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par Pascal Lokiec

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À force de tirer à boulets rouges sur le droit du travail, sur la base d’un certain nombre de faux-semblants , on en oublie sa contribution essentielle au fonctionnement du capitalisme. La productivité du travail en France ne serait sans doute pas parmi les plus élevées au monde si le droit français n’accordait pas un degré élevé de protection aux salariés. À l’heure où la flexibilisation des rapports de travail a bonne presse, il importe de rappeler que la protection des salariés n’est pas une option à laquelle on peut renoncer, fut-ce au nom de la lutte contre le chômage. Elle est la contrepartie nécessaire de la subordination qui, quoi que laisse penser le discours sur la fin du salariat, régit aujourd’hui encore les rapports de travail salariés, à la fois en fait et en droit. Elle est aussi la contrepartie de l’engagement, par le salarié, de sa personne dans le rapport de travail. Pour Pascal Lokiec, professeur à l’Université Paris Ouest Nanterre La Défense, deux objectifs semblent devoir guider les évolutions du droit du travail si tant est que celui-ci poursuive une logique de protection.

 

 

Revoir l’efficacité des protections
Parce que le travail et l’entreprise se transforment, les protections doivent, elles aussi évoluer.
Les contours de la subordination – La montée de business models du type Uber fondés sur le salariat est évidemment à prendre au sérieux. En France et dans toute une partie de l’Europe, le XXe siècle a été celui de la montée du salariat ; si l’on y prend garde, le XXIe siècle consacrera son déclin. De plus en plus de travailleurs ne reçoivent plus d’ordres et de directives de leur employeur, soit parce que leur travail est dématérialisé ou s’effectue à distance, soit parce que le savoir a glissé du patron vers le salarié. Faut-il déduire de ce que le premier n’est plus capable de dicter le travail du second que la subordination n’existe plus ? Assurément pas car cette évolution a pour contrepartie un contrôle d’une intensité sans précédent, au moyen notamment des nouvelles technologies. Le concept de contrôle, très utilisé par les droits anglo-saxons, est d’ailleurs clé pour comprendre que nombre de travailleurs de la nouvelle économie doivent être dans les liens du salariat.

La double face de l’autonomie Lorsque l’autonomie est contrôlée (par des évaluations, des dispositifs de géolocalisation, des objectifs à réaliser etc.), elle n’est pas synonyme de liberté. Ce qui oblige à la plus grande vigilance face à la tentation d’en revenir à la libre négociation, qu’illustre l’attraction retrouvée pour la volonté individuelle (rupture conventionnelle, possibilité de renonciation individuelle à la durée minimale de vingt-quatre heures pour le temps partiel, etc.). Ceci étant, il ne faut pas nier l’aspiration de nombre de salariés à davantage d’autonomie, à davantage d’initiative. Il manque à cet égard en droit français un dispositif général organisant l’initiative du salarié, au-delà des règles ponctuelles que contient le code du travail (en matière de formation ; de priorités de retour au temps plein pour les salariés à temps partiel, etc.). Outre-Manche, un salarié bénéficiant d’une ancienneté de vingt-six semaines a une capacité d’initiative sur ses conditions de travail (horaires, lieu, etc.), à laquelle l’employeur ne peut s’opposer que s’il justifie d’un motif raisonnable (ce qu’on appelle le « flexible work »). Autrement dit, protéger les salariés c’est aussi leur conférer une part de pouvoir, si ce n’est économique (se joue ici la question de la codécision), à tout le moins sur leurs conditions individuelles de travail. L’autonomie pose aussi la question de la transformation des unités de mesure du travail. Le passage du travail à la tâche au travail au temps a constitué l’un des apports majeurs de l’éclosion du droit du travail. Même si c’est sous des formes modernes (travail aux objectifs, par projet, etc.), un retour en arrière se dessine aujourd’hui, avec de nombreux impacts. Sans pour autant faire du temps l’unité de mesure exclusive du travail (se pose la question d’une meilleure prise en compte de la charge de travail), il n’en doit pas moins conserver une place centrale, à la fois parce qu’il est la seule unité de mesure véritablement objective du travail et parce qu’il est essentiel à la garantie de la protection de la vie personnelle et de la santé, et plus largement à la promotion de la qualité de vie au travail.

 

Les frontières de l’entreprise. La protection va progressivement perdre en efficacité si elle est cantonnée dans les limites de l’entreprise classique. Entendue comme le lieu d’exercice du travail, l’entreprise est dépassée pour un nombre croissant de travailleurs (salariés nomades, télétravailleurs, etc.) avec des questions pratiques majeures relatives au temps de travail, à l’imputabilité en matière d’accidents du travail, au détachement etc. Entendue comme une entité juridique (la société-employeur), l’entreprise n’est plus non plus, dans nombre de cas, le cadre adapté pour le traitement juridique des licenciements, des procédures collectives, des solidarités collectives … Lever le voile de la personne morale constitue un enjeu essentiel pour que les salariés d’un sous-traitant ou d’une filiale sacrifiée soient en capacité d’aller chercher des garanties du côté du donneur d’ordre ou de la société mère ; si la situation bouge ici comme outre-Atlantique (les décisions américaines sur le co-emploi dans les réseaux de franchise méritent ici toute l’attention , lien http://www.alterecoplus.fr/moteur?parution=AlterEcoPlus&search=alexandre%20fabre ), il faudra une intervention conjointe du droit du travail et du droit des sociétés (notamment du droit des procédures collectives) pour que les choses évoluent véritablement.

 

La sécurité sociale professionnelle. Quinze ans après la publication du rapport Supiot, le débat est aujourd’hui engagé, avec la création du compte personnel d’activité (CPA), sur l’essor de protections attachées, non pas seulement au statut mais aussi à la personne. Outre la question des conditions de mise en place d’un tel dispositif (quels droits ? quel financement ?, etc.), il faudra être vigilant, dans les discussions, sur l’absence de toute confusion entre flexicurité et sécurité sociale professionnelle. Autrement dit, il ne faut pas qu’en désacralisant le salariat qui deviendrait un état parmi d’autres dont la rupture serait un passage – presque indolore – dans la carrière d’un individu, la protection accordée aux titulaires d’un emploi apparaisse moins nécessaire, presque moins légitime. La promotion de la sécurité sociale professionnelle doit, au contraire, contribuer à déminer l’opposition trop systématique, notamment dans le débat sur le code du travail, entre insiders et outsiders.

 

 

Renforcer l’effectivité du droit du travail
La règle de droit ne sert à rien si elle n’est pas appliquée. Ici se situe l’enjeu essentiel de ce qui est présenté comme un débat sur la simplification.
L’impossible « droit du travail pour les nuls » – À moins d’un appauvrissement considérable, le Code du travail restera complexe. Il le sera d’ailleurs encore bien davantage si l’on renforce la place des accords collectifs, souvent moins lisibles que les textes de lois ! La complexité est d’autant plus inévitable, voire nécessaire que, dans des domaines comme la santé et la sécurité, le développement de la réglementation est avant tout la conséquence du progrès de la connaissance. À ce propos, aurait-on connu le scandale de l’amiante si une réglementation sur ce sujet avait existé dans le Code du travail ? Faut-il préciser que le problème à partir duquel le débat sur la simplification est parti, à savoir la difficulté pour les patrons de très petites entreprises(TPE), dépourvus de ressources juridiques en interne, à appliquer le droit du travail, ne va pas se résoudre en développant la négociation collective, à laquelle ces entreprises n’ont pour l’essentiel pas accès ! Il ne se résoudra – heureusement – pas non plus en créant un droit plus simple, propre aux TPE, avec le risque de moins protéger leurs salariés que ceux des grandes entreprises (à ce titre, le Conseil constitutionnel s’oppose de plus en plus aux différences fondées sur la taille de l’entreprise).

 

Renforcer l’accès au droit. Si le problème à résoudre tient au fait que les TPE peinent à appliquer le code, faute de ressources juridiques en interne, aidons les à acquérir ces ressources plutôt que de réécrire le code ! Cela passe, d’une part par des guides, des modèles, d’autre part par un accès à l’expertise sur le droit. Une grande réflexion pourrait être lancée sur l’accès au droit avec l’ensemble des acteurs concernés : administration, organisations patronales et syndicales, chambres des métiers, avocats, etc. La France connait un certain nombre de dispositifs (Légifrance ; les conseils départementaux d’accès au droit, etc.) mais est loin du système anglais des ACAS (Advisory, Conciliation and Arbitration Service) ou, aux États-Unis, du service public de l’accès au droit pour les TPE. Evidemment, une telle réflexion sera d’autant plus indispensable si l’on renforce la place des accords collectifs, a fortiori d’entreprise, dont l’accessibilité est actuellement très déficiente.

Contrôler le respect du droit. Les évolutions qui ont été décrites en première partie font que le contrôle du respect du droit du travail va être de plus en plus difficile. L’éclatement de l’entreprise rendra de plus en plus aléatoire l’identification de l’employeur, et donc du débiteur des obligations (la lecture de la fiche de paye ne suffit plus toujours). Toute une partie du processus de production échappe désormais à la protection du droit du travail puisque délocalisée dans des pays qui, pour certains, ne la respectent que très peu. Sous cet angle, il ne faut pas oublier l’Europe sociale, en panne depuis de nombreuses années, et qui aujourd’hui, n’exerce de véritable influence sur le terrain social que pour appeler à la flexibilisation du marché du travail (comme en témoigne la recommandation de la Commission européenne de mai 2015). Renforcer les moyens des juridictions prud’homales, de l’administration du travail, consacrer l’action de groupe constituent d’autres enjeux essentiels. De ce point de vue, la perspective de promouvoir un droit du travail à la carte, différent d’une entreprise à l’autre, laisse perplexe ! Le juge devra-t-il maitriser un droit différent en fonction de l’affaire qui est portée devant lui ? Le problème se posera dans des termes identiques pour l’inspection du travail. Il est édifiant que parmi les exemples communiqués par Matignon pour présenter la réforme à venir du Code du travail, figure l’éviction de l’inspection du travail au profit d’un accord collectif, pour autoriser le travail au-delà de quarante-huit heures hebdomadaires.

Si le statu quo ne peut être la solution, on peut douter que ces questions puissent être résolues, comme cela est annoncé, en renforçant la place du droit négocié dans l’architecture du droit du travail !

 

Il faut sauver le droit du travail, Pascal Lokiec, Editions Odile Jacob, 2015.

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