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Peter Hartz.

Peter Hartz

Le modèle économique allemand en fait rêver beaucoup. Les réformes Hartz faisant suite à l’« Agenda 2010 » porté par l’ex-chancelier Schröder en 2003 ont permis au pays une profonde réforme du marché du travail, conduisant à sa croissance actuelle. Pour autant, cette dynamique n’est-elle que vertueuse, et serait-elle applicable ailleurs ? C’est la question au centre de Faut-il suivre le modèle allemand ? de Christophe Blot, Odile Chagny et Sabine Le Bayon. Une analyse riche qui éclaire les avantages et les inconvénients de ce système.

 

 

 

 

 

Quand François Fillon proclame dans un entretien récent qu’il veut une rupture « schrödérienne », il sait qu’il brandit une icône que beaucoup vénèrent : l’« Agenda 2010», porté en 2003 par le chancelier Schröder et mis en œuvre par les réformes Hartz. Ce train de lois est perçu comme l’archétype d’une réforme du marché du travail. Pour beaucoup, ce fut le déclic permettant à une Allemagne, lanterne rouge de la croissance européenne du début des années 2000, de devenir la puissance que l’on connaît. Il y aurait donc un modèle à suivre…

 

 

Aborder ce sujet se heurte à de nombreuses difficultés.

Tout d’abord, on a beaucoup écrit sur l’Allemagne et on peut avoir l’impression d’être surinformé. Ce n’est pas le moindre intérêt de ce livre que d’apporter un grand nombre d’éléments précis et bien documentés qui consolident une vision parfois approximative transmise par les médias. Il est agréable de trouver rassemblées les définitions et explications sur ce qu’est l’économie sociale de marché, sur les composantes du modèle social allemand, de lire le détail des principales réformes affectant le marché du travail, etc.

L’exemple des « mini jobs » est une illustration des croyances erronées : on apprend ainsi que ces emplois marginaux, au temps de travail réduit, existaient avant les réformes Hartz et qu’ils pouvaient se justifier dans l’espace de solidarité du modèle familial allemand dans lequel le travail de la femme est conçu comme un appoint. Mais leur essor a été facilité et ils sont devenus une forme d’emploi principal pour des familles monoparentales et des salariés de plus en plus nombreux. D’où l’émergence de travailleurs pauvres et le développement du risque de pauvreté qui est passé de 11% en 1991 à 16% en 2012.

 

 

Autre difficulté, comment évaluer l’impact réel de l’ «Agenda 2010» ?

Faut-il en faire le point de départ de la résurrection allemande ou bien faut-il au contraire admettre que celle-ci s’est produite « malgré Schröder » ? Les auteurs abordent le sujet d’une manière intéressante en replaçant ces réformes de l’« Agenda 2010» dans la dynamique du modèle allemand. Ils montrent qu’en réalité l’Allemagne évolue en permanence, que les Allemands sont capables de remettre en cause certains des piliers de leur modèle quand cela est nécessaire : l’instauration du salaire minimum a, par exemple, transgressé la règle de l’autonomie tarifaire des partenaires sociaux, une des composantes majeures du modèle social allemand.
Les auteurs concluent ainsi que « si le renouveau de l’économie allemande en termes de croissance et d’emploi coïncide avec les réformes sur le marché du travail, il était en fait déjà en marche avant leur mise en œuvre. La rupture politique est évidente mais il n’est pas certain qu’elle ait été également économique ». En effet, de nombreux facteurs suffisent pour expliquer la nouvelle dynamique allemande, notamment la fin du processus de réunification des deux Allemagnes et la demande forte des pays émergents en biens produits par l’industrie allemande. Or en réalité la rupture politique a été forte : elle se mesure bien en comparant, d’un côté, les mesures préconisées par un groupe d’experts dans le cadre d’une concertation tripartite (État fédéral, syndicats et patronat) menée à la fin du siècle dernier et qui a échoué et, de l’autre côté, les mesures adoptées dans le cas de l’«Agenda 2010» qui dépassaient le cadre du marché du travail et portaient sur la fiscalité, le système de santé et de retraite avec pour objectif d’assainir les finances publiques par la maîtrise des dépenses sociales, et d’améliorer le fonctionnement du marché du travail en le rendant plus fluide.

 

Alors erreur de timing ? S’agit-il de réformes obsolètes, c’est-à-dire mises en œuvre à contre-temps, dans un contexte qui ne les justifiait plus ? Cette forte volonté de réduire le coût de fonctionnement du marché du travail pour les entreprises et pour le budget fédéral (dont l’effet n’est pas vraiment analysé dans le livre) a conduit à des tournants majeurs et politiques comme la suppression de la référence au salaire antérieur dans le calcul de l’indemnisation du chômage de longue durée. La conséquence d’une politique de restrictions sur les salaires et les transferts sociaux depuis les années 90 a été une augmentation de la précarité et de la pauvreté, amplifiée par l’ «Agenda 2010». Le renforcement de l’État social est désormais à l’ordre du jour.

 

 

L’évolution du modèle allemand n’est pas tracée.

Un des points faibles de l’Allemagne est sa démographie: ceci est bien connu. Les auteurs en tirent une conjecture intéressante sur une possible Allemagne rentière dont le niveau de vie future dépendrait en partie du rendement de ses actifs extérieurs : en effet les avoirs nets détenus à l’extérieur, résultats d’un commerce extérieur excédentaire, pourraient bientôt dépasser 100 % du PIB. Voilà qui constituerait une nouvelle composante structurante du modèle allemand, augmentant son aversion à toute inflation. Mais qui dit que l’Allemagne ne va pas compenser son déficit démographique par l’immigration? Comme le démographe François Héran le rappelle (cf. Le Monde du 19 septembre 2015), l’Allemagne a compris tard qu’elle était un grand pays d’immigration, capable d’absorber des chocs migratoires importants. Son attitude récente vis-à-vis des réfugiés apparaît dans ce contexte cohérente.

 

 

Des leçons à méditer..

Si donc l’Allemagne a bien un modèle spécifique de fonctionnement, celui-ci est la résultante d’une construction longue dont chaque élément est le fruit de crises résolues. La transposition d’un élément du modèle dans un autre système social et politique n’a donc pas grand sens. Il est illusoire de vouloir copier le modèle allemand. Par contre, il y a des leçons à méditer. La richesse des informations diverses et bien documentées de ce livre permet d’emprunter des chemins de lecture qui ne sont pas forcément ceux des auteurs. Une question intéressante est, par exemple, celle des salaires qui revient en permanence et qui mérite de s’y arrêter : on observe que l’Allemagne a fait du salaire une variable d’ajustement en privilégiant l’emploi, mais elle ne l’a pas fait systématiquement d’une manière libérale, à l’anglo-saxonne.

 

Certes, très tôt, elle a adopté une posture mercantiliste qui semble faire l’objet d’un large consensus. Dès lors, la productivité est utilisée comme la mesure de beaucoup de décisions : elle permet de gagner des parts de marché, d’avoir une monnaie forte, une stabilité des prix et surtout de gager les augmentations de salaire décidées au niveau des branches, tous ces éléments faisant système. Cette propension à caler les évolutions des salaires sur la dynamique des entreprises a rendu possible les accords collectifs préservant l’emploi en contrepartie de sacrifices. Faut-il y voir systématiquement le signe d’un affaiblissement des syndicats qui seraient acculés à de tels renoncements ? Affaiblissement ou maturité tactique ?

 

Ainsi, la modération salariale a permis aux entreprises de reconstituer leurs marges. Est-ce vraiment pour investir, financer l’innovation, auquel cas c’est un bon deal, ou est-ce pour augmenter les profits et conduire à un accroissement des inégalités ? Il serait intéressant d’en savoir plus.
Les auteurs décrivent bien comment, dans le secteur des services notamment, différentes dispositions ont été mises en place pour maintenir une pression à la baisse sur les salaires et là, Schröder y est pour quelque chose: les disparités sectorielles se sont renforcées.

 

 

D’où l’accroissement du nombre des travailleurs pauvres. Le chômage est bas certes, mais les bas salaires sont de plus en plus nombreux : en 2010, ils concernaient 24 % des salariés allemands (contre 6 % en France). D’où l’enjeu de l’instauration progressive du salaire minimum interprofessionnel réclamé depuis 2006 par les syndicats, et qui vise à l’amélioration des revenus d’une partie importante des salariés sans que le budget de l’État soit impliqué. Si cela se faisait sans attrition significative des emplois de basse qualification, l’Allemagne aura trouvé une bonne martingale.

 

 

Si, comme les auteurs le soutiennent, la contrepartie de la puissance des entreprises sur leurs marchés extérieurs a provoqué une forte augmentation des inégalités internes, on mesure bien l’enjeu d’un renforcement de l’État social. L’Allemagne échappera-t-elle dès lors au dilemme emploi/salaire, baisse des inégalités/performance des entreprises ?

 

 

Enfin, si la comparaison avec la France est un exercice obligé, quelque peu pénible pour le lecteur français en dépit de son utilité, il aurait été tout aussi passionnant de mener une telle comparaison entre l’Allemagne et le Japon.

 

 

 

Faut-il suivre le modèle allemand ? de Christophe Blot, Odile Chagny et Sabine Le Bayon,
La Documentation Française – Collection Doc’en poche- Série « Place au débat », mai 2015.

 

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Un parcours professionnel varié dans des centres d’études et de recherche (CREDOC, CEREQ), dans
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animateur de l’Observatoire de la précarité et du mal-logement des Hauts-de-Seine.
Toujours très intéressé par les questions d’emploi et du travail.