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par Gérard Reyre

L’évaluation fait partie de la reconnaissance du travail. Le pire et le meilleur peuvent se côtoyer. La nouvelle mode de l’évaluation « en continu » signifie un retour en force de la norme et de son corollaire la dualité du bien et du mal.

 

Gerard Reyre

Depuis les années trente, les grandes sociétés de conseil font la pluie et le beau temps dans les pratiques de management. Par un réflexe moutonnier et de parfaite incurie, les grandes entreprises sautent régulièrement à pieds joints sur les diktats du prêt à penser qu’il faut accepter comme la dernière trouvaille qui fait mode.
Qu’ont-elles donc inventé ces sociétés de conseil pour redorer un blason qui se fane ces derniers temps ? L’abandon de l’entretien annuel d’évaluation pour cause d’impéritie ! La belle affaire ! Il existe une littérature abondante, de nature sociologique, qui a produit depuis belle lurette un décryptage lucide de ce dispositif. On en connaît tous les ressorts, toutes les impasses et même certains avantages. Alors quoi ? Qu’apprend-t-on de cette nouvelle fausse monnaie ? Le coût, le temps, la routine, le manque d’impact sur la performance, tels seraient les principaux arguments de cette remise en question. N’attendons pas de la médiocrité des énoncés produits d’en apprendre plus (trois slides devraient faire l’affaire !), mais sautons directement à la solution avancée : l’évaluation en continu et le jugement immédiat.
On devine les options expéditives et la rationalité sous-jacente.

 

Saisi dans l’immédiateté, à la fin de chaque mission (ou projet), le jugement tombe, bon ou mauvais et… à l’affaire suivante. Le référent est de type métrologique, on isole la production ou le rendement indépendamment des déterminations de cette production. On devine l’effort de l’évaluateur : perfectionner son outil de mesure et s’autoriser la sanction. Il se fait comptable, teneur de comptes. Comme on le sait, les comptes ont une vérité, c’est indiscutable ! Pourquoi donc envisager une discussion, interminable, aléatoire, sur l’activité, le travail, alors que le contrôle suffit ! La conception du contrôle, cette philosophie (très) pratique, a été maintes fois dénoncée comme l’une des causes de la détérioration du climat et de la santé au travail, mais passons. Ce qu’il faut retenir ici est avant tout logique : le retour en force de la norme et de son principe de non-contradiction fondé sur l’héritage aristotélicien, substantialiste et catégoriel. Il existe en effet une relation fondamentale entre la conception du contrôle et les mécanismes de prise de décision. Il s’agit bien d’une vision du monde dans laquelle la normativité prend inévitablement un caractère moral. Ce qui se cache dans l’abandon de ce pauvre entretien annuel n’est donc pas qu’il est inadéquat, inadapté, ou entaché des pires défauts, c’est qu’il est en dehors de la dualité du bien et du mal (le vrai et le faux se laissant mal séparer du bien et du mal).Toute conversation est par conséquent inadéquate avec cette conception du jugement. On ne la discute pas !

Contrairement à ce que laisserait entendre la formule d’ « évaluation continue », le temps ne fait rien à l’affaire. Le type de contrôle envisagé par les cabinets de conseil est hors le temps. Dans la mesure où la vérité (des chiffres) est suffisamment établie pour être durable en économie capitaliste, le temps n’est pas une dimension crédible, apte à être prise en considération ou alors c’est du temps logique dont il s’agit. Il y a un avant et un après, le contrôle se faisant a priori ou a posteriori, quand il n’est pas encore temps ou qu’il est trop tard, pour améliorer, modifier, transformer, en un mot : évaluer.

Enfin, et contrairement à l’impression de modernité et d’agilité que donne cette modification de l’évaluation des salariés, le geste est résolument conservateur et peureux. Outre qu’il sanctionne la réalisation au profit du simple (oui simple) résultat, il a pour visée de maintenir l’ordre au détriment de la connaissance. Il se pose alors, par cette forme lénifiante et managériale, en parfaite contradiction avec les arguments qui circulent dans l’air du temps sur les conditions du changement et la transformation des pratiques.

 

Gérard Reyre est professeur associé à l’Université Paris Est

 

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