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par Chantal Hémard

Alors qu’en France, les « entretiens professionnels » devraient se mettre en place dans les entreprises en 2016, que penser de la mise au rencart de l’évaluation individuelle des salariés aux Etats-Unis ? Chantal Hémard, consultante en formation et Ressources Humaines, analyse cette nouvelle tendance.

chantal hemard

Il semble que dans les sociétés de conseil (Accenture et Deloitte) se dessine une tendance à mettre de côté la traditionnelle évaluation annuelle des salariés et le système de classement qui l’accompagne (Lillian Cunningham « In big move, Accenture will get rid of annual performance reviews and rankings », Washington Post, 21 juillet 2015). 6% des entreprises listées au Fortune 500 s’engageraient dans ce mouvement. Le revirement de ces sociétés, conceptrices de systèmes d’appréciation complexes, mérite des commentaires de la part de chercheurs travaillant sur l’évaluation individuelle depuis sa généralisation.

Plusieurs limites sont invoquées : trop lourd, trop cher, consommation excessive de temps et d’énergie, routine lassante, suivi aléatoire, et place laissée à l’opportunisme. Ainsi, le rendement de l’évaluation individuelle ne serait pas prouvé. Ces limites ont maintes fois été prédites, puis constatées, par les chercheurs depuis les années 90 (Boussard, Crifo, Dejours, Dujarier, Eymard-Duvernay, Ganem, Hémard, Léné, Oiry, Reyre, Richebé, Trepo, Verkindt et beaucoup d’autres dans toutes les disciplines gestion, psychologie et sociologie du travail, économie). Pourtant l’évaluation individuelle a été déployée dans toutes les organisations, y compris le secteur public.

Ainsi, bien que les méfaits de l’évaluation individuelle (surtout la notation) sur le travail collectif et ses incidences sur la santé aient été démontrés, celle-ci s’est instaurée depuis 30 ans au sein des organisations, en étant parfois réclamée par les IRP poussées par les salariés eux-mêmes. Avant de la mettre au rencart, il est donc utile de regarder de plus près ce qu’elle a fabriqué, de prendre le temps de la réflexion pour comprendre la place qu’elle occupe et les fonctions qu’elle exerce.

 

L’entretien individuel et la socialisation
Il s’avère que deux aspects fonctionnels ont été révélés. En premier lieu, nous avons montré (Hémard, 2006) que l’entretien annuel d’évaluation, quand il est correctement conduit et qu’il n’est pas contrarié par des outils informatiques sophistiqués, exerce une fonction de socialisation des salariés à deux niveaux.

Le premier est celui de l’échange particulier entre le salarié et son responsable hiérarchique qui donne l’espoir d’être reconnu dans ses efforts. De plus, ce premier niveau a pour fonction de générer « un signal permettant de convaincre de l’existence d’un « esprit d’équipe » au sein du collectif de travailleurs » (P.CRIFO-TILLET,M.A.DIAYE,N.GREENAN, « Pourquoi les entreprises évaluent-elles individuellement leurs salariés ? »). C’est-à-dire une sorte d’incitation non monétaire pour favoriser la coopération. Les entretiens annuels entretiendraient «un système de croyance concernant l’esprit d’équipe et la reconnaissance du travail » plutôt qu’un système de gain monétaire. Le deuxième niveau est celui de l’accompagnement des parcours professionnels dans un univers organisationnel complexe, où les repères de classification ont été progressivement effacés.

Cette fonction de socialisation a contribué à consolider l’existence de l’évaluation individuelle au fil des années par la construction progressive de conventions d’évaluation. C’est souvent pour cette raison que les changements apportés dans les dispositifs d’évaluation suscitent de multiples réactions car ils viennent bousculer les conventions laborieusement établies.

L’évaluation en continu
Les grandes sociétés de conseil projettent de supprimer la notation et de remplacer l’évaluation individuelle par un mode d’évaluation « en continu, tout au long de l’année » (Accenture) ou une simplification par le biais de quatre questions (Deloitte) dont la réponse doit être immédiate voire se faire par oui ou par non. Cette évaluation est voulue fluide, quotidienne ou hebdomadaire.

Or, les chercheurs ont montré que les salariés et leurs responsables mettaient en œuvre depuis toujours une évaluation continue pour ajuster les contributions et le fonctionnement des coordinations. Qu’est-ce qui fait la différence ? Il est utile pour y répondre de savoir distinguer l’évaluation-contrôle de l’évaluation pragmatique au service de l’action. Or, sous couvert de l’inutilité de l’évaluation individuelle, on instaure encore plus de contrôle. C’est inquiétant car le renforcement de l’évaluation-contrôle à tout instant va sans aucun doute conduire à la perte d’innovation et à des risques psychosociaux. En outre, c’est l’inefficacité et la chronophagie de l’évaluation-contrôle qui a conduit à la remise en cause de l’évaluation individuelle. Nous mettons donc en garde les gestionnaires qui ont la volonté de la renforcer.

Par contre, l’évaluation au service de l’activité peut soutenir et structurer la coopération et donc renforcer le fonctionnement collectif à condition qu’elle ne soit pas reliée à des sanctions et qu’elle ne soit pas utilisée pour rechercher un « coupable ».

Par ailleurs, la législation, depuis 30 ans, a progressivement apporté des cadres formalisés à l’évaluation, notamment l’obligation de conduire un entretien professionnel tous les deux ans. Cette obligation légitime la partie destinée à la construction du parcours professionnel auparavant intégrée à l’entretien annuel d’évaluation. Elle vient en quelque sorte graver dans le marbre le 2e niveau de la fonction de socialisation que nous avons mis en évidence dans nos recherches. Par le biais de l’entretien professionnel, cette fonction de socialisation est élargie pour envisager un parcours professionnel qui peut se réaliser dans d’autres entreprises ou organisations. Nous avons montré qu’il pouvait présenter la même limite que l’entretien annuel, à savoir l’absence de suite du fait du manque d’opportunités à saisir au sein des entreprises, du manque d’informations détenues par le responsable, enfin de la difficulté à ajuster la demande à un besoin. Toutefois, la discussion sur les perspectives d’évolution du salarié peut contribuer à inscrire ce dernier dans un tissu de relations qui, comme chacun sait, est le levier le plus efficace pour construire un parcours professionnel.

Pour conclure, même si l’entretien professionnel pourrait décevoir à terme, nous préconisons de maintenir l’entretien d’évaluation-valorisation car il contribue à accorder de la reconnaissance, ressort essentiel de la motivation et de la santé au travail.

 

 

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