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La notation dont on use de plus en plus dans les services, et notamment dans l’économie collaborative, est un élément d’une « grammaire » de l’évaluation. C’est un outil en soi intéressant. Il est cependant insuffisant, techniquement, et plus que suspect dans l’ordre de la légitimité s’agissant de porter un jugement entre deux personnes reconnues « égales en dignité et en droit » ; un prestataire et un bénéficiaire.

Son usage sans précaution est d’autant plus inquiétant que les instances de décisions instrumentées par la notation ne sont ni explicites ni surtout conventionnelles, bref, légitimées par une source ou une autre. Il est potentiellement le marqueur d’un abus de pouvoir et peut-être délétère, si les conséquences des jugements qu’il instrumente excèdent l’aide à la décision… pour devenir des arguments de gestion ! 

note

 

Dans l’espace industriel et pour les besoins de la gestion, l’évaluation de la qualité des biens tangibles (ou services industrialisés, notamment sous la forme de prestations) est facilitée par les possibilités de considération de qualités mesurables de la production. Elle est dénombrable et mesurable pour une grande part. Ce n’est pas le cas des productions servicielles dont la part immatérielle et relationnelle domine. La question posée à la gestion naît du caractère intangible d’une part souvent essentielle de la production servicielle et de la dimension de pertinence du service, très au-delà de l’exécution d’une prestation. Pour être gérées, ces dimensions doivent être évaluées et valorisées, tout au long des étapes de la production. Faute de qualités mesurables et dénombrables, l’évaluation des productions servicielles doit trouver des instruments et des instances permettant tout à la fois de construire l’accord sur sa valeur monétisée (un prix) pour permettre l’échange et comprendre les conditions de la performance du modèle économique d’entreprise.

La notation dans les logiques servicielles et collaboratives
Parmi les réponses qui se présentent et se développent notamment dans ce qu’il est convenu de désigner d’économie collaborative, la plus en vogue parie sur une forme particulière d’évaluation ; la NOTATION. Ce mécanisme d’évaluation permet de rassembler en une donnée chiffrée, une multiplicité (non nécessairement déterminée) de facteurs pluridimensionnels. Avantage, la notation est subjective. Elle permet en principe d’évaluer des productions non tangibles dont le bénéfice (l’usage) est apprécié sur un mode subjectif. Cette modalité d’appréciation est applicable à toute production, matérielle et immatérielle. Elle respecte la dimension subjective de l’évaluation. Elle intègre notamment un indicateur de résultat, certes complexe, mais très généralement acceptée comme pertinent ; la « satisfaction ». Quand bien même on sait que cette satisfaction est perçue et exprimée dans des contextes et des effets très variables, par des personnes distinctes, la notation « chiffre » un indicateur de valeur subjective. Elle « numérise » ainsi une grandeur sans dimension ; l’utilité sociale, au moins perçue. Chiffrée, elle permet des traitements statistiques ; moyennes, variations, récurrences, corrélations. Tout cela explique que la notation connaisse un grand succès. C’est au point que la notation semble pouvoir tout évaluer et sans cesse.

 

D’usage très commun, la notation est héritée de pratiques anciennes. Elle est « engrammée » par l’expérience de l’éducation de chacun. Les notes données à l’école sont censées traduire depuis toujours une satisfaction relativement à un prescrit. L’usage extensif de la notation est ainsi légitimé par la rémanence d’une forme d’évaluation rencontrée dès l’enfance, dans un contexte et des jeux d’acteurs qui lui confèrent une légitimité forte. Le professeur détient le savoir, l’élève est dans une relation tutélaire. Elle paraît être une solution d’autant plus efficace qu’elle relève d’instrumentations peu coûteuses. C’est un outil intéressant. Comme tous les outils, la notation n’a pas de vertu ou de danger en soi. C’est un processus d’évaluation qui, comme tous les autres, présente des limites d’efficacité comme de légitimité.

 

Des limites d’efficacité technique
La notation présente des limites d’efficacité s’agissant de distinguer valablement ce qui le mérite et de discriminer correctement (par niveau) ce qui est important. Elle le fait à l’aune d’une opinion, via une expression d’un perçu individuel, sur une échelle plus ou moins fine. Ce perçu n’est pas toujours adossé à une convention sociale ou des référentiels connus et maîtrisés, comme c’est le cas de la notation scolaire par exemple. Même dans ces cas, l’évaluateur dispose d’une marge d’appréciation telle que deux notes apparemment égales (par le chiffre) ne désignent pas deux résultats ou produits strictement comparables. La note n’est donc pas manipulable sans précautions (sommations, moyennes, cohortes) dès qu’il est question de juger ou de comparer des choses qui ne le sont pas.

 

Or, c’est précisément le cas des services. Quels que soient les efforts dans ce sens, il n’y a pas de standardisation possible. Deux notations sur une même réalité pourront différer. Une même note attribuée par deux notateurs différents pour des prestations distinctes effacera les singularités.

 

Appliquée à des biens, la note peut être une manière d’appréhender des différences liées à la subjectivité singulière des consommateurs, alors même que le bien est le même. Cela indique un intérêt en soi de la note, mais cela montre qu’en toute rigueur, ce n’est pas une mesure. Appliquée à des services nécessairement singuliers, dispensés par des personnes différentes et pour des bénéficiaires distincts, la notation écrase ce qui fait la valeur pour la réduire à ce qu’en perçoit ou décide d’en exprimer tel ou tel bénéficiaire, sous la forme d’un jugement. Elle n’est définitivement pas une « mesure », elle n’objective en rien la subjectivité, tout au plus l’exprime-t-elle, et cela avec des limites importantes.

 

Il n’y a pas cependant d’outils qui ne présentent pas de limite technique. La notation est promise à un bel avenir. Là n’est pas l’enjeu dès lors que ces limites sont bien prises en compte et que l’on n’en demande pas plus à l’outil que ce qu’il peut faire.

 

Des limites de légitimité d’usage de la notation

La principale difficulté du recours à la notation comme procédure d’évaluation des services n’est pas technique. Elle relève de la légitimité, elle est d’ordre éthique. L’outil est ici moins en cause que son usage. La note est une expression d’un jugement en général individuel et nécessairement contextuel. D’une part, ce n’est pas l’instrument (la note) qui juge, mais le notateur. D’autre part, cette notation est elle-même un moment dans un processus de décision qui en détermine la portée. La notation signifie autant par la manière dont elle informe une décision que par sa valeur chiffrée. Et quand une décision est « informée par la notation », la note ne dit rien de la conséquence de son attribution. Tout enseignant le sait bien. S’il note 7/20, ce n’est pas bon, mais une règle peut modérer la conséquence de l’évaluation si cette note reste compensable par d’autres notes. S’il note 06/20, ce n’est toujours pas bon, c’est presque la même évaluation et souvent l’enseignant sera bien en peine de justifier d’une différence d’un point, mais la conséquence peut être cette fois une exclusion d’un cursus ou à minima, l’obligation de « repasser » l’examen.

 

Une note en soi ne dit rien de la conséquence du processus qu’elle instrumente sur un mode apparemment objectivé. Elle n’exonère en rien l’acte de pouvoir et de décision que le notateur/juge exerce à l’endroit ou à l’encontre d’un évalué.

 

Un jugement vaut par la qualité et la compétence des juges
Ce point est d’importance pour qualifier la pertinence de la notation comme outil de mesure des services. La légitimité de l’enseignant ou celle du « chef » dans l’entreprise pour noter sont généralement reconnues par l’acceptation d’un principe d’autorité tutélaire. Peut évaluer, celui qui sait sur celui qui apprend, celui qui commande sur celui qui exécute. Le droit du travail reconnaît ainsi par la Loi et la jurisprudence, le droit sinon l’obligation d’évaluation des salariés par l’employeur. C’est une prérogative de son pouvoir de commandement associé à l’acception d’un rapport de subordination admis par le salarié en contrepartie d’une rétribution. Cette légitimité ne va pas du tout de soi en situation de « consommation » de services. Si dans le langage courant on peut comprendre les raisons de l’usage de la formule qui veut que « le client est roi », il n’est ni le père ni le patron. Dans le cas de la notation incluse dans une relation (servicielle) la note est clairement synonyme de « jugement ». L’extension de l’usage de la notation pour « juger » d’un service pose ainsi très directement la question de savoir :
– qui est autorisé (par qui) à évaluer qui ou quoi ?
– avec quelles conséquences ?

 

Ainsi, dans le cas d’un questionnaire de satisfaction sur une prestation réalisée par une personne identifiable (de nettoiement, d’accueil, de maintenance par exemple) on se demande qui évalue qui, au nom de quoi et pour quoi faire ? Le chef d’équipe du salarié sous-traitant ? Le signataire du contrat de service ? Le bénéficiaire final de la prestation ? Cette notation aura-t-elle des conséquences sur le contrat, sur le management du prestataire, sur le salarié identifiable en cause, sur le bénéficiaire ?

 

Juger pour quoi et avec quelles conséquences ?

livreur

La vertu de la notation est en même temps un risque et une limite. Evaluer, notamment par l’attribution d’une note sans attendu ni commentaire, sans concertation ni recours, ni même dialogue est une procédure tout à la fois simple, aisée, mais peut-être bien trop rustique et potentiellement très brutale. C’est un instrument de jugement et en tant que tel, un acte de pouvoir.

 

Derrière l’instrument, en soi ni bon ni mauvais – répétons-le – c’est le jugement qui est en jeu, relativement à sa finalité et fonction des conséquences du jugement. Juge-t-on pour contrôler ? Pour sélectionner ? Pour légitimer une rétribution ? Pour justifier une sanction ? La notation n’est pas une instrumentation anodine (ni acceptable) dès lors que les jugements qu’elle instrumente ne le sont pas. La notation légitime en effet des processus de jugement en fournissant une apparence d’objectivation par le chiffre. En chiffrant ce qui n’est pas mesurable, l’évaluation par la notation contribue à un simulacre d’objectivation de la valorisation économique de la prestation. En cela, la notation masque un rapport de pouvoir, celui d’un juge, non sur une chose (mesure de la qualité d’un bien tangible), mais sur un rapport social engageant des personnes dans un rapport qui n’est ni tutélaire, ni de subordination.

Derrière une prestation en effet, il y a du travail. Il y a plus encore une personne qui effectue ce travail, une personne engagée subjectivement dans une relation entre égaux. La notation peut ainsi avoir un impact sur le prix d’une prestation ou sur la pérennité d’une relation. C’est même clairement l’intention des dispositifs à l’œuvre par exemple pour évaluer le travail (ou son résultat, ou ses modalités, ou le comportement) d’un technicien de maintenance, un chauffeur VTC, un accueil téléphonique… Mal notés, ces professionnels peuvent en subir des conséquences graves sans qu’ils disposent nécessairement d’un pouvoir de recours en contrepartie.

 

Derrière le service et la satisfaction, il y a des personnes égales en droit et en dignité
Le caractère intangible de « ce qui fait l’objet » de la notation n’est pas la difficulté principale. En matière de justice, indépendamment de la qualification des actes, des faits et des responsabilités, la décision « souveraine » peut valoriser les peines par une durée d’incarcération, le montant d’une amende. On a vu des condamnations à mort être infligées au nom d’un faisceau de présomptions convergentes et sur l’intime conviction des jurés. Quels que soient le jugement et sa modalité, c’est bien une relation de pouvoir et même de contrainte qui est exercée. Dans le domaine judiciaire, le pouvoir est exercé par délégation au nom de l’ordre public. Encore faut-il que les juges soient eux-mêmes compétents, bien sûrs et légitimes. On ne fait pas justice soi-même. Les évaluations de la licéité d’un acte ou de la responsabilité d’un délit par des juges ne sont légitimes que si les juges le sont. Et encore faut-il que le processus de jugement intègre des droits à la personne jugée, y compris par un encadrement du pouvoir d’appréciation des juges s’agissant des peines. Elles sont prévues par la loi. La personne jugée (évaluée) est d’abord présumée innocente. Elle bénéficie ensuite d’un pouvoir d’expression (elle est une des parties reconnues) et au besoin, d’un avocat. Est-ce le cas dans les pratiques de « notation » des services ?

 

Une mesure qui ne vaut que par la qualité de l’instance de jugement
Un processus d’évaluation par notation, au-delà de la commodité apparente, doit démontrer son efficacité, et plus encore, sa légitimité, s’agissant d’instrumenter des jugements. Au-delà de la qualité et du statut des évaluateurs, cette légitimité est directement fonction des conséquences des jugements. Un tribunal d’instance n’est pas compétent pour tout type de délit. S’agissant d’un service et donc d’une relation, la notation/jugement est toujours sensible à des formes d’instrumentalisation par les acteurs qui l’émettent comme par ceux qui la subissent.

 

Le bénéficiaire d’un service est-il toujours et nécessairement, à la fois, le meilleur juge et un juge légitime ? De même, le prestataire (l’œuvrant sur le terrain) est-il à la fois le seul acteur et le seul responsable de la valeur d’une prestation ?

 

Dès que la fonction des notations excède le seul registre de l’indicateur, elle présente un risque de couverture d’abus de pouvoir. On sait bien précisément que c’est souvent le cas, même explicitement. Dès que la notation est utilisée pour justifier de sanctions, positive ou négative, elle n’est plus de l’ordre de l’évaluation, mais de la valorisation, elle n’est plus de l’ordre de l’indication, mais d’un jugement et, comme telle, elle relève d’une relation de pouvoir. Loin d’un simple outil de « mesure », outre ses limites techniques, elle devient un enjeu et un levier dans une relation politique.

 

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Comme le marteau conçu pour planter des clous peut devenir une « arme par destination », la notation est un outil qui ne vaut par ses usages. Simple techniquement (emploi d’un chiffre) et applicable à des productions non tangibles (via la notion de satisfaction), la notation présente la limite fondamentale de n’être une « mesure » que dans une acception métaphorique.

 

Elle capitalise sur la rémanence des formes et sur l’hypothèse d’une tutelle acceptable, et non sur un dialogue explicitant les critères d’évaluation. La « magie » du chiffre possible à diviser, à sommer, à moyenner…, fait le reste (1). Elle permet l’illusion d’une mesure, alors que le processus dont il s’agit relève d’un jugement. C’est à la qualité de l’instanciation de l’usage de cet indicateur qu’il convient alors d’être attentif, au risque d’un abus de pouvoir au service d’une domination.

 

Pour aller plus loin :

(1) CF. dans le Monde (novembre 2016). Pierre Yves Gomez ; « Une histoire de la souveraineté des nombres » souligne que dans la tradition hébraïque, si Moise n’a finalement jamais atteint lui-même la Terre Promise, c’est parce que Dieu l’a puni pour avoir « recensé » son peuple dans le « livre des nombres ». En faisant cela, il avait réduit les membres de la communauté à des agrégats indifférenciés. Une faute. Il ajoute : Depuis Galilée, la société autant que la matière doivent être chiffrées pour être déchiffrées. « Ainsi vint le temps que le sociologue Alain Supiot décrit dans son cours au collège de France comme celui de La Gouvernance par les nombres (Fayard 2015). Les entreprises, d’abord aventure entrepreneuriale, en s’institutionnalisant sont devenues des organisations où s’exerce plus qu’ailleurs la gouvernance par les nombres…. Comptabilité, OST, normes de production et financiarisation imposent une évaluation universelle des résultats » (…). « Jusqu’à son sommet, l’entreprise est devenue l’archétype du gouvernement par les nombres, une matrice algébrique anonyme en mouvement vers une terre promise abstraite où s’accroissent les chiffres d’affaires et les parts de marché ».

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Economiste, Science Pô et praticien de la sociologie, j’ai toujours travaillé la question des conditions de la performance d’un travail dont on ne sait pas mesurer la production, dont parfois même on ne sait pas observer la mise en œuvre. J’ai commencé avec la digitalisation du travail dans les années 80 à Entreprise et Personnel, pour ensuite approcher l’enjeu des compétences par la GPEC (avec Développement et Emploi). Chez Renault, dans le projet de nouveau véhicule Laguna 1, comme chef de projet RH, j’ai travaillé sur la gestion par projets, puis comme responsable formation, sur les compétences de management. Après un passage comme consultant, je suis revenu chez Entreprise et Personnel pour traiter de l’intellectualisation du travail, de la dématérialisation de la production…, et je suis tombé sur le « temps de travail des cadres » dans la vague des 35 heures. De retour dans la grande industrie, j’ai été responsable emploi, formation développement social chez Snecma Moteur (groupe Safran aujourd’hui).

Depuis 2018, j’ai créé mon propre positionnement comme « intervenant chercheur », dans l’action, la réflexion et l’écriture. J’ai enseigné la sociologie à l’université l’UVSQ pendant 7 ans comme professeur associé, la GRH à l’ESCP Europe en formation continue comme professeur affilié. Depuis 2016, je suis principalement coordinateur d’un Consortium de Recherche sur les services aux immeubles et aux occupants (le Facility Management) persuadé que c’est dans les services que se joue l’avenir du travail et d’un développement respectueux de l’homme et de la planète.