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J’espère que de nombreux lecteurs de Metis ont plaisir et intérêt à lire les « petits livres » de la collection « Raconter la vie » que nous avons souvent évoquée. Un Chemin de tables, écrit par la romancière Maylis de Kerangal, témoigne de l’importance – comme souvent pour parler du travail – de l’attachement aux parcours. Ici, c’est celui de Mauro, hésitant entre de bonnes études d’économie et sa passion pour la cuisine. Et enchainant des expériences hautes en contrastes.

patate

C’est qu’il ne suffit pas de dire quel métier on exerce : le cadre juridique, humain, d’organisation dans lequel on l’exerce peut tout changer. S’en est ainsi pour les métiers de la cuisine. Mauro : une enfance dans une famille pas très riche et un peu artiste, où il fait bon manger, un goût précoce pour la cuisine, « ayant reçu un livre de recettes de gâteaux en primaire, en réaliser un par jour au retour de l’école ». Le pli sera pris et dans la bande de copains, c’est toujours Mauro qui cuisine pour les autres, et qui aime ça. Le goût des mots qui vont avec, le charme poétique et parfois un peu désuet des noms si variés des différents gâteaux. Le goût des instruments eux aussi très variés qui servent à « faire la cuisine ». Mais de là à en faire son métier ?

Puis vient le temps des « jobs d’été » : comme chacun sait, la restauration en offre bon nombre, en use et en abuse sous toutes les formes, pas besoin de revendiquer la flexibilité, elle existe, il suffit de l’observer. Et de la vivre. Puis le temps des « stages » non rémunérés mais que l’on pourra mettre sur un CV, Mauro ne sait pas encore bien pourquoi puisqu’il poursuit en même temps ses études d’économie, enrichies de périodes ERASMUS. Découverte de la cuisine d’un grand restaurant : « l’espace y est segmenté, compartimenté, chaque homme cantonné dans un périmètre, occupant un poste, la chaîne des actions millimétrée, minutieuse, activée par l’obéissance, la discipline, l’exécution des ordres : c’est une organisation militaire où les hommes sont en brigades ». Ce que retient Mauro, car personne ne lui dit rien : « Tu te démerdes et tu bosses ». Un soir, après un léger accident survenu dans l’indifférence totale de la machine-cuisine, il part, quitte cet endroit pourtant renommé.

Une brasserie tenue par des Ariégeois (tiens ce n’est pas des Aveyronnais ?) durs à la peine. Les « gros services », les coups de feu, les journées qui s’éternisent. Et quand part le dernier client, vers les deux heures du matin, on boit encore un coup ensemble pour décompresser, se rappeler des trucs de la journée. C’est comme une famille, tout est mélangé. Sa vie se passe aux Voltigeurs… sa petite amie portugaise s’en va… tout juste s’il n’y dort pas ! L’ivresse du travail.

Il y aura d’autres aventures : celle de la création, avec la complicité de son père, d’un restaurant à lui, et puis encore, et puis encore… Celles des recettes qu’il invente, celles des voyages. Mais je ne vais pas les raconter : c’est tellement mieux de lire le livre ! Il est bien écrit, Maylis de Kerangal a du métier et c’est aussi un travail que d’écrire. Les critiques du Masque et la Plume, un peu réticents sur ce genre de livre, se demandaient l’autre soir si c’était de la fiction ou du documentaire, comme si souvent la vie n’était pas souvent aussi romanesque que la fiction ! Et comme si la distinction avait encore un sens !

 

Pour aller plus loins :

– Maylis de Kérangal, Un Chemin de tables, collection Raconter la vie, Seuil, 2016
– Stéphane Geffroy, A l’Abattoir, collection Raconter la vie, Seuil, 2016
– Jean-Marie Bergère, « Raconter la vie : la parole de ceux qu’on n’entend pas », Metis, Septembre 2014
– Danielle Kaisergruber, « Raconter le travail », Metis, Juillet 2014
– Danielle Kaisergruber,« A l’Abattoir ou le travail ouvrier aujourd’hui », Metis, Mai 2016

 

 

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Philosophe et littéraire de formation, je me suis assez vite dirigée vers le social et ses nombreux problèmes : au ministère de l’Industrie d’abord, puis dans un cabinet ministériel en charge des reconversions et restructurations, et de l’aménagement du territoire. Cherchant à alterner des fonctions opérationnelles et des périodes consacrées aux études et à la recherche, j’ai été responsable du département travail et formation du CEREQ, puis du Département Technologie, Emploi, Travail du ministère de la Recherche.

Histoire d’aller voir sur le terrain, j’ai ensuite rejoint un cabinet de consultants, Bernard Brunhes Consultants où j’ai créé la direction des études internationales. Alternant missions concrètes d’appui à des entreprises ou des acteurs publics, et études, européennes en particulier, je poursuis cette vie faite de tensions entre action et réflexion, lecture et écriture, qui me plaît plus que tout.