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Jean-Louis Dayan revient pour Metis sur les diverses étapes et les concepts fondateurs de la formation professionnelle en France. Dans une seconde partie il aborde les questions que pose l’instauration du compte personnel de formation, la complexité de la gouvernance du système et tente de tracer les grandes lignes des changements qui ont eu lieu..ou pas !

 

 

De l’entreprise à la personne : le compte personnel de formation (CPF)

 

code du travail

À qui, de l’employeur ou du salarié, l’initiative de la formation doit-elle revenir? La question est sans doute aussi vieille que la formation continue. La loi de 1971 l’avait tranchée en faveur du premier, en faisant du plan de formation, prérogative patronale, le pivot du nouveau régime. Il est vrai qu’elle posait aussi le principe d’un droit individuel à congé-formation rémunéré, bientôt matérialisé par le CIF (cf. la première partie de l’article)adossé à une contribution et un réseau de collecte propres. Mais le CIF visait des formations diplômantes sans lien nécessaire avec l’emploi occupé, dans une logique de développement personnel et de promotion sociale. C’est pourquoi il n’a pas clos le débat. Outre que les places en CIF sont restées très rationnées (moins de 3 congés pour 1000 salariés), la question de l’initiative personnelle dans l’entreprise s’est posée avec une nouvelle acuité quand s’est répandue, dans les années 1990, l’idée de « co-investissement ». La perception de la relation d’emploi se faisant moins conflictuelle, il est désormais communément admis que la formation en entreprise peut servir simultanément l’intérêt de l’employeur et du travailleur. Alors la voie est ouverte au partage des coûts et des responsabilités, en phase avec la diffusion, au tournant du siècle, d’un modèle de « flexisécurité », qui entend substituer à la protection des emplois celle des personnes et de leurs parcours.

 

C’est de ce nouveau compromis qu’est né le droit individuel à la formation (DIF) avec l’ANI de 2003, repris par la loi formation de 2004. Il conférait à chaque salarié, dans la limite de 20 heures par an et 120 heures au total, un droit de tirage sur la formation de son choix, sous réserve de l’accord de son employeur. Avec un triple objectif : faire du salarié « l’acteur de son parcours », réduire les inégalités d’accès à la formation, ouvrir la possibilité de formations hors temps de travail. Mais ce DIF n’avait pas de financement dédié, et son articulation avec les trois autres volets (plan, professionnalisation et CIF) est restée problématique. D’où un succès pour le moins modeste : le taux de salariés ayant fait usage de leur DIF n’a jamais dépassé 5 %. Une fois n’est pas coutume (?), la Cour des comptes s’est trompée : la crainte d’un DIF « bombe à retardement », menaçant les employeurs d’une gigantesque créance, était vaine.

 

Le projet d’un droit personnel à la formation n’est pas mort pour autant ; il a continué de faire son chemin, tant la formation professionnelle fait aujourd’hui figure de ressource clé pour asseoir la « sécurisation des parcours » (ou la « sécurité sociale professionnelle »). Savoir si c’est à tort ou à raison est une autre histoire, mais c’est bien dans ce dessein que les organisations signataires de l’ANI de janvier 2013 sur la sécurisation de l’emploi, ont appelé de leurs vœux la création d’un « compte personnel de formation » (CPF). Quelques mois de concertation experte puis de négociation interprofessionnelle plus tard, c’était chose faite avec l’accord formation de décembre 2013 et la loi subséquente de mars 2014, dont l’article premier – tout un symbole – jette les bases du CPF.

 

• C’est un droit personnel -ouvert à toute personne, de l’entrée dans la vie active jusqu’à la retraite ; il s’exerce à sa seule initiative, nul ne pouvant être obligé à en faire usage ; et universel – ouvert à chacun, quelle que soit sa position vis-à-vis du marché du travail : salarié, indépendant, chômeur, inactif. Il s’inspire en cela de la philosophie de l’éducation permanente.

• Mais la loi lui confère sans équivoque une finalité professionnelle : il doit viser des formations certifiantes, c’est-à-dire menant à l’acquisition du « socle de compétences et de connaissances » transversales défini par les partenaires sociaux, à une certification inscrite au Répertoire national des certifications professionnelles (RNCP) ou à un certificat de branche (CQP).Ou encore de formations qualifiantes agréées par un financeur public  : régions, Pôle emploi, l’Association de gestion du fonds pour l’insertion professionnelle des personnes handicapées (Agefiph). Ou enfin de formations inscrites sur les listes de formations éligibles au CPF arrêtées par les partenaires sociaux au plan national ou régional. Il peut aussi servir à préparer une validation des acquis de l’expérience (VAE).

• Il s’alimente en heures, comme le DIF, mais en un peu plus généreux : 24 heures par année de travail les six premières années, 12 heures ensuite, jusqu’à un plafond de 150 heures.

• Contrairement au DIF, il est doté d’un financement pérenne, fixé à partir de 10 salariés à 0,2 point de la contribution unique de 1 % dûe à l’OPCA (soit près de 900 millions d’euros annuels). À partir de 50 salariés, un accord d’entreprise peut autoriser l’employeur à mobiliser directement 0,2 % de sa masse salariale pour le CPF de ses salariés ; dans ce cas sa contribution unique est réduite à 0,8 %.

• Si la formation visée est plus longue que le crédit d’heures acquis, le compte personnel peut être « abondé » (c’est-à-dire financé pour le surplus) par tous les financeurs possibles : l’employeur, son OPCA, son OPACIF, l’État, la région, Pôle emploi, l’Agefiph, le FPSPP… ou encore la personne elle-même. Des accords collectifs de branche ou d’entreprise peuvent aussi abonder le CPF au profit de catégories de salariés prioritaires.

• La réforme y ajoute la possibilité d’un abondement « correctif » : tout employeur d’au moins 50 salariés ayant laissé durant six ans un salarié sans entretien individuel ni formation, augmentation de salaire ou promotion, sera tenu d’abonder financièrement son CPF de l’équivalent de 100 heures de formation.

En complément, la réforme crée un dispositif d’appui aux projets personnels de formation, le conseil en évolution professionnelle (CEP) : lui aussi ouvert « à toute personne », c’est un service gratuit d’accueil, d’orientation et d’accompagnement, fourni sur la base d’un cahier des charges national par les cinq opérateurs nationaux chargés de l’orientation professionnelle des actifs : Pôle emploi, l’Association pour l’emploi des cadres (APEC) et les trois réseaux des missions locales, des organismes paritaires collecteurs agréés au titre du CIF (OPACIF) et de Cap emploi. Avec en particulier pour objectif de contribuer à l’effectivité du droit ouvert par le CPF en aidant ses titulaires à construire leur projet de formation.

 

La gouvernance : faire avec la complexité


Ce qui rend le paysage de la formation professionnelle particulièrement complexe, c’est la multiplicité de ses publics (salariés, agents publics, chômeurs, jeunes débutants…) et de ses dispositifs, mais aussi de ses financeurs. Or, ici comme ailleurs, qui finance gouverne. Coordonner les stratégies et les interventions des organisations patronales et syndicales, des OPCA, des OPACIF, des régions, de l’État et de ses opérateurs, à l’échelle nationale comme dans chaque région (même si nombre de ces dernières diminue) est à l’évidence une gageure.

 

La réforme de 2014 (cette fois l’ANI n’y est pour rien, car ce n’est plus l’affaire des partenaires sociaux) avance, là où celle de 2009 avait fait du sur place, en faisant franchir à la décentralisation de la formation professionnelle une étape de plus. Au terme d’un très long processus de dévolution des compétences (l’apprentissage en 1982, les stages jeunes en 1994, les stages adultes en 2004), les régions sont désormais en charge de l’ensemble des formations financées sur deniers publics dans leur ressort, y compris celles des publics « particuliers » (illettrés, handicapés, détenus) qui restaient l’affaire de l’État. Les voici à peu près reconnues dans le rôle de « chefs de file » qu’elles revendiquaient depuis longtemps, en particulier pour établir le « contrat de plan régional de développement des formations et de l’orientation professionnelles » (le CPRDFOP… rien de moins) dont le périmètre est élargi, ou encore pour l’achat de formations sur deniers publics (y compris pour le compte de Pôle emploi). Elles peuvent aussi confier désormais l’accompagnement des publics en difficulté d’insertion, par délégation de service public, à un opérateur permanent, sans contrevenir au droit des marchés publics.

 

Il leur faut néanmoins composer avec d’autres acteurs de poids : les partenaires sociaux (qui peuvent désormais co-signer ledit contrat de plan) pour les interventions du régime paritaire de formation (professionnalisation, CIF, FPSPP, CPF salariés), l’Éducation nationale (les rectorats) pour l’apprentissage, l’enseignement professionnel et l’orientation, Pôle emploi pour la formation et l’accompagnement des chômeurs. D’où la consolidation des instances de coordination et de consultation déjà en place :

• Pour les partenaires sociaux : le comité paritaire national emploi-formation (COPANEF) et ses équivalents régionaux, les COPAREF, chargés chacun à leur niveau de définir les stratégies paritaires de formation (pilotage du FPSPP, définition des priorités, établissement des listes de formations éligibles au CPF, partenariats avec les acteurs publics…)

• Pour l’ensemble des acteurs (État, régions, partenaires sociaux, chambres consulaires, opérateurs publics, experts) : le CNEFOP (Conseil national de l’emploi, de la formation et de l’orientation professionnelle), chargé auprès du Premier ministre d’organiser à l’échelle nationale la consultation, le débat public et l’évaluation des politiques et de la qualité des formations ; et ses déclinaisons régionales, les CREFOP, co-présidés par le président du conseil régional et le préfet de région, et dotés d’un bureau quadripartite (État, région, patronat, syndicats) et de compétences opérationnelles (taxe d’apprentissage, formations éligibles au CPF).

• Pour les acteurs publics en région : signature d’une convention pluriannuelle entre la région, l’État, Pôle emploi, et les réseaux des missions locales, et de Cap emploi pour coordonner l’intervention publique en matière d’emploi, de formation et d’orientation.

La réforme se borne ainsi à normaliser et codifier un appareil de coordination qui, pour une bonne part, lui préexistait ; ce faisant, elle renforce la légitimité de ses instances, tout en précisant, voire en élargissant leurs compétences. Nul big bang ni table rase : les faits institutionnels sont têtus, et l’on voit mal quel gouvernement pourrait radicalement revenir sur l’architecture quadripartite qui caractérise le régime français de formation continue.

 

Au total : de vrais changements, mais peut mieux faire


Cette présentation a beau être (trop) longue, elle n’est pas complète, car il a bien fallu faire le tri entre l’essentiel et le reste. La réforme de 2013-2014 traite d’autres sujets d’importance, parmi lesquels l’apprentissage (restructuration drastique de la collecte de la taxe, réforme des centres d eformation et d’apprentissage (CFA), les missions des OPCA (accompagnement des très petites entreprises (TPE) et des personnes), la qualité des formations (à laquelle les financeurs publics et paritaires doivent désormais veiller, sur la base de critères communs), le périmètre des actions éligibles au plan de formation (séquentielle ou à distance), la construction d’un véritable service public de l’orientation professionnelle sous la responsabilité des régions, le financement du paritarisme (désormais déconnecté, en réponse aux soupçons évoqués plus haut, des fonds de la formation professionnelle).
Sur d’autres, elle s’arrête à mi-chemin : si elle pose le principe d’un compte personnel de formation universel, elle n’en fait un dispositif opérationnel que pour les salariés en emploi ou en recherche d’emploi. Tout reste à faire pour l’ouvrir effectivement à tous les autres : jeunes débutants, indépendants, agents publics, inactifs. Et la coordination entre des régions « chefs de file » et l’établissement national Pôle emploi risque fort de rester problématique.

 

Et elle soulève sur le fond bien des questions :

• Comment va s’articuler le tout nouveau CPF avec le CPA (compte personnel d’activité, englobant la formation, l’indemnisation du chômage, la pénibilité) annoncé par le président de la République ?

• Le CPF tiendra-t-il ses promesses ? 900 millions d’euros (le produit du 0,2 %) ce n’est pas négligeable, mais c’est encore bien trop peu pour ouvrir aux salariés un accès massif à la formation qualifiante en cours de carrière. Par ailleurs, le précédent du DIF, qui a manqué il est vrai d’un financement dédié, montre qu’il ne suffit pas d’ouvrir largement un droit individuel pour que les personnes s’en saisissent. C’est d’ailleurs pour encourager son usage que la réforme le cible strictement sur les formations certifiantes, l’assortit du conseil en évolution professionnelle et met la pression sur les employeurs avec la menace de « l’abondement correctif ». Ce ne sera sans doute pas suffisant pour susciter en masse des entrées en formation : il y a fort à parier que l’usage effectif du CPF va rester un thème important des négociations futures.

• Que va devenir le plan de formation ? Est-il si sûr que le 0,9 % était devenu sans objet ? C’est sans doute vrai dans les grandes entreprises et les secteurs très formateurs, qui n’en avaient pas besoin pour être convaincus de l’utilité des formations internes. Mais pour les autres, les petites et moyennes entreprises (PME) en particulier, le risque est sérieux que la réforme réduise l’effort de formation, ce qui serait évidemment malvenu dans le contexte de compétitivité dégradée que l’on connaît.

• Conjuguées, la suppression du « 0,9 % » et la création du CPF ne sont-elles pas en train de déplacer le centre de gravité du système en transférant la responsabilité de la formation continue de l’entreprise aux personnes, dans une logique d’individualisation des parcours qui, entre autres inconvénients, n’est pas de nature à réduire les inégalités d’accès si souvent dénoncées ?

• Consacrer un droit individuel effectif à la formation c’est bien, mais est-il certain que la formation professionnelle en cours de vie active soit la garantie d’une sécurité accrue des parcours ? S’il ne fait guère de doute que la France a besoin d’un effort massif de qualification des actifs ; il est moins sûr que l’appareil de formation continue est désormais mieux capable d’y pourvoir en dépit des avancées de cette nouvelle réforme.

 

Lire la première partie: La réforme de la formation professionnelle a-t-elle eu lieu (1) ?

 

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Socio-économiste, Jean-Louis Dayan a mené continûment de front durant sa vie professionnelle enseignement, étude, recherche et expertise dans le champ des politiques du travail, de l’emploi et de la formation. Participant à des cabinets du ministre du travail, en charge des questions d’emploi au Conseil d’analyse Stratégique, directeur du Centre d’Etudes de l’Emploi… Je poursuis mes activités de réflexion, de lectures et de rédaction dans le même champ comme responsable de Metis.