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Educateur de rue au début de sa vie professionnelle, Louis JOINET la termine comme Premier avocat général à la Cour de cassation et expert le plus réputé de l’ONU sur les questions de droits de l’homme. Une carrière étonnante qui s’explique par une vigueur hors du commun et une fidélité sans faille à ses convictions initiales qu’il raconte avec une simplicité pleine de gaité et de pittoresque, où l’accordéon se mêle au tragique dans un cocktail inhabituel chez ces grands serviteurs de l’Etat.

 

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Louis JOINET n’est pas le personnage le plus médiatique de la saga des années socialistes de 1981 à 1995 mais, à l’image d’autres fonctionnaires qui structurèrent les cabinets ministériels, il eut un rôle crucial dans cette articulation entre la volonté politique (ses déterminations mais aussi ses hésitations et ses contradictions) et les mises en œuvre par les services de l’Etat où les partisans de l’ordre ancien restaient nombreux et déterminés. Et sur quels dossiers ! Ceux qui impliquent d’autres puissances, ceux qui sont purement intérieurs.

S’articulent avec la politique étrangère, avec les rituels de la diplomatie mais aussi avec les débordements les plus violents, les affrontements avec le terrorisme. La lutte contre le terrorisme basque menée avec rigueur mais qui n’est pas exclusive d’une aide précieuse apportée à ceux, Etarras ou gouvernants espagnols qui veulent trouver les voies de la négociation avec la nouvelle démocratie espagnole pendant que d’autres gouvernants espagnols arment un contre-terrorisme qui assassinera en France. La lutte aussi – déjà – contre le terrorisme moyen-oriental où, entre initiatives syriennes, iraniennes et soutiens de la Stasi, le territoire français sert de champ de manœuvre mortifère pour des intérêts qui lui restent largement étrangers. Sans oublier le terrorisme arménien.

Relève pleinement de la politique intérieure la décision la plus emblématique de cette période : la suppression de la peine de mort. Les porteurs de convictions humanistes découvrirent la haine obsidionale des convaincus de la répression extrême, capables de mobiliser des tentations factieuses au sein des forces de police gangrénées par des années de colonisation gaullistes et mal guéries des ressorts racistes qui les animaient du temps, si frais encore dans les mémoires, des colonisations, par les assassins du SAC, par les barbouzes flamboyantes ou médiocres de la tuerie d’Auriol.

Mais, derrière ces dossiers dramatiques, il y a aussi les travaux de fond d’une période dominée par une volonté réformatrice. Régler la question du Larzac, reconnaitre l’objection de conscience, dissoudre la Cour de sûreté de l’Etat, « civiliser » la justice militaire : symboles pour la gauche de sa volonté de transformation sociale, ils étaient aussi pour la droite les symboles de sa volonté de résistance avec, pour la porter, fonctionnaires et magistrats pénétrés de l’illégitimité de la gauche qui colonisaient des rouages essentiels des administrations régaliennes.

Qui se rappelle vraiment ce que furent vraiment ces années d’affrontements avec une droite de combat, les Pons, Toubon, d’Aubert … dont l’exaspération grandissait au fil des mois quand François Mitterrand démontrait jour après jour qu’il fallait oublier les précédents du Cartel des gauches et du Front populaire avec leur effondrement gouvernemental au bout de quelques mois. Les deux premières années fatidiques s’écoulaient, le gouvernement Fabius succédait au gouvernement Mauroy et la France restait de gauche en dépit d’élections locales calamiteuses. Et même elle le redevenait après deux ans d’une cohabitation où la rage revancharde, du type le retour des émigrés, les Balladur, Pasqua et autres Léotard, reconstituait le potentiel de gauche.

Louis JOINET, c’est toute cette période. Mauroy, Fabius, Rocard, Cresson, Bérégovoy, il est de toute cette aventure, le seul sans doute de tous les cabinets à avoir servi sans discontinuer au même poste, aussi proche de Matignon que de l’Elysée, aidant la place Vendôme dans son affrontement structurel avec la place Beauvau. En soi c’est un itinéraire exceptionnel.

Mais ce qu’il a d’encore moins banal, c’est qu’au long de toutes ces années, Louis JOINET connaît une autre continuité : il est expert indépendant à la sous-commission de la promotion et de la protection des droits de l’homme de l’ONU. Quand on sait ce qu’est le rythme de vie de Matignon, on reste interloqué qu’il ait pu mener avec constance cette autre mission. Et ce n’est pas le moindre plaisir de cette lecture que de découvrir ce rouage crucial de l’internationalisation des droits de l’homme. Là, malgré la présence vigilante des régimes soviétiques, des dictatures sud-américaines, des absolutismes moyen-orientaux, se forge péniblement mais réellement un droit pénal international des droits de l’homme qui sait aujourd’hui condamner à de vraies peines de prison des Serbes, des Cambodgiens ou des Sierra-léonais en attendant de pouvoir un jour s’attaquer à de plus grands seigneurs (saigneurs) du désordre international. Les tranches de vie de cet organisme, la persévérante détermination sur des années pour faire avancer un projet de résolution, les batailles minuscules mais décisives lors des visites de prison de l’Iran à Haïti en passant par les camps de réfugiés australiens sont une formidable révélation de ce que peut la patience sans faille alliée à la capacité de déclencher un scandale pour faire bouger des régimes soucieux malgré tout de respectabilité internationale. Sa description si concrète, si imagée de ces heures de discussion feutrée, de ces petits arrangements entre collègues devenus amis au fil des ans et acceptant parfois d’oublier ou de contourner leurs instructions officielles pour laisser passer un texte de progrès donne une image de la vie quotidienne dans ces organismes onusiens qui est une vraie découverte.

Et pour les amateurs de relations sociales que sont les lecteurs de Metis, il y a la chronique de naissance du Syndicat de la magistrature. C’est tout d’abord une hiérarchie judiciaire si profondément conservatrice, voire réactionnaire, qui se prend à son propre piège. Elle est fascinée par la conquête des rouages de l’Etat par les énarques aux solidarités de corps sans faille. Elle rêve donc d’une ENA judiciaire et réussit à créer l’Ecole nationale de la magistrature. Et elle s’aperçoit bien vite qu’elle a mis en place un véritable bouillon de culture où de jeunes auditeurs idéalistes, aux profils psychologiques bien différents des candidats à l’ENA, vont prendre au sérieux, tellement au sérieux ce qu’on leur raconte sur l’éthique de la magistrature, sur l’éthique de la justice, sur la dynamique conflictuelle entre l’autorité judiciaire et les pouvoirs constitutionnels. A l’ENA on parle de service public, mais surtout de la puissance de l’Etat, de ses responsabilités dans le développement économique, dans le développement social, dans les relations interétatiques. A l’ENM on parle de justice, de la justice telle qu’elle devrait fonctionner et on confronte cet idéal à l’abaissement méthodique des juges par les dirigeants politiques, administratifs et économiques. Tout cela baigne dans ce jaillissement d’idées qui précède et prépare mai 68, s’inscrit dans l’émergence de tous ces clubs, tels le club Jean Moulin, qui veulent que la société française s’échappe du conformisme si pesant de ces années de gaullisme déclinant au profit d’une UDR abonnée aux scandales immobiliers. Il y a dans ce récit de Louis JOINET une allégresse contagieuse, hélas génératrice d’une terrible mélancolie devant la contemplation de l’atonie actuelle. Le récit des sournoiseries que déploie la hiérarchie de la Chancellerie pour freiner les progressions de carrière de ces turbulents jeunes gens et de l’utilisation par ceux-ci de toutes les échappatoires que leur offre leur statut est un vrai délice.

Enfin quelques mots sur le titre de ce récit de vie : « Mes raisons d’Etat ». Idéaliste, Louis JOINET l’est resté. Mais aux postes qu’il a occupés, dans les missions internationales qu’il a accomplies, il s’est constamment heurté à « LA » raison d’Etat. Il a dû apprendre à composer par moments, quand un début de justice boiteuse prenait la place d’un arbitraire absolu, par exemple quand la force brute des dictateurs argentins n’acceptait de céder qu’à la condition d’une garantie d’impunité pour les abominations du passé. Cette voie étroite qu’il faut bien emprunter, malgré les déchirements de la conscience, au nom des incontournables étapes dans le progrès. Un grand, un beau témoignage, conscient du travail accompli et miraculeusement préservé de la vanité.

 

Pour en savoir plus :

Louis JOINET, Mes raisons d’Etat, mémoires d’un épris de justice, Ed. La découverte, 2013

 

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Universitaire spécialisé en finances publiques (et en histoire des idées politiques), je suis appelé au ministère du Travail en 1974 pour y créer un département d’études permettant d’adapter le budget à l’explosion du chômage. Très vite oubliées les joies subtiles du droit budgétaire et du droit fiscal, ma vie professionnelle se concentre sur les multiples volets des politiques d’emploi et de soutien aux chômeurs. Etudes micro et macro économiques, enquêtes de terrain, adaptation des directions départementales du travail à leurs nouvelles tâches deviennent l’ordinaire de ma vie professionnelle. En parallèle une vie militante au sein d’un PS renaissant à la fois en section et dans les multiples groupes de travail sur les sujets sociaux. Je deviens en 1981 conseiller social de Lionel Jospin et j’entre en 1982 à l’Industrie au cabinet de Laurent Fabius puis d’Edith Cresson pour m’occuper de restructurations, en 1985 retour comme directeur-adjoint du cabinet de Michel Delebarre. 1986, les électeurs donnent un congé provisoire aux gouvernants socialistes et je change de monde : DRH dans le groupe Thomson, un des disparus de la désindustrialisation française mais aussi un de ses magnifiques survivants avec Thales, puis Pdg d’une société de conseil et de formation et enfin consultant indépendant. Entre-temps un retour à la vie administrative comme conseiller social à Matignon avec Edith Cresson. En parallèle de la vie professionnelle, depuis 1980, une activité associative centrée sur l’emploi des travailleurs handicapés qui devient ma vie quotidienne à ma retraite avec la direction effective d’une entreprise adaptée que j’ai créée en 1992.