la moitié des arrivées de migrants dans l’espace communautaire, majoritairement venus de pays tiers. La mobilité s’est certes accrue depuis les élargissements à l’Est sous l’effet de l’accentuation des différentiels de revenu dans une zone de libre circulation deshommes. Mais elle reste globalement faible, comparée à celle qui prévaut aux Etats-Unis, qui ont l’avantage de disposer d’un espace linguistique, politique et social unique.

La contribution de la mobilité à la convergence européenne a-t-elle augmenté à l’occasion de la grande récession et peut-elle contribuer à résorber les différentiels qui se sont creusés au sein de l’Europe, notamment à l’intérieur de l’espace de la monnaie unique ? Cette question, lancinante depuis la création de l’euro, est devenue un enjeu de la sortie de crise : la mobilité intra-communautaire peut permettre de réallouer la main-d’œuvre des pays affectés par une récession sévère vers ceux où la croissance et l’emploi se sont davantage maintenus ; elle peut, dans le même temps, contribuer à polariser les compétences dans les pays déjà les plus performants. On s’attend dès lors à observer, à travers la crise, à la fois une hausse sensible des flux migratoires à l’intérieur del’Europe et une géographie des mobilités montrant le passage des travailleurs des pays en crise vers des pays à faible taux de chômage.

 

Les Européens restent peu mobiles dans la crise

 

Or les migrations d’installation d’Européens dans un autre État membre (à l’exclusion des migrations saisonnières, transfrontalières et du travail détaché) ne montrent pas un regain des mobilités avant 2010. Deux temps de la crise sont en effet perceptibles : un premier temps où la récession affecte l’ensemble des pays européens et conduit à une rétraction générale de la mobilité pour la première fois depuis les élargissements de 2004 ; un second temps où les divergences croissantes au sein de l’Union s’accompagnent d’une reprise des migrations intracommunautaires, en particulier à destination de l’Europe du Nord.

La contribution de la mobilité reste néanmoins faible dans l’ajustement des marchés européens du travail et n’a pas retrouvé ses niveaux d’avant la crise : les flux restent inférieurs au pic de 2007-2008 constaté lors de l’élargissement à la Bulgarie et à la Roumanie, et la croissance des populations européennes installées dansun autre État membre est plus faible qu’avant la grande récession (elles croissaient de 10 % par an depuis 2004 et ne progressent plus que de 4 % par an depuis 2008). Quelles que soient les difficultés conjoncturelles, la mobilité intra-européenne reste handicapée par les différences linguistiques et les difficultés administratives (reconnaissance des diplômes, transferts sociaux).

 

La démographie n’est pas davantage favorable à une hausse sensible de l’expatriation. Ce sont les jeunes qui ont encore peu d’attaches qui ont le plus de facilité à partir. Or ils sont de moins en moins nombreux dans une Europe majoritairement vieillissante. Et ils ne migrent pas nécessairement vers l’Europe, comme en témoigne l’attrait de destinations plus lointaines, l’Amérique du Nord en tête, mais aussi les pays émergents d’Amérique latine ou l’Australie et la Nouvelle Zélande.

 


Les Européens ne migrent pas seulement pour des raisons conjoncturelles

 

Le sens et la géographie des mobilités intracommunautaires ne répondent eux-mêmes que partiellement aux différentiels de performance et de création d’emploi. En effet, les pays européens les plus attractifs ne sont pas nécessairement les plus résilients économiquement : c’est le Royaume-Uni qui attire le plus d’actifs européens arrivés récemment, devant l’Allemagne, alors même que ce pays a connu une crise plus sévère qu’en France et n’a retrouvé son niveau de PIB d’avant crise qu’en 2011. Plus encore l’Espagne et l’Italie, pourtant frappés par la crise des dettes souveraines, continuent d’attirer les migrants de l’Est, venus en particulier de Roumanie et Bulgarie.

 

La mobilité des hommes n’est pas celle des biens qui cherchent à se vendre sur les marchés porteurs. Les proximités culturelles et géographiques jouent un rôle déterminant, qui explique la préférence des Roumains et des Bulgares pour l’Italie, quand la langue anglaise est un atout déterminant de la Grande Bretagne. Enfin, beaucoup de migrants s’installent dans des lieux où une diaspora de leur pays d’origine peut les aider : cet effet explique les flux persistants vers le Royaume-Uni et l’Espagne des Européens de l’Est qui y sont installés depuis les élargissements.

De même que les migrants européens ne se dirigent pas nécessairement vers les pays à plus forte création d’emplois, la décision de partir n’est pas mécaniquement corrélée avec le taux de chômage de son pays d’origine. Si les Irlandais, les Grecs et les Portugais ont repris massivement le chemin de l’exil, il n’en va pas de même des Italiens et des Espagnols dont les taux d’expatriation restent parmi les plus faibles d’Europe. Le taux de chômage des actifs, jeunes en particulier, y est pourtant parmi les plus élevés d’Europe. A l’inverse, les Polonais, dont l’économie a particulièrement bien résisté à la grande récession, continuent d’être, avec les Roumains, parmi les Européens les plus mobiles. Deux types de flux sont, en effet, en croissance : ceux du Sud vers le Nord, tirés par les divergences au sein de la zone euro, et ceux de l’Est vers l’Ouest, numériquement les plus nombreux, tirés par les différentiels de niveau de vie. Le revenu moyen d’un Roumain est, en effet, quatre fois inférieur à celui d’un Italien ; celui d’un Polonais représente moins de 30% de celui d’un Britannique. Et ces écarts ont eu tendance à se maintenir dans la crise, entretenant une espérance de gain par la mobilité.

Les migrations au sein de l’Union demeurent surdéterminées par la démographie, la liberté de circulation, les différentiels de revenu et les diasporas. Les divergences conjoncturelles jouent un rôle encore marginal, malgré le décrochage spectaculaire et préoccupant des pays latins et de l’Irlande. En ce sens, la mobilité européenne ne saurait constituer une solution à la crise de l’euro : les chômeurs ne sont pas massivement « absorbés » par les économies les plus résilientes. Symétriquement, le risque de polarisation des talents au Nord de l’Europe, outre qu’il précède largement la crise, reste faible, comme l’expatriation elle-même.

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