Tel est l’exploit ou la gageure du livre de Pierre-Noël Giraud « L’homme inutile ». Même si, dit-il, l’homme inutile est une réalité très largement invisible pour l’économie et pour la politique. Tout le livre tend à démontrer pourquoi aujourd’hui, c’est un impératif. Une phrase lapidaire d’une grande simplicité peut résumer son propos :« Les damnés de la terre étaient, au XIXe et au XXème siècle, les colonisés et les surexploités ; au XXIe siècle, ce sont des hommes inutiles ».
Mais pour pouvoir l’affirmer, il faut :
prendre en compte la dimension historique des grandes évolutions économiques et politiques pour expliquer pourquoi les damnés qui étaient autrefois les colonisés et les surexploités dans le conflit capital travail sont aujourd’hui et seront demain rangés dans la catégorie des hommes inutiles. Comment expliquer et analyser cette mutation à l’échelle mondiale ?
pouvoir démontrer que cette catégorie d’hommes inutiles va se développer si de nouvelles politiques économiques ne sont pas mises en œuvre. Pour cela, Pierre-Noël Giraud s’appuie sur des raisonnements économiques, c’est-à-dire qu’il conçoit et met en œuvre des modèles économiques pour expliquer et dessiner des prospectives.
Ce livre comporte quatre parties qui sont autant de contributions passionnantes :
La première traite de la science économique. Il constate que les idées économiques sont susceptibles d’avoir un impact fort sur la réalité économique ; elles constituent un enjeu important. Mais d’autre part, il dénonce l’impérialisme d’une pensée qui prétend énoncer des lois économiques générales a-temporelles alors que chaque société est régie par des lois qui lui sont spécifiques. Encore faut-il savoir les identifier et construire les conditions de leurs évolutions: tel serait le bon usage de l’économie. Pour que le lecteur puisse s’y retrouver, Pierre-Noël Giraud propose de bien distinguer quatre temps dans la démarche qui articule des étapes qui relèvent du politique et d’autres où les économistes sont seuls à la manœuvre. Aux économistes de construire le cadre analytique pour traiter une question, de construire des modèles et de valider des théories, puis, une fois que le choix de l’objectif collectif aura été défini, de préconiser des politiques. Il restera au politique, « in fine », de décider si la mise en œuvre des préconisations est politiquement possible.
Dans la deuxième partie, Pierre-Noël Giraud illustre cette démarche en l’appliquant dans trois directions :
dans un chapitre intitulé « L’adieu à Malthus », il reprend l’idée de Malthus qui prévoyait qu’il y aurait une surpopulation. Il reformule cette théorie et montre que si globalement les ressources ne feront pas défaut, le problème croissant sera un problème de « poubelle » conduisant à des atteintes locales au capital naturel renouvelable ; ces dernières seront susceptibles d’engendrer des cercles vicieux et de rejeter des hommes dans des trappes de pauvreté (première catégorie d’hommes inutiles) ;
dans un chapitre traitant de la globalisation et des inégalités, il propose un modèle pour comprendre pourquoi les inégalités entre certaines régions du monde ont diminué alors que l’on assiste à une croissance des inégalités des revenus et des patrimoines partout. Ceci est aujourd’hui bien connu (cf les compte-rendus de Metis : Mondialisation et inégalités : fausses idées et vraies menaces, le capital au XXIème siècle de Piketty) mais Pierre-Noël Giraud en apporte une modélisation particulièrement éclairante. Il explique bien pourquoi le nombre d’hommes inutiles est en croissance.
Enfin, il aborde la question de l’instabilité de la finance. Dans ce chapitre très fouillé, on retiendra l’idée que des décalages entre la somme des droits auxquels chacun croit avoir droit et ce que sont réellement les revenus à partager sont apparaissent de plus en plus . Ces décalages, Pierre-Noël Giraud les appelle , d’une manière imagée, des mistigris : le problème est de les faire disparaître ou de les refiler à d’autres (qui payent « in fine » !). Cela induit une errance accrue de la conflictualité économique. Cette instabilité a évidemment un impact important sur le développement économique, sur le chômage et donc sur le nombre des hommes inutiles.
La troisième grande partie est consacrée à la définition de l’Homme inutile. La phrase de René Descartes citée au début du livre en donne quelque idée : « C’est proprement ne valoir rien que de n’être utile à personne ». Il montre que l’inutilité est un concept qui désigne une relation et non une caractéristique intrinsèque d’un individu. Il en donne un double critère : c’est être inutile aux autres et être inutile à soi. « L’inutilité aux autres prend elle-même deux formes, l’une immédiatement perceptible car elle se manifeste par un « coût » pour les autres, l’autre moins, car elle est dynamique et se manifeste dans la durée. L’inutilité à soi, c’est l’impossibilité de progresser, d’exercer des libertés fondamentales qui permettraient, en redevenant utile à soi, de se rendre aussi plus utile aux autres ». Ce deuxième critère est largement inspiré par les travaux d’Amartya Sen. Pierre-Noël Giraud montre deux choses :
l’inutilité aux autres et à soi est une absurdité économique (personne n’y gagne) et elle est source d’humiliation et de conflits politiques,
s’attaquer à l’inutilité est plus pertinent que de s’attaquer à la pauvreté comme on a voulu le faire, notamment par la seule croissance. Il faut le faire en trouvant les moyens d’éradiquer les trappes à pauvreté qui sont des nasses où ceux qui y sont enfermés n’ont aucun moyen d’en sortir.
Signalons que Pierre-Noël Giraud décline chacune de ses analyses pour trois types de pays : les pays rattrapés, les pays émergents et les pays stagnants. Les formes d’inutilités n’y sont pas les mêmes.
La dernière partie comporte deux chapitres : les préconisations qu’il décline selon les trois domaines examinés (nature, globalisation et finance) et à trois niveaux (national, Europe et global). Nous y reviendrons. Ce chapitre est complété par un questionnement du politique pour tenter de répondre à la question : alors que l’on sait ce qu’il faut faire et comment le faire, pourquoi ne fait-on pas ? C’est la question du politique.
Pour cela Pierre-Noël Giraud se livre à une analyse historique stimulante partant de l’idée qu’il existe de grands cycles politico-étatiques « dans lesquelles les rapports entre politique et Etat prennent une forme spécifique, propre au cycle et fortement influencée par les événements politiques qui l’inaugurent ou en scandent le déroulement ». Ainsi il identifie un cycle qui s’est achevé : il s’est déroulé de la Commune de Paris à celle de Shanghai en 1968. Dans ce cycle, le rapport entre le politique et les Etats a pris la forme particulière d’une opposition entre « réformes » et « révolution » . En ce qui nous concerne, ce rapport a pris, après-guerre, la forme d’une croissance sociale-démocrate autocentrée avec les Trente Glorieuses. Un nouveau cycle doit prendre forme. Il faut pour cela une politique inventive qui ne peut venir que de politiques hétérogènes, les partis-Etats actuels étant impuissants à générer ces politiques inventives.
A ce stade de notre lecture, l’envie vient d’avoir quelques éléments plus concrets concernant la France, située dans la catégorie des pays rattrapés. Nous le ferons essentiellement à partir du chapitre sur les globalisations.
L’analyse qui va suivre permet de montrer en quoi nos cadres analytiques qui façonnent encore largement nos modes de pensée ne sont plus pertinents : c’est la macroéconomie keynésienne en économie ouverte et la version moderne du théorème de Ricardo sur le commerce international et les bienfaits du libre-échange. Une des raisons est que ces cadres ignorent un facteur de production aujourd’hui fondamental : la connaissance et le rôle joué par des imperfections de marché comme les effets d’agglomération .
Pierre-Noël Giraud construit un modèle qui tire les leçons des globalisations ( numérique, financière, concernant les firmes). Le monde, dit-il, est une mosaïque de territoires économiques sous souveraineté étatique.
L’élément important est le rôle joué par les firmes globales qu’il qualifie d’« acteurs nomades » : « Elles mettent en compétition tous les territoires pour la localisation des différentes activités constituant les segments de chaînes de valeur éclatée ». Ce faisant, elles induisent deux catégories d’emplois et de biens et services, les nomades et les sédentaires. Les emplois nomades sont mis en compétition par les firmes globales d’un territoire à l’autre : les revenus des emplois nomades proviennent de la production et de la vente de biens et de services internationalement échangeables . Les emplois sédentaires, quant à eux, sont en compétition directe avec des emplois situés sur le même territoire : ils tirent leurs revenus de la production de biens et de services sédentaires.
À partir de là, il pose l’équation suivante qui renouvelle complètement la dynamique économique des territoires
PIB= (n x N) x (Rw x PT) x 1/(1-s)
Où N représente la population totale d’un territoire, n la part des nomades dans ce territoire,
Rw x PT est le revenu moyen par tête des nomades du territoire, Rw étant le revenu par tête moyen de l’ensemble des nomades dans le monde et PT un coefficient qui mesure le revenu par tête relatif des nomades d’un territoire particulier par rapport à la moyenne mondiale Rw, s est un paramètre qui mesure la préférence des consommateurs pour les biens et services sédentaires : plus il est grand, plus les consommateurs du pays (nomades et sédentaires) consomment de biens et services produits localement.
A partir de là, il élabore une théorie sur la base de ce modèle en précisant les dynamiques de n et de s dans les différents territoires sous l’effet de la diffusion des connaissances par les firmes globales. On voit bien que si n et/ou s diminuent, le PIB c’est à dire l’ensemble des revenus sera réduit. Pierre-Noël Giraud indique ainsi que, d’une manière générale, n, proportion d’emplois nomades, a diminué dans les pays développées mais à des rythmes différents : en France, elle est passée de 25% en 1990 à 15% en 2010, en Allemagne, ces chiffres sont respectivement de 30% et de 24%.
Il s’ensuit une rupture des solidarités économiques et territoriales. Par exemple, la compétition pour la localisation des emplois nomades (dont on a vu l’importance) peut se jouer sur les salaires : à ce titre, plus les sédentaires d’un territoire sont pauvres, plus les nomades de ce territoire sont compétitifs sur l’arène mondiale.
C’est ainsi la fin des solidarités économiques objectives à l’œuvre dans les économies fermées. C’est aussi la fin des contraintes de réalisation territoriales qui, pendant la phase de croissance sociale-démocrate auto-centrée, voulait que le pouvoir d’achat distribué notamment aux salariés soit suffisant pour acheter la production des firmes nationales.
Il en résulte que « la double mise en compétition généralisée – des salariés nomades et indirectement des sédentaires par les firmes globales, des firmes globales par l’industrie financière – conduit sur le plan mondial à une sous-consommation et en conséquence à une sur-accumulation de capital qui promet de gigantesques purges ».
Enfin cette mise en compétition des emplois nomades par des firmes globales a pour conséquence l’errance des conflits économiques. L’enjeu du partage primaire de la valeur ajoutée a perdu de sa substance : les salariés nomades revendicatifs peuvent facilement être remplacés par d’autres salariés dans d’autres territoires. Les seuls conflits salariaux ont encore du sens dans des secteurs sédentaires (sous réserve que le chômage ne soit pas élevé). Quant aux hommes inutiles, ils n’ont personne contre qui lutter. En ce sens, la dynamique de la lutte de classe, version sociale-démocrate, s’est évanouie.
Dans ce contexte, notamment dans les pays rattrapés où la part des nomades (n) ou leur revenu par tête (PT) tendent à diminuer, il se produit un déversement de nomades vers les sédentaires ce qui se traduit , selon les caractéristiques des marchés du travail, par du chômage de longue durée, de l’exclusion ou par des emplois précaires, faiblement rémunérés etc.. bref par un développement du nombre d’hommes/femmes inutiles.
Les solutions ne sont à chercher ni du coté de la sortie de l’Euro, ni du protectionnisme, ni par une flexibilisation accrue du marché du travail, ni même par le tout-formation mais par une politique active pour renforcer la part des nomades du territoire (n) et la part de préférence des consommateurs pour les services et produits locaux (s).
Pourquoi alors mettre l’homme inutile au cœur de la réflexion ? Certes pour construire des sociétés plus justes ( au sens de Rawl et de Sens) mais , d’une manière urgente, parce que cette errance des conflits économiques et sociaux ne permet pas de trouver des acteurs, des interlocuteurs à mettre autour d’une table pour négocier. Mais nos sociétés ont besoin de responsables voire de coupables pour expliquer les maux de nos sociétés (dont bien sûr l’accroissement du nombre d’hommes/femmes inutiles) : ces conflits impossibles ne sont-ils pas en train de réapparaître sous la forme mutante d’une « guerre civile contre l’allogène ». Pierre-Noël Giraud se demande si « plus généralement, la forme contemporaine de la politique dans le monde n’est-elle pas en voie de devenir la guerre civile, sous l’effet de la fin de la lutte des classes, de l’aggravation des inégalités et de la multiplication des trappes d’inutilité du fait des globalisations » ? Il faut mentionner que le thème de l’immigration parcourt ce livre, le migrant n’est-il pas souvent dans son territoire un inutile qui espère devenir utile ailleurs ?
On regrette de n’avoir rendu compte que d’une partie de ce livre foisonnant, puissant et d’une grande cohérence. Pour finir, et laisser le lecteur sur sa faim, il convient de citer la conclusion générale que nous livre Pierre-Noël Giraud sous forme d’un triangle d’incompatibilité de l’homme inutile. Il nous dit que les trois propositions suivantes sont incompatibles :
il n’existe nulle part d’hommes inutiles ;
les politiques économiques des états sont indépendantes ;
les firmes nomades font circuler tout, sauf les hommes.
Quant deux propositions sont vraies, la troisième est fausse… À méditer.
Pour en savoir plus
L’Homme inutile – Du bon usage de l’économie- par Pierre-Noël Giraud – Edition Odile Jacob- 2015
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