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par Philippe Meirieu, Claude Emmanuel Triomphe

« Ce qui nous unit est plus important que ce qui nous sépare »

 

Philippe Meirieu, professeur émérite en sciences de l’éducation à l’Université Lyon 2, fut aussi jusqu’en décembre 2015 le vice-président de la Région Rhône-Alpes en charge de la formation tout au long de la vie. Quand il ne profite pas de sa maison située dans un superbe hameau de la Drôme il écrit, donne des conférences et s’adonne aux joies de la cuisine. Il a publié de nombreux ouvrages, dont le dernier Eduquer Après les attentats sur lequel il revient dans une interview exclusive pour Metis.

Quel regard portez-vous sur les inégalités scolaires en France ?

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Pour les comprendre, il faut revenir à leur genèse. Depuis 1959, la France a mené tambour battant la démocratisation de l’accès à l’école. Dans une période de forte croissance et de besoins économiques de qualification, sous la pression conjuguée des politiques, des syndicats d’enseignants, de la moyenne bourgeoisie et d’une partie du patronat, la scolarité obligatoire est passée à 16 ans. On a construit des milliers de collèges et assisté à une véritable « explosion scolaire ». On a scolarisé toute une classe d’âge : en 1968 tous les jeunes de 16 ans sont, pour la première fois dans notre histoire, à l’école.

Mais ce faisant, c’est une démocratisation de l’accès à laquelle on aboutit. Pas une démocratisation de la réussite. Il y a eu ainsi un effet pervers : en démocratisant l’accès, on a largement transformé les victimes en coupables ! En effet, tant que les jeunes des milieux populaires ne pouvaient pas entrer au collège, on pouvait les considérer comme victimes de l’exclusion sociale, mais quand ils y sont parvenus, leur échec a relevé de leur propre responsabilité. De victimes, ils sont devenus coupables. S’est créée ainsi une sorte de rancœur auprès de gens à qui on a dit  » soyez les bienvenus  » , mais auprès de qui on n’a pas mené le travail nécessaire pour les accueillir. L’école était configurée pour les héritiers. Et elle s’est trouvée, tout d’un coup, dans l’obligation de scolariser le tout-venant sans modifier de manière significative ni ses structures ni ses méthodes.

Nous avons aussi laissé se développer des inégalités considérables au sein du système, en particulier entre les établissements de centre-ville et ceux de banlieue (cf. l’enquête récente de Thomas Piketty avec des collèges qui ont 70 % d’élèves en grande difficulté tandis que d’autres en ont 0,6% !). Si on veut lutter contre ce phénomène, il faut évidemment proportionner la dotation financière consolidée des établissements – c’est-à-dire en incluant la masse salariale – aux difficultés sociales des élèves et cela tant pour les établissements publics que privés sous contrat. En effet, on peut toujours donner des heures supplémentaires aux collèges de ZEP, mais comme ils emploient surtout des professeurs débutants moins bien payés et des contractuels, comme ils ont moins de langues et d’options, ces établissements sont nettement moins bien dotés alors qu’ils sont censés l’être mieux ! On prétend favoriser l’élève en difficulté alors que son coût réel est beaucoup moins élevé que celui d’un élève de collège de centre-ville. Enfin, nous sommes le pays d’Europe où le collège coûte le moins cher alors que le coût des lycées est énorme du fait des multiples options et des classes préparatoires. Bref on a choisi d’investir chez les riches et les hauts niveaux.


Quelle est la part de responsabilité de la pédagogie dans cette situation ?


Cette démocratisation de l’accès s’est accompagnée d’un alignement des méthodes d’enseignement sur celles qui étaient utilisées pour les élèves les plus brillants et les classes les plus prestigieuses. Cet alignement par le haut a produit des phénomènes d’exclusion, aujourd’hui au cœur de nos problématiques. Nous sommes devenus le pays d’Europe voire du monde où l’école corrige le moins les inégalités sociales.

Ainsi, si nous continuons à creuser les inégalités c’est que nous n’avons pas pris la mesure des changements pédagogiques nécessaires pour scolariser des enfants qui ne sont pas socialement ou familialement préparés, qui ne sont pas motivés par le travail scolaire. Et, pour préparer les enseignants face à ces élèves, nous n’avons pas mis en place une formation pédagogique suffisante puisque celle-ci reste très largement dominée par la maîtrise des disciplines, mais sans prise en compte suffisante de la pédagogie. Certes, être pédagogue c’est d’abord porter le savoir à un degré d’intelligibilité maximum. Or cela est nécessaire, mais pas suffisant. Avec les cours magistraux les mieux structurés du monde, une partie des élèves va rester à l’écart. Comment enseigner à des enfants qui ne veulent pas apprendre ? Comment les mobiliser sur les savoirs alors qu’ils n’en veulent pas ? Comment les rendre attentifs en classe, capables d’engager les efforts nécessaires pour comprendre ? Ces questions ne sont pas véritablement traitées ni travaillées dans la formation des enseignants.

Ainsi, les inégalités tant en raison de l’écart institutionnel que du déficit pédagogique ne seront donc pas facilement éradiquées à court terme ; et je crains même que, changements électoraux aidants, on augmente l’écart en « libéralisant » encore plus le système, qu’on diminue la formation pédagogique et qu’on se contente d’une pensée magique et facile qui consiste à « décréter » que les élèves doivent apprendre. Or, l’apprentissage ne se décrète pas !


Il faut changer dites-vous. Pourtant le moins qu’on puisse dire, c’est que les réformes scolaires ont été multiples…


Le système éducatif est en état de réforme permanente. Beaucoup sont assez cosmétiques : globalement elles ne changent ni la structure ni le fonctionnement. Elles pérennisent une structure napoléonienne ou « jules-ferrienne » qui a été légitime et nécessaire, mais que l’on n’ose plus interroger. Nous sommes toujours soumis à la décision de Guizot en 1832 qui imposa à l’école française, le « modèle simultané » : il consiste à affirmer qu’une école doit fonctionner par « classes » avec des élèves du même âge qui font la même chose et en même temps. Les « écoles mutuelles » où il y avait des enfants, et même des jeunes adultes d’âges et de niveaux différents – qui promouvait l’apprentissage entre pairs – ont été interdites et progressivement supprimées. Or ce modèle scolaire de Guizot reste très prégnant. Et les réformes se contentent de l’aménager à la marge sans l’interroger vraiment.

En outre, ces réformes sont jacobines et imposées par en haut, indépendamment de la réalité du travail vécu par les enseignants. Les enseignants se sentent ainsi prolétarisés. La prolétarisation c’est le fait de mettre des gens au service de la machine alors que c’est aux machines de servir les personnes. Les enseignants se sentent prolétarisés par une institution qui ne prend pas en compte leur travail réel, mais leur demande de s’adapter à des systèmes de contrôle. Les enseignants se perçoivent comme au service de tableaux Excel et peu stimulés dans leur créativité. Cette prolétarisation du métier qu’on retrouve dans le travail social, dans la médecine, liée au « management par les résultats », à l’hégémonie du chiffre, met les enseignants dans une position de repli. Ils se sentent méprisés et humiliés par une machine que ne leur demande que d’obéir à ses ordres.

Tout ceci ne permet pas à une réforme de vivre réellement. Et finalement beaucoup d’enseignants préfèrent continuer à camper dans les réformes nouvelles avec des pratiques anciennes. Le travail réel n’a rien à voir avec le prescrit. On peut ainsi continuer à faire des réformes jacobines et techniques sans que les pratiques pédagogiques évoluent significativement pour être plus attentives aux enfants en difficulté. D’où une triple interpellation. Faut-il continuer à faire des réformes jacobines ou mieux responsabiliser les acteurs ? Ne faut-il pas penser une formation qui soit plus accompagnatrice des acteurs que conformatrice ? Faut-il un pilotage par la conformité ou par l’inventivité ?

Or, il faut bien dire qu’on a aujourd’hui, pour l’essentiel, un pilotage par la conformité. L’enseignant valorisé est souvent celui qui est conforme non celui qui est créatif. C’est, tout à la fois, une perte pour leur métier et une perte de richesse pour l’institution.

Si l’on veut évoluer et sortir de cette logique infernale, il faut sortir de la logique actuelle : dans l’éducation nationale – comme, d’ailleurs, dans notre système étatique – nous sommes jacobins sur les modalités et girondins sur les finalités. On a, de ce fait, inversé le principe fondateur de la République. Cela mène à une politique de la déprofessionnalisation et du repli sur soi. Pour être conforme aux modalités sans adhérer aux finalités, l’on se déprofessionnalise ; cela se vit au quotidien par une régression et une baisse de l’estime de soi. Elle est très importante aujourd’hui et tient largement au pilotage du système. Ce problème d’estime de soi ne pourra pas être continuellement mis sous le boisseau. Un Etat qui méprise ses fonctionnaires ne pourra pas compter sur eux.

Eduquer Après les attentats : qu’est ce qu’ils changent ?


Ce sont des événements barbares. Les attentats révèlent que notre démocratie est fragile, très fragile. Il existe, dans cette démocratie, des ruptures sociales extrêmement fortes, des ruptures idéologiques et des fragilités. Il faut bien entendu bouter Daesch hors de tous les territoires qu’il occupe. C’est un problème de politique étrangère : la France devra faire son examen de conscience face aux régimes qu’elle a favorisés et qui soutient les assassins, à commencer par le Qatar et l’Arabie Saoudite… Mais, il faut aussi bouter Daesch hors des territoires de notre pays qu’on lui a abandonné, car l’Etat a bien laissé certains quartiers aux salafistes. Dès lors que beaucoup d’institutions se sont effondrées et ont été remises en cause et que l’Etat et la puissance publique n‘ont pas pris le relais dans ces territoires, ce sont les imams salafistes qui sont devenus à la fois la référence idéologique, mais aussi le soutien social et l’incarnation de l’espérance pour un certain nombre de nos populations désespérées. On les a abandonnées et il ne faut pas s’étonner que d’autres s’en soient occupés.

Enfin, il faut bouter Daesch hors des territoires de l’utopie. Quelle utopie propose-t-on aux jeunes aujourd’hui au-delà d’un consumérisme et d’un individualisme à outrance ? Il ne faut pas s’étonner que l’idéologie radicale salafiste puisse être attractive, en particulier pour les plus fragiles ; elle clarifie le bien et le mal, donne des solutions et permet de trouver un sens à sa vie dans la mort. Que proposons-nous à ces jeunes en face ?

Même si, évidemment, l’éducation ne peut pas tout, il faut néanmoins qu’elle joue son rôle dans ce combat contre la barbarie, contre ceux qui veulent éradiquer l’humanité en eux et dans les autres.

Pour cela, elle doit, plus que jamais, prendre au sérieux la question de la laïcité. Pas une laïcité qui se confond avec l’athéisme ou un rationalisme qui ignore la prégnance du fait religieux, mais une laïcité qui aide réellement les enfants à distinguer le savoir et le croire. Non pas pour délégitimer systématiquement toutes les croyances – ce serait, d’ailleurs impossible -, mais pour montrer que les savoirs réunissent les humains au-delà de leurs croyances. Il y a là facteur d’unité, qui permet de se parler, de débattre. Dans le rapport de forces entre croyances il n’y a pas d’issues autres que violentes, symboliques ou physiques. Pour que les humains se parlent, il faut des savoirs qui les relient et qui leur permettent de se parler sans se renier.

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Et puis, je crois que l’éducation peut jouer un rôle essentiel dans la découverte de « l’humaine condition ». Il faut apprendre à nos élèves que l’humain est fragile, infiniment fragile. Il est en nous et chez les autres. Nous nous ressemblons plus que nous nous différencions ; il faut donc respecter l’humain en nous et chez les autres. Cela passe par un travail pédagogique qui doit faire découvrir que ce qui nous réunit est plus important que ce qui nous sépare. La pédagogie est aujourd’hui au pied du mur. Car il y a des jeunes, en particulier chez ceux qui se reconnaissent dans ces violences, qui croient que ce qui nous sépare est plus important que ce qui réunit et font de cela la clé de voûte de leur engagement mortifère.

Enfin, je voudrais que l’école prenne plus au sérieux la formation à la fraternité. Le troisième mot de la devise républicaine doit retrouver son sens et sa place au cœur de nos préoccupations éducatives. Les libertés ont été beaucoup travaillées. L’égalité, on en a beaucoup développé la conscience même si des progrès considérables restent à faire. Mais la fraternité n’a pas été suffisamment mise en avant. Après les attentats ce troisième mot est devenu essentiel et notre action éducative doit toujours l’avoir en ligne de mire : comment montrer à nos enfants que, s’ils diffèrent sur les réponses, ils sont filles et fils des mêmes questions ? Comment leur faire prendre conscience qu’ils sont profondément solidaires et que nous ne nous en sortirons qu’ensemble ? Comment leur faire toucher du doigt que la violence contre l’humain détruit leur avenir ? Voilà des questions absolument essentielles et particulièrement d’actualité aujourd’hui.


Vous avez été Vice Président d’une grande région et vous avez eu la responsabilité de la formation tout au long de la vie. Quel regard portez-vous sur cette politique ?


La première découverte c’est l’extraordinaire méconnaissance du problème des demandeurs d’emploi, en particulier des demandeurs d’emploi en fin de droits, et des jeunes n’ayant pas d’emploi alors qu’ils n’ont jamais travaillé.

L’opinion publique ne sait même pas que le troisième budget des régions, après les transports et les lycées, est celui de la formation des demandeurs d’emploi. Tout le monde connaît la formation professionnelle des salariés et ses améliorations au travers de plusieurs lois récentes. Mais la formation des demandeurs d’emploi est une espèce de trou noir qui n‘intéresse pas grand monde. Au fond, les demandeurs d’emploi sont les moins bien défendus : ils ne sont pas organisés et on les oublie facilement. Certes, ils sont pris en compte par des organisations syndicales, mais moins que les salariés. Ils constituent une espèce de masse invisible de gens confiée d’une manière un peu confuse aux régions et à Pôle Emploi sans qu’il y ait vraiment une politique nationale claire à leur endroit. Comme Vice-Président de la région, j’ai dû me battre, à de très nombreuses reprises, pour conserver le budget de la formation des demandeurs d’emploi alors que beaucoup autour de moi, y compris dans certaines organisations professionnelles ou syndicales, auraient voulu qu’on investisse davantage dans celle des salariés. C’est un combat de tous les instants que l‘on doit mener pour ces personnes les plus fragiles.

Il y aussi, bien sûr, la question de la qualité de la formation donnée à ces demandeurs d’emploi. Nous sommes assujettis aux marchés publics et, même si nous pouvons utiliser le fameux article 30 qui permet de ne pas faire du prix l’élément principal, mais de miser sur la qualité, cela reste toujours un vrai combat. La tentation de faire une « politique du prix » reste, en effet, extrêmement forte. Or, pour moi, il faut rémunérer les organismes de formation non pas au prix, mais au coût. Le prix est toujours artificiel : à la bourse du Chicago, le prix de la tonne de blé change parfois cent fois entre sa mise sur le marché et sa vente. Le coût, lui, est une réalité. Et, en formation, il doit être lié à la qualité des prestations imposées par le cahier des charges. Si l’on forme des personnes très en difficultés, on sait bien que certaines seront absentes et qu’il faudra aller les chercher. Dans la logique du prix, si la personne absente ne signe pas la fiche de présence lors des sessions, l’organisme de formation n’est pas rémunéré. Or quand un organisme de formation prend la responsabilité de former des gens très fragiles, qui peuvent abandonner, il faut non seulement ne pas leur retirer de moyens, mais leur en donner plus. Car « accrocher » les personnes est un travail difficile et aller les chercher quand elles décrochent coûte de l’argent.

Mais, après tous les efforts que nous avons faits pour passer du prix au coût, avec une exigence de qualité et un souci constant d’aider les personnes les plus éloignées de l’emploi, je crains que tout cela ne soit à nouveau remis en question. Et qu’on en revienne à une politique des demandeurs d‘emploi low cost qui sacrifie des objectifs à moyen et long termes au profit d’économies à court terme sur l’autel d’une impossible « obligation de résultats ». Dans les métiers de l’humain, l’obligation de résultats n’est pas possible (sinon, c’est que les humains seraient des objets), en revanche, nous sommes assignés – et c’est bien plus exigeant – à l’obligation de moyens.

Le travail sur les demandeurs d’emploi, une population nombreuse, qui se sent massivement abandonnée, massivement à l’écart de toute citoyenneté, doit devenir une priorité nationale si nous ne voulons pas se laisser constituer un « lumpenprolétariat » à la française. Il faudrait une vraie solidarité nationale en leur faveur. Sinon, nous allons au devant de graves déboires sociaux.


Et le CEP (Conseil en Evolution Professionnelle) ?


C’est une vieille revendication tout à fait légitime des partenaires sociaux ; mais on voit bien que cela ne fait pas l’objet d’une politique globale, volontariste et claire. C’est la même chose pour le « Compte personnel de formation » : il peine à se mettre en place. Car cette question de la formation n’est pas suffisamment une priorité des pouvoirs publics et ne fait pas l’objet d’une politique publique cohérente. La dispersion des partenaires et des interventions, les tensions entre Etat et régions, l’éclatement institutionnel ne rendent pas service. Le pilotage est extraordinairement confus. Le CEP et le CPF sont de très bonnes mesures, mais leur pilotage reste problématique à mes yeux. Le quadripartisme est une excellente chose pour la réflexion collective, la concertation et l’élaboration de propositions. Mais le quadripartisme ne peut pas piloter des dispositifs ! Je trouve ainsi que la question de la formation, en particulier des demandeurs d’emploi et des jeunes sans qualification, bégaye terriblement. C’est terrible car cela laisse se développer des fractures béantes qui engendrent des crispations et des tensions sociales particulièrement préoccupantes… Notre société est malade, fracturée de toutes parts, et, au lieu de se demander comment réduire ces fractures, elle risque d’être entraînée dans une fuite en avant identitaire pour les camoufler.

 

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