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Trois exemples qui montrent que la mauvaise réputation des DRH se base, hélas, sur des faits concrets. Accumuler les travailleurs handicapés d’une entreprise qui n’en a plus, favoriser la branche d’un pays d’une multinationale, quitter son costume de marque pour mieux faire passer des licenciements, autant de situations qui n’aident vraiment pas à redorer leur blason.

 

Toute ressemblance avec des personnes ou des situations ayant existé serait parfaitement voulue.

 

DRH

Le PDG parle aux marchés de sa stratégie et aux actionnaires de la création de valeur. Le directeur financier parle aux analystes financiers de la génération de cash et au comité exécutif de la maîtrise des coûts. Le directeur des ressources humaines (DRH) parle aux salariés de la politique que mène l’entreprise pour préparer leur avenir. Il a pour fonction la maîtrise du « marché intérieur » de l’entreprise, le maintien et, mieux, le développement de la fidélité électorale de son personnel. Mais il est au service de la stratégie du PDG et de la maîtrise des coûts du directeur financier. Il doit faire croire à ce qu’il ne définit pas et ce à quoi il ne croit pas nécessairement en raison de ses expériences antérieures. D’où la nécessité pour lui de biaiser avec les exigences de vérité et de transparence qu’il promeut fonctionnellement. Exemples.

 

 

Une entreprise française et ses travailleurs handicapés
Cette très grande entreprise française (mais évidemment également multinationale, sinon elle ne serait pas grande) avait signé un accord de cessation d’activité de salariés âgés (CASA) de préretraite. Pendant trois ans, ses ouvriers l’ont quitté à leur 57e anniversaire. Conséquence inattendue de ces départs : son taux d’emploi de travailleurs handicapés s’effondre puisque ce sont les travailleurs âgés qui forment les gros bataillons de cette catégorie. Cette entreprise a un accord handicap agréé par le ministère du Travail et cette grande administration se montre fort mécontente de cette baisse brutale qui la fait s’interroger sur la dispense des contributions AGEFIPH (Association chargée de gérer le fonds pour l’insertion professionnelle des personnes handicapées) que permet l’agrément de cet accord.
Branle-bas de combat à la DRH. Un DRH est fait pour imaginer. Il imagine donc. Si l’on versait une prime à tous ceux qui communiqueraient à leur responsable de personnel leur reconnaissance de la qualité de travailleur handicapé, ce sésame connu sous l’acronyme de RQTH ? Calculs faits, la direction financière approuve. Mais problème : serait-il politiquement correct d’organiser une grande campagne de communication interne sur le thème « Vous avez un handicap dont personne ne s’est jamais aperçu et qui n’a pas la moindre conséquence sur votre efficacité professionnelle ? Dites-le nous, ça nous rendra un grand service et vous toucherez 1.000 € ». Le responsable de la relation avec les pouvoirs publics pense que ce serait non seulement incorrect mais carrément contreproductif et que le ministère du Travail pourrait s’en trouver fortement contrarié : il le lui a fait savoir.

Alors le DRH imagine à nouveau. En réunion de ses responsables des ressources humaines (RRH) de site, il annonce oralement la décision de lancer cette action. Oralement, pas le moindre PowerPoint ni aucune trace dans les comptes-rendus de réunion qui seront diffusés. Revenus dans leurs terres, les RRH procèdent de même : communication purement orale en comité de direction local, information informelle au cours de rencontres impromptues avec les élus du personnel.
Les vertus de la communication orale en milieu humain dense ne sont plus à démontrer. En quelques mois, les RQTH commencent d’affluer. En deux ans, l’entreprise peut afficher un taux d’emploi de travailleurs handicapés nettement supérieur à son obligation légale. Le ministère du Travail ronronne de satisfaction et le DRH se félicite de sa contribution aux résultats de l’entreprise.

 

 

 Une multinationale et le nationalisme industriel
Il s’agit d’une vraie multinationale, c’est-à-dire d’une étasunienne. Elle domine de la tête et des épaules un certain nombre de marchés cruciaux à l’échelle mondiale grâce à une R/D d’une magnifique efficacité dont les innovations ont réellement bouleversé un certain nombre d’industries. Comme ses congénères, elle a d’abord essaimé des usines partout à travers le monde. Il fallait surmonter obstacles tarifaires et non tarifaire, il fallait minimiser les coûts de transports, il fallait être proches des clients pour s’ajuster à leurs spécificités. Mais les temps changent, les barrières nationales s’atténuent, voire s’effacent. Le coût des transports s’effondre avec la conteneurisation. Les spécificités nationales des clients se fondent dans la mondialisation culturelle. La concentration des sites devient possible.

 

Pour une des branches de cette entreprise, un nouveau directeur Europe est nommé, d’une nation qui n’est pas réputée pour son internationalisme industriel. Sa nationalité compte-t-elle ? Sûrement non. Encore que… Mais l’histoire montre que si elle n’a pas compté pour la direction corporate, elle comptera lourdement pour les sites d’autres nationalités Il nomme aussitôt un DRH de branche de même nationalité. Et se mettent en place des réorganisations structurelles.
Chaque usine avait son propre service commercial, proximité avec les clients faisant loi, et facturait elle-même ses ventes. Une société commerciale européenne est créée qui a le monopole de la relation client et de la facturation. Elle fixe donc le prix de vente externe, mais aussi les prix de cessions internes. Les usines voient donc aussitôt cette marge disparaître de leurs comptes de résultat. Très vite les prix auxquelles elles cèdent à la direction commerciale sont abaissés. Le compte de résultat se détériore encore. Puisque le compte de résultat se dégrade, les programmes de financement des investissements sont remis en cause. Sauf dans les sites de la nationalité du directeur de branche, de son contrôleur de gestion et de son DRH. Faute d’investissements nouveaux, la productivité comparée des sites français se détériore elle aussi.

À chaque étape, le DRH est venu expliquer aux salariés des sites concernés la rationalité porteuse de promesses des réorganisations. Il a vanté les mérites de la concentration commerciale qui génèrerait des économies d’échelle et des efficacités croissantes. Il est venu expliquer qu’il fallait abaisser les coûts de cession interne pour faire face à une concurrence sans cesse croissante (pourtant pas de vilains compétiteurs chinois aux ouvriers sous-payés et sur-travailleurs dans ce marché). Il est venu expliquer que la dégradation de la productivité risquait d’avoir des conséquences lourdes pour les salariés mais que s’ils faisaient des efforts – par exemple de flexibilité des horaires – les menaces se dissiperaient certainement. Les efforts sont faits, accords de compétitivité avant la lettre, mais les menaces se concrétisent : certains produits sont transférés vers les sites plus productifs. Le ratio coûts fixes/coûts variables s’en trouve lourdement affecté. Le DRH vient expliquer à quel point cette situation ne peut durer mais qu’un plan de sauvegarde de l’emploi (quand les mots veulent dire le contraire de ce qu’ils disent …) généreux et efficace donnera à tous de magnifiques opportunités.
Six ans de réunions de CE en réunions de CCE, avec les discours tour à tour engageants et graves, voire dépressifs du DRH, l’usine ferme.

 


Une grande entreprise française multi-marchés

C’est vraiment une grande entreprise totalement française dans sa culture managériale, même si elle a des prolongements européens. Elle est présente sur de nombreuses gammes de produits grand public et dispose de dizaines de sites industriels en France. Le PDG est un vrai industriel, polytechnicien connaissant par cœur ses usines et il a un magnifique DRH, un grand de la profession. C’est un homme fin, cultivé, élégant avec distinction, le contraire du bling-bling (même s’il arbore souvent des cravates Hermès de magasins hors-taxes d’aéroport) et qui est un remarquable orateur. La clarté de ses exposés en CCE, son sens de la répartie, sa modération font merveille dans cette entreprise habituée à des relations sociales musclées.

C’est l’époque où commence à poindre la tentation asiatique. Singapour et ses salaires mensuels à 100 $, ça fait rêver même le plus hexagonal des grands patrons. Mais il n’y a pas que les salaires dans la vie de manager. Il y a aussi les syndicats et quand il voit des salariés asiatiques se lever avec enthousiasme à la fin du discours annuel de leur président et la main sur le cœur clamer en chœur leur attachement indéfectible à leur entreprise, la tentation devient irrésistible de passer du rêve à la réalisation.

Il s’agit donc de commencer à annoncer aux salariés des nouvelles inquiétantes. Notre élégant DRH va changer de look. Au premier CCE où il doit laisser entrevoir de fâcheuses nouvelles, il vient revêtu d’une veste de tweed fatigué et d’un pantalon marron presque froissé. Son élocution a perdu de son brillant. Il trouve ses mots bien sûr, mais bute parfois sur eux. Il s’interrompt pour des silences réfléchis. Et les soupirs sont de plus en plus sonores, pas dans le registre exaspéré, non dans le registre découragé, accablé. Mais le soir, retrouvant ses dîners en ville et ses commensaux habituels, les costumes Dior refont leur apparition et sa conversation retrouve toute sa verve.

Ainsi vont les DRH. Ces jeux n’enlèvent rien à leurs éventuelles convictions politiques et philosophiques. Mais les exigences du métier sont là. Il faut développer avec enthousiasme des gestions prévisionnelles de l’emploi et des compétences, identifier les forts potentiels, dessiner les organigrammes de remplacement. Mais il faut aussi être capable de remiser toute cette gestion d’un avenir de long terme pour faire face aux retournements conjoncturels comme aux retournements stratégiques. Personnages de la direction exposés en première ligne au personnel, il leur faut être capables de tournebouler leurs discours et d’assumer avec la même conviction apparente ces retournements. Tels des hommes politiques de premier plan, leurs campagnes reposent sur des promesses intenables mais non sur des manques de lucidité.

 

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Universitaire spécialisé en finances publiques (et en histoire des idées politiques), je suis appelé au ministère du Travail en 1974 pour y créer un département d’études permettant d’adapter le budget à l’explosion du chômage. Très vite oubliées les joies subtiles du droit budgétaire et du droit fiscal, ma vie professionnelle se concentre sur les multiples volets des politiques d’emploi et de soutien aux chômeurs. Etudes micro et macro économiques, enquêtes de terrain, adaptation des directions départementales du travail à leurs nouvelles tâches deviennent l’ordinaire de ma vie professionnelle. En parallèle une vie militante au sein d’un PS renaissant à la fois en section et dans les multiples groupes de travail sur les sujets sociaux. Je deviens en 1981 conseiller social de Lionel Jospin et j’entre en 1982 à l’Industrie au cabinet de Laurent Fabius puis d’Edith Cresson pour m’occuper de restructurations, en 1985 retour comme directeur-adjoint du cabinet de Michel Delebarre. 1986, les électeurs donnent un congé provisoire aux gouvernants socialistes et je change de monde : DRH dans le groupe Thomson, un des disparus de la désindustrialisation française mais aussi un de ses magnifiques survivants avec Thales, puis Pdg d’une société de conseil et de formation et enfin consultant indépendant. Entre-temps un retour à la vie administrative comme conseiller social à Matignon avec Edith Cresson. En parallèle de la vie professionnelle, depuis 1980, une activité associative centrée sur l’emploi des travailleurs handicapés qui devient ma vie quotidienne à ma retraite avec la direction effective d’une entreprise adaptée que j’ai créée en 1992.