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danielle kaisergruber

Pour Jo Cox,

 

En ce moment, j’ai cette phrase dans la tête : « Le monde est fou, et ce serait être fou par un autre tour de folie que de ne pas être fou comme lui », c’est Erasme qui écrivait cela au début du 16e siècle, Erasme qui rajoutait le plus souvent « de Rotterdam », et qui était en « correspondances européennes » (le premier sous-titre de Metis) avec toute l’Europe. Faut-il être fou ou bien très lucide ? Mais peut-être est-ce la même chose ? Dans ce monde où l’on entend des propos d’histrion, où l’on tue des députés, des policiers dans leur maison, des homosexuels qui dansent, où l’on se bat dans les stades au nom d’un nationalisme de pacotille…

Les Anglais veulent sortir de l’Union européenne. Pourquoi pas ? Au plan économique, ou géopolitique, cela ne changera sans doute pas grand-chose : on passera des mois, des années peut-être à renégocier des traités, des bouts de traités… Mais au plan symbolique, donc politique, cela change beaucoup, et c’est grave.

Et pourtant, l’Europe existe d’une certaine manière. Ainsi, nous nous sentons tous concernés par ce fameux référendum anglais du 23 juin, les élections espagnoles du 26 juin (Podemos soutient l’idée de l’indépendance de la Catalogne, ce qui serait un nouveau sujet inédit pour l’UE), les élections municipales partielles en Italie, ou les référendums sur l’immigration que voudraient organiser certains premiers ministres tels Viktor Orban. L’Europe existe, et fortement, pour ceux qui veulent l’atteindre et rêvent d’y vivre un jour peut-être. Certes, c’est une image d’une Europe plutôt morcelée et composite qui se dessine, mais c’est aussi celle de nos interdépendances et d’une certaine place dans le monde. Est-il si choquant que chaque pays ait ses propres caractéristiques ? Et pourquoi est-ce que cela empêcherait de faire des choses et même de grandes choses, ensemble ?

La crise de 2008 a modifié brutalement les trajectoires des pays européens après une période assez longue de convergences économiques et sociales qui avait donné l’impression (vaguement euphorique) que tout le monde progressait dans le même sens. On a un peu de mal à s’en remettre. Mais les différentes trajectoires nationales ne doivent rien au hasard et il faut chercher à les comprendre. Les pays qui ont pu jouer sur leurs taux de change l’ont fait pour redonner du souffle à leur économie : la Suède, la République Tchèque, la Finlande qui fait face à des besoins forts de restructuration productive cherche comment répondre à cette situation par des moyens plutôt éloignés du « modèle nordique », par exemple en augmentant la durée du travail.

Faut-il s’étonner que, 25 ans après la chute des régimes communistes, après des décennies de « thérapie de choc », pas mal d’instabilité politique, les derniers pays entrés dans l’Europe « institutionnelle » s’interrogent sur leur modèle de société. Même lorsque, comme la Pologne, ils semblent avoir traversé la crise sans problème : le choix de la compétitivité uniquement par les prix, de l’arrivée massive des investissements étrangers, de politiques de bas salaires, et de ce que l’on nomme à Varsovie les « contrats-poubelles » (une variante des mini-jobs) a pu donner aux citoyens le sentiment d’une forme de colonisation économique. Qui plus est, majoritairement par l’Allemagne, le grand voisin dont on se méfie autant que du voisin russe, pour cause de sérieux déboires anciens. Les inégalités sociales s’y sont accrues, et sont violentes. Aucun acteur économique polonais d’importance n’a émergé ces dernières années. La coupure entre les élites et la majorité de la population y est largement aussi forte que celle que nous connaissons. Le « conservatisme social » actuellement au pouvoir en Pologne se situe dans ce cadre : l’un de ses premiers gestes a été de relever les prestations sociales. Tout comme en Hongrie, ce conservatisme n’a pas que des racines idéologiques. La critique de la mainmise des sociétés étrangères y est vive. Orban a introduit des taxes sur les banques en grande majorité étrangères, et les entreprises de grande distribution détenues par des sociétés d’autres pays. Bien sûr d’autres réponses sont possibles : la République Tchèque joue la carte des nouvelles technologies et d’un programme « Industrie 4.0 » pour essayer de monter en gamme et d’en finir avec son image de « sous-traitant industriel » de l’Allemagne. Mais on ne sort pas facilement des modèles de développement low-cost. On peut maudire l’Europe qui les a encouragés, mais est-ce si surprenant quand on sait que les gouvernements y ont été avec une grande régularité majoritairement de droite et en faveur du libéralisme économique.

 

L’Europe qui est sortie de la dernière guerre mondiale, puis l’Europe d’après la fin du Mur, est une Europe de « nations », les luttes contre le communisme ont renforcé encore cette dimension qui va parfois jusqu’au sentimentalisme, et au nationalisme de « petites nations vieillissantes » qui se sentent facilement menacées. Même lorsque la situation économique et de l’emploi est bonne, on l’a vu en Autriche où environ 80% des ouvriers ont voté pour le candidat d’extrême-droite tandis que 80 % des diplômés du supérieur se prononçaient pour le candidat écolo/gauche. Faut-il en conclure que les partis ouvriers d’aujourd’hui sont ceux-là ? Comme une grande part des futurs électeurs en faveur du Brexit ?

Alors quid de l’Europe après le référendum anglais, c’est-à-dire demain ? L’article (écrit au mode conditionnel…) d’Hubert Védrine dans Le Monde du 13 juin donne des pistes intéressantes. Les urgences de l’Europe comme institution doivent être les urgences des pays qui la composent et non les schémas tout prêts des fonctionnaires de la Commission : le développement de la recherche scientifique et technologique (et pas forcément en gardant les centres de recherche à l’ouest tandis que les usines et les entrepôts sont à l’est), la montée en gamme de l’industrie et des services, et l’appui aux starts-ups, des initiatives audacieuses en faveur de la transition énergétique, la sécurité et la défense des frontières. Aussi de nouveaux chantiers d’idées : le revenu universel (ou le dividende européen, dossier à venir de Metis), une autre conception de l’éducation, le statut des jeunes….

Pour le faire sans bureaucratie, c’est-à-dire pour agir vraiment, il faut choisir quelques grands programmes et les concrétiser rapidement : l’énergie, la défense, le numérique, et surtout ne pas attendre que tout le monde soit d’accord. La dimension européenne est indispensable pour que cela ait du sens face aux GAFA, face à la Chine et face au monde : cela s’appelle avoir une stratégie politique. Il ne faut pas être naïf et affirmer l’Europe comme une puissance dans le monde. S’en donner les moyens.

Il faut oser l’Europe, l’Europe puissance, pour Jo Cox aussi.

Post-scriptum : Nous voici après le vote anglais en faveur du « leave ». Le Brexit, on y est : encore que… nos voisins anglais n’ont pas l’air de savoir comment s’y prendre maintenant. A vrai dire la démocratie devient un exercice de plus en plus difficile, en même temps que de plus en plus nécessaire : on vote puis on manifeste contre le résultat. Mais peut-être le référendum national est-il une mauvaise « méthode » qui séduit par son simplisme, une fausse bonne idée pour consulter les populations. Bon nombre de citoyens du Royaume-Uni ont voté contre des politiques, des mesures récentes du gouvernement Cameron, qui ne devaient rien à l’Europe.

Reste à en tirer les leçons pour des actions fortes d’envergure européenne et un fonctionnement différent. Un grand besoin d’idées nouvelles : Metis commencera la semaine prochaine la publication d’un ensemble d’articles sur le thème du « revenu universel ». A suivre donc.

 

 

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Philosophe et littéraire de formation, je me suis assez vite dirigée vers le social et ses nombreux problèmes : au ministère de l’Industrie d’abord, puis dans un cabinet ministériel en charge des reconversions et restructurations, et de l’aménagement du territoire. Cherchant à alterner des fonctions opérationnelles et des périodes consacrées aux études et à la recherche, j’ai été responsable du département travail et formation du CEREQ, puis du Département Technologie, Emploi, Travail du ministère de la Recherche.

Histoire d’aller voir sur le terrain, j’ai ensuite rejoint un cabinet de consultants, Bernard Brunhes Consultants où j’ai créé la direction des études internationales. Alternant missions concrètes d’appui à des entreprises ou des acteurs publics, et études, européennes en particulier, je poursuis cette vie faite de tensions entre action et réflexion, lecture et écriture, qui me plaît plus que tout.