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L’affaire est entendue : la France est incapable de réformer son marché du travail. Une fois de plus, cette idée reçue est répétée, assénée sans grande considération pour les faits. Mais en matière de droit du travail, les champions européens de la réforme ne sont pas ceux que l’on croit…

 

« Travail : les réformes qui doivent inspirer la France ». Ce titre barrait la Une du principal quotidien économique en France, ‘Les Echos’, ce lundi 9 novembre. Fait générateur de ce sujet : la remise du rapport du Conseil d’orientation pour l’emploi (COE) intitulé « Les réformes des marchés du travail en Europe », daté du 5 novembre 2015 (voir le compte-rendu par Metis : « Réformes du marché du travail en Europe », Metis, 17 Novembre 2015. En page intérieure, le principal article rendant compte du contenu de ce rapport s’intitulait « Marché du travail : la France à la traîne de la dynamique de réforme en Europe ». Bigre ! L’affaire semble entendue : la France se tient à l’écart du changement. Et comme si cela n’était pas suffisant, l’inénarrable Etienne Lefebvre titre son édito du jour : « [La France,] à l’arrière du peloton ». Fermez le ban !

 

Je continuerai à lire ‘Les Echos’ tous les jours. Mais voilà bien ce que j’appelle du mauvais journalisme : une analyse qui satisfait les idées toutes faites, la paresse de la pensée, les travers idéologiques et qui maltraite les faits.

 

Tristes tropiques hexagonales
Les faits justement : le rapport du COE dont il est question a choisi délibérément de ne pas traiter le cas de la France. On peut contester ce choix. Le COE, sans doute, espérait ainsi éviter le prisme franco-français dont le débat sur le marché du travail est coutumier et pouvoir livrer une analyse détachée des enjeux politiques. Mais la contrepartie est qu’il s’est privé d’une pédagogie active : une comparaison aussi objective que possible de la situation de la France par rapport à celle de ses voisins européens aurait apporté de la substance au débat économique et politique. D’autres s’en sont chargés à sa place et à leur manière…

 

En conséquence de ce choix, le rapport du COE se fonde sur une analyse approfondie des réformes conduites dans dix pays permettant de couvrir ce qu’il est convenu d’appeler les « modèles » existants en Europe : modèle continental (Allemagne, Autriche, Pays-Bas), modèle latin (Espagne, Italie, Portugal), modèle anglo-saxon (Irlande, Royaume-Uni), modèle nordique (Danemark, Suède). Le cas de la France n’est pas abordé et pourtant… les trois titres cités ci-dessus sont tous centrés sur la France. Et dans l’art du raccourci idéologique, ‘Les Echos’ était représentatif de l’ensemble de la presse française, qui s’est engouffrée dans le « French labor market bashing »… Indécrottables journalistes incapables de lever le nez de la situation hexagonale ? Certainement… mais pas seulement : cette réaction reflète également la prégnance d’un des préjugés les plus fortement ancrés : la France ne sait pas, ne veut pas, ne peut pas réformer son marché du travail.

 

La France à la traîne de la dynamique de réforme en Europe ?
Comment établir un diagnostic sans préjugé sur la réforme de leur marché du travail par les différents pays européens? Il faudrait pour cela disposer d’un indicateur solide et reconnu. Par exemple, il faudrait pouvoir incrémenter un indicateur par pays à chaque fois qu’une loi, un règlement ou un accord entre partenaires sociaux vient modifier le droit du travail ou le fonctionnement du marché du travail. Il faudrait ensuite que cet indicateur soit sensible à l’intensité de changement apporté par chaque nouvelle disposition. Il faudrait enfin que cet indicateur soit suivi sur longue période et pour chacun des 28 pays de l’UE.

 

Figurez-vous que cet indicateur existe. Il suffit d’aller le chercher dans un nouvel outil proposé par la Commission européenne, qui a rendu public une base de données dénommée LABREF (pour LABour market REForm database). Cette base recense les mesures qui ont un impact sur le marché du travail, prises par chacun des 28 Etats membres de l’Union. J’ai effectué un cumul de cet indicateur sur l’ensemble de la période étudiée, c’est-à-dire de 2000 à 2013. Cela permet d’englober les fameuses lois Hartz mises en oeuvre en Allemagne à partir de 2003. Pour davantage de détails, je vous invite à consulter les résultats que j’ai publiés sur mon blog (voir « Marché du travail : réforme impossible ? »

 

Pour en rester aux conclusions essentielles :
1) Contrairement à une première idée reçue, la France a davantage réformé son marché du travail que la Grande-Bretagne, l’Allemagne, les Pays-Bas ou les pays Nordiques ;
2) Alors qu’il est d’usage d’expliquer que ceux qui ont le plus profondément réformé leur marché du travail sont les pays qui l’on fait par anticipation (Allemagne, Grande Bretagne dans une certaine mesure), on constate au contraire que ce sont les pays qui ont été le plus profondément touchés par la crise qui ont été amenés à réagir. A l’exception de la Belgique, ce sont les pays d’Europe du Sud qui ont réformé le plus intensément : Espagne, Italie, Grèce et Portugal. Ils l’ont fait pour une large part en fin de période (2008-2013), en réaction à la crise financière.
3) C’est immédiatement après ces pays que l’on trouve la France, qui se situe ainsi au 6ème rang parmi les 28 Etats membres.

 

Pour relativiser les jugements hâtifs sur le poids du code du travail ou l’insuffisance de la négociation d’entreprise en France, les commentateurs peuvent aussi lire le rapport officiel remis par Jean-Denis Combrexelle (« La négociation collective, le travail et l’emploi », Rapport au Premier ministre, septembre 2015) dont voici un extrait : « Les commentaires et analyses, tout entiers tournés vers le contenu et la taille du code du travail, ignorent ainsi que de tous les pays occidentaux, la France est l’un des pays qui s’est le plus résolument tourné vers la négociation collective depuis ces dix dernières années. (…) Les pays souvent cités, par exemple l’Allemagne, ont un système juridique beaucoup plus contraignant sans disposer, par exemple, de l’équivalent de l’autonomie des accords d’entreprise par rapport à l’accord de branche ».

 

Matière à réflexion : le dit et le non-dit
Comme on l’a vu, on a fait dire au rapport du COE beaucoup de choses qu’il ne dit pas. A l’inverse, des éléments d’information véritablement utiles qu’il contient n’ont fait l’objet, à ma connaissance, d’aucun commentaire. En voici quelques uns :

 

Le COE s’obstine à commenter très largement le taux de chômage, qu’il met en rapport avec l’intensité des réformes du droit du travail pour juger de la pertinence de ces dernières. Or, chacun sait que le taux de chômage n’est pas un indicateur pertinent de l’efficacité des politiques de l’emploi car il est aussi fortement influencé par le contexte démographique et par les politiques de comptabilisation des chômeurs (ex : les Etats-Unis « sortent » la population carcérale des statistiques ; les Britanniques réduisent leurs chiffres de chômage par le grand nombre d’invalidités). Le taux d’emploi constitue un bien meilleur indicateur. Cela change radicalement le diagnostic proposé par le COE pour bon nombre de pays, dont la France. Là encore, le COE n’en dit rien puisqu’il n’évoque pas le cas de la France mais sur la période étudiée (1er trimestre 2008 au second trimestre 2014), un tableau (page 26 du rapport) montre que la France est l’un des rares pays dans lequel le taux d’emploi (64,5% au second trimestre 2014) ne s’est pas détérioré. En fait, il a chuté fortement pour la population peu diplômée (- 5 points pour les personnes sans diplôme du secondaire). Chez les diplômés de supérieur, le taux d’emploi des Français est à 82% et a progressé d’un point. Cela illustre le défi essentiel que constitue la formation (initiale et continue).

 

Le COE développe une vision très pessimiste (mais bien dans l’air du temps) du dialogue social qui serait devenu pour l’essentiel inefficace. Ainsi par exemple, en Italie, « les réformes engagées en 2012 par le gouvernement Monti, puis plus encore en 2014 par le gouvernement Renzi, n’ont pas fait l’objet de négociation et la concertation s’est le plus souvent vue réduite à la portion congrue ». Chacun sait que le cas italien n’est pas si simple. Cependant, le rapport est beaucoup moins prolixe sur les pays dans lesquels le dialogue social s’est révélé efficace pour conduire une réforme fondamentale du marché du travail, comme le cas des Pays-Bas (sécurisation de l’emploi en 2013) sans même parler du cas français. De même, il ne relève pas que dans le cas italien, une partie de la réforme votée ne pourra pas être mise en œuvre, justement parce que la place réduite allouée au dialogue social a rendu son application politiquement difficile.

 

En France, beaucoup d’observateurs ou d’acteurs politiques ont loué l’efficacité du Jobs Act italien pour l’assouplissement des conditions de licenciement qu’il a introduit. Le COE relève que « les premières analyses de la Banque d’Italie suggèrent que cette amélioration, à la fois quantitative et qualitative, résulte d’abord du renouveau de l’activité économique mais également, à hauteur d’un quart environ, des mesures du Jobs Act (nouvelles règles du licenciement pour un tiers et exonérations sociales pour deux tiers) ». Si l’on compte bien, ¼ x 1/3 = 8%, soit un impact quasi-négligeable…

 

A plusieurs reprises, le COE laisse percer l’opinion selon laquelle la précarisation du travail serait un moyen efficace d’accroître le taux d’emploi. Pourtant, le rapport lui-même, se basant sur une étude de Günther Schmid (« Non-standard employment and labour force participation, a comparative view of the recent development in Europe », Forschungsinstitut zur Zukunft der Arbeit, Discussion Paper n°5087, juillet 2010) affirme que « des études ont montré que le lien entre emploi atypique et l’accroissement de la participation au marché du travail se vérifiait seulement dans le cas du travail à temps partiel » (et non dans les autres formes d’emploi analysés : CDD et travail indépendant). De même, le rapport admet que « le taux de transition vers un emploi à durée indéterminée a fortement chuté dans la plupart des pays, renforçant le risque de marchés du travail à plusieurs vitesses entre emploi salarié à durée indéterminée et contrats temporaires. En Italie, le taux de transition à 3 ans de CDD à CDI est passé de 30 % en 2007 à 18 % en 2012. Son niveau a également baissé aux Pays-Bas, au Portugal, en Espagne et en Suède ». A force de ne pas vouloir commenter le cas de la France, le COE laisse passer une information essentielle, qui apparaît dans un tableau de chiffres : la France est un de pays dans lequel le taux de CDD est le plus important mais où le taux de transition vers un emploi à durée indéterminée est le plus faible, environ 10%. En comparaison la Grande-Bretagne se situe à 50% et l’Allemagne à 40%…

 

Le rapport note que l’externalisation de l’accompagnement des demandeurs d’emploi a commencé à se développer dans les années 1990 en Europe. « Elle répondait notamment à un souci de mise en concurrence des SPE (services publics de l’emploi) ou de recours à des compétences spécifiques, pas nécessairement disponibles en interne. La plupart des pays européens ont désormais recours à l’externalisation, de manière plus ou moins importante, le plus souvent pour les personnes les plus éloignées de l’emploi ». Ce que le rapport omet de dire sur ce point, c’est que les évaluations menées dans la plupart des pays montrent que l’efficacité des OPP (opérateurs privés de placement) en matière de retour (ou d’accès) à l’emploi n’est pas au niveau de celle des SPE. Malgré cela, l’externalisation se poursuit. C’est notamment le cas en France où toutes les évaluations de la Dares et un rapport de la Cour des comptes ont montré les faibles performances des OPP comparées à celles de Pôle emploi. Autre particularité française relevée par la Cour des comptes : Pôle emploi envoyait jusqu’à récemment aux OPP les cas les plus difficiles. Un virage à 180 degrés a été pris en février 2014, le conseil d’administration ayant décidé qu’à partir de 2015 ces cas recevront un accompagnement renforcé en interne, tandis qu’à l’inverse les cabinets privés géreront les demandeurs d’emploi les plus autonomes. On peut ainsi espérer une amélioration des taux de retour à l’emploi obtenus par les OPP !

 

Avec une certaine condescendance, le COE indique que ce rapport « constitue à ce jour le seul document analysant de façon globale le mouvement de réformes qui s’est accéléré avec la crise dans les pays européens ». Je lui conseille la lecture du rapport que l’ETUI (European Trade Union Institute) consacre chaque année à la question, dont la dernière publication (« Benchmarking Working Europe 2015 ») remonte à mars 2015. Le COE pourrait y trouver nombre de faits et d’idées moins conventionnelles que ceux qu’il développe. Par exemple, à la page 26 de ce rapport, l’ETUI compare la situation des deux pays ayant les taux de chômage les plus élevés parmi l’UE (Grèce et Espagne) avec celle des deux pays qui disposent du taux de chômage le plus réduit (Allemagne et Autriche) : en comparant les indices de protection de l’emploi (OCDE), les taux de remplacement de l’assurance chômage, la structure de la négociation salariale et l’intensité des réformes du marché du travail, l’ETUI arrive à la conclusion que « la différence entre les deux meilleurs pays et les deux derniers s’explique par des éléments qui agissent en sens opposé à ce que prétendent les avocats des réformes du marché du travail ou par une absence de relation ». En conséquence, « le marché du travail n’est pas la clé des différences de performance des politiques de l’emploi et ne peut donc pas non plus être au centre des solutions » ! On peut ne pas être d’accord, mais le constat vaut analyse…

 

Le statu quo, c’est maintenant ?
Et maintenant ? Les constats posés par l’ouvrage de Robert Badinder et Antoine Lyon-Caen, le rapport de Terra Nova Jacques Barthélémy et Gilbert Cette, celui de l’Institut Montaigne et le rapport officiel remis par Jean-Denis Combrexelle convergent vers la nécessité de poursuivre la réforme du droit du travail, tout en veillant à renforcer les acteurs de la négociation sociale. La réforme présentée par le Premier ministre et la ministre du Travail à Matignon le 4 novembre 2015, pompeusement intitulée un « code du travail pour le XXIe siècle », qui se traduira par un projet de loi présenté au premier trimestre 2016, risque de décevoir en renvoyant à 2017 l’essentiel des mesures.

 

Pour aller plus loin :
European Commission (2015) LABREF-LAbour market REForm database

 

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J’aime le débat, la délibération informée, folâtrer sur « la toile », lire et apprécier la vie.

J’ai effectué la plus grande partie de mon parcours professionnel dans le Conseil et le marketing de solutions de haute technologie en France et aux États-Unis. J’ai notamment été directeur du marketing d’Oracle Europe et Vice-Président Europe de BroadVision. J’ai rejoint le Groupe Alpha en 2003 et j’ai intégré son Comité Exécutif tout en assumant la direction générale de sa filiale la plus importante (600 consultants) de 2007 à 2011. Depuis 2012, j’exerce mes activités de conseil dans le domaine de la responsabilité sociétale des entreprises (RSE) au sein du cabinet que j’ai créé, Management & RSE. Je suis aussi administrateur du think tank Terra Nova dont j’anime le pôle Entreprise, Travail & Emploi. Je fais partie du corps enseignant du Master Ressources Humaines & Responsabilité Sociale de l’Entreprise de l’IAE de Paris, au sein de l’Université Paris 1 Sorbonne et je dirige l'Executive Master Trajectoires Dirigeants de Sciences Po Paris.