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par Richard Duhautois, propos recueillis par Jean-Louis Dayan

Les énormes salaires des superstars du foot professionnel défraient régulièrement la chronique, tout comme laissent rêveurs – ou pantois, c’est selon – les prix faramineux payés par les grands clubs pour « s’acheter » leurs joueurs. Mais ce n’est que la partie visible de l’iceberg, le sommet spectaculaire d’un système pyramidal complexe où la sélection d’une étroite élite s’opère en puisant dès l’enfance dans le vaste vivier des joueurs amateurs.

Les mots de salaire, d’emploi ou de travail ont-ils encore un sens dans cet univers hors normes ? Fort de sa double spécialité – les mobilités professionnelles d’un côté, l’économie du foot de l’autre – l’économiste Richard Duhautois y voit bel et bien un marché du travail, même s’il n’a rien d’ordinaire.

 

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Peut-on parler de marché du travail à propos du football professionnel ?

 

Pour moi la réponse est clairement oui, car il y a bien une offre et une demande. Mais c’est un marché du travail très particulier, avec des salaires fortement inégaux, déterminés par d’autres mécanismes. C’est d’ailleurs vrai aussi pour tous les autres sports collectifs professionnels dans le monde. L’explosion des droits de retransmission télévisée, une manne qui permet aux grands clubs de s’offrir les meilleurs joueurs, a joué un rôle fondamental. Les meilleurs ont bénéficié de cette manne et de l’effet lié aux retransmissions télé : ce qu’on appelle l’effet « superstar », selon lequel à qualification objectivement égale, des joueurs peuvent toucher des salaires extrêmement différents du fait de leur plus ou moins grande médiatisation. Un exemple célèbre qui fait sourire : le Danemark a remporté l’Euro 92 – après avoir été repêché in extremis – grâce notamment au but marqué par John Jensen. Lequel a été ensuite transféré au club anglais Arsenal à un prix supérieur à ce qu’il valait : il n’a marqué ensuite qu’un seul but en 98 matchs en Angleterre. Il a ainsi bénéficié de la sur-médiatisation de la finale de 1992.

 

Il s’agit donc d’un marché du travail très segmenté. Pour reprendre le vocabulaire des économistes de la segmentation, on dira qu’il se caractérise par un segment « primaire supérieur » offrant de très hauts salaires et de belles carrières à une petite minorité de joueurs professionnels (même pas 5 %), et un vaste segment secondaire aux salaires beaucoup plus modestes et aux carrières plus courtes. On retrouve le même phénomène dans les sports professionnels individuels comme le tennis, dont il est difficile de vivre si l’on n’appartient pas aux 100 premiers mondiaux. Pour revenir au foot, la segmentation des emplois est inscrite dans les règles mêmes du secteur : les clubs professionnels français et leurs quelques 1 100 joueurs se répartissent entre une Ligue 1, où le salaire moyen est de 50 000 euros (brut hors prime) par mois, et une Ligue 2 où il n’est « plus » que de 12 000 euros. Encore ne s’agit-il que de moyennes, autour desquelles les salaires individuels sont très dispersés, pouvant descendre jusqu’à 2 000 euros au bas de l’échelle de la Ligue 2. D’énormes inégalités qui valent aussi pour les carrières, plus longues pour les joueurs les mieux payés. Comme dans beaucoup d’autres sports professionnels, une petite minorité gagne énormément, tous les autres beaucoup moins.

 

Cela dit il serait réducteur de s’en tenir au seul foot professionnel stricto sensu. Pour prendre une mesure complète du marché du travail des « footeux » il faut aussi prendre en compte les clubs amateurs qui viennent immédiatement derrière la Ligue 1 et la Ligue 2, en particulier ceux de « National » (la troisième division) et ceux qui participent au Championnat de France amateur (les clubs CFA et CFA2, quatrième et cinquième niveaux). On n’est plus là dans le champ professionnel proprement dit, puisque les joueurs n’y signent pas de contrat de travail professionnel. Mais certains d’entre eux signent des « contrats fédéraux » qui y ressemblent fort, et beaucoup d’autres perçoivent des indemnités ou autres défraiements qui leur permettent de vivre de leur jeu, même si c’est plutôt modestement (de l’ordre de 2 000 euros mensuels en moyenne).

 

Comment devient-on joueur de foot professionnel ?

 

Tout passe par la formation des jeunes et des très jeunes dans les clubs. Depuis la signature en 1973 de la Charte du football professionnel, la formation est au cœur de la politique de la Fédération française de football. Aux centres ouverts aux 15-19 ans par les clubs professionnels, s’ajoutent des centres de préformation qui recrutent chez les 12-15 ans (comme l’INF de Clairefontaine). Dans les centres de formation, plusieurs statuts se succèdent, selon un processus de sélection en entonnoir : apprenti, aspirant, stagiaire… Mais, là encore, il ne faut pas s’en tenir aux seuls centres de formation pour avoir une vue complète du vivier de la profession. Il faut ajouter les jeunes qui tout en n’étant pas formés en centre jouent des matchs à haut niveau (en « U19 » national notamment), auxquels assistent souvent des recruteurs. L’entrée en centre de formation s’opère en effet le plus souvent par l’intermédiaire de ces acteurs centraux du métier que sont les recruteurs. Certains peuvent être salariés par un club, mais beaucoup ne le sont pas. En France, les cellules de recrutement des clubs sont petites et surtout composées d’anciens footballeurs.

 

Il faut en principe un bon dossier scolaire pour être pris en formation dans un club. En pratique, la plupart des élèves suivent une filière technologique ; et il peut arriver que les cours soient donnés au centre plutôt qu’au collège ou au lycée (cela dépend des centres de formation). Il y a aussi les sections sports-études de l’Education nationale au collège, où les jeunes peuvent mener de front football et scolarité, mais qui n’augurent en rien d’une future carrière de footballeur.

 

Si tout passe par les clubs, d’où ces derniers tirent-ils leurs ressources ?

 

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Le financement du sport professionnel provient aujourd’hui pour l’essentiel de quatre sources : les droits de diffusion télévisée, la vente de billets, le sponsoring et le merchandising (vente de maillots et autres accessoires griffés). Les subventions publiques n’y tiennent plus qu’une place dérisoire. La part du lion revient aux droits télé. Au plan national, la Ligue de Football Professionnel (LFP) choisit par appels d’offres (en pratique ce sont des lots mis aux enchères) les chaînes télévisées qui auront l’exclusivité de la retransmission des matchs. L’UEFA fait de même pour les coupes d’Europe et l’Euro et la FIFA pour le Mondial. La LFP redistribue ensuite les droits entre les clubs : de 15 à 50 millions d’euros par club en Ligue 1, soit un rapport de plus de 3 entre le mieux et le moins bien rémunéré, et de 4 à 6 millions en Ligue 2. La redistribution des droits télé est plus ou moins inégalitaire selon les championnats nationaux. Par exemple, l’écart pour les clubs anglais de Premier League (la première division anglaise) n’est que de 1 à 2. En France, la clé de répartition comporte une part fixe (40 à 50 % du total) et une part variable indexée à la fois sur la notoriété du club et sur ses résultats.

 

Pas de droits télé en revanche pour les clubs amateurs, qui vivent principalement du produit des licences payées par leurs membres et de subventions municipales. Indirectement, une part de la manne télévisuelle peut tout de même leur revenir sous la forme d’un prélèvement sur le montant des transferts entre clubs professionnels d’anciens joueurs qu’ils ont formés. Le club francilien de Torcy en a par exemple bénéficié tout récemment au titre du transfert de Paul Pogba de la Juventus de Turin à Manchester United.

 

Justement, n’est-ce pas une autre particularité du marché du foot professionnel que ces transferts ?

 

C’est vrai. Ils sont bien souvent le préalable à l’établissement d’un contrat de travail entre le club et son joueur. Lequel ne négocie pas directement son transfert (mais il faut évidemment qu’il soit d’accord), qui se traite exclusivement entre trois parties : le club d’origine, le club d’arrivée et l’agent du joueur, rémunéré à la fois au prorata du transfert négocié et du salaire fixé. Tout le monde ne peut pas être agent : c’est une profession réglementée, à laquelle on n’accède qu’en passant l’examen d’entrée de la Fédération Française de Football. En pratique, le réseau dont dispose le candidat-agent dans le milieu professionnel compte aussi beaucoup. Les transferts atteignent aujourd’hui des sommets : Manchester United a payé l’année dernière celui de Pogba 105 millions d’euros, record historique. Même si la plupart n’atteignent pas ces sommets, ces transferts coûtent cher aux clubs professionnels, si bien qu’ils s’endettent souvent lourdement pour les conclure. Même si certains transferts peuvent se rembourser en partie avec le merchandising, les clubs n’ont pas le choix : dans le système pyramidal qui prévaut en Europe, ils doivent impérativement « se payer » des joueurs performants pour se maintenir en haut des classements et recevoir en contrepartie une part conséquente des droits de diffusion. Un processus cumulatif qui les conduit à « maximiser les victoires ». Les clubs professionnels américains suivent une logique différente : organisées en ligues fermées aux Etats-Unis, les franchises payent pour jouer, sans qu’elles risquent d’être reléguées, ni d’ailleurs d’être promues. Elles cherchent donc à maximiser les profits plutôt que les victoires. Mais la forte augmentation des droits télé pourrait bien changer la donne en Europe, car elle permet aux clubs de se désendetter et de faire des profits. Si les clubs de foot des grands championnats européens sont assez malins pour stabiliser leur masse salariale, ils pourraient bien devenir rentables, après des décennies d’endettement…

 

En tout cas, la pratique des transferts est bien une spécificité des marchés du travail de sportifs professionnels de haut niveau. Ce qui s’échange dans le transfert n’est pas qu’une force de travail, mais aussi un actif incorporel porté au bilan du club, qui mesure sa capacité à remporter des victoires, maintenir son classement et recevoir en conséquence les produits de sa notoriété sous forme de quote-part de droits de diffusion, de billets vendus et de commercialisation de produits annexes. Il reste que cet actif est indissolublement lié à la personne du joueur, par ailleurs salarié du club.

 

Est-ce qu’il découle de tout cela des statuts d’emploi particuliers ?

 

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Dans le foot professionnel, la norme d’emploi, c’est le contrat de travail européen, à savoir un CDD relativement long (3 à 5 ans). Ça n’a pas toujours été le cas : des années 1930 à la fin des années 1960, les professionnels étaient joueurs « à vie » dans leur club. Une fois embauchés, ils ne pouvaient plus en changer – sauf si bien sûr le club le voulait (les transferts ont toujours existé). Il a fallu du temps pour qu’ils obtiennent le droit de circuler entre clubs « librement », qui ne leur a été formellement reconnu en France qu’en 1969 (et en 1978 en Grande-Bretagne). Ironie de l’histoire : les joueurs se sont battus pour avoir un CDD, qui a été le premier CDD à entrer dans le Code du travail ! Puis les clubs ont traîné les pieds pour appliquer la loi. Il a fallu la grande grève des joueurs de 1972 pour que la Charte du football professionnel adoptée en 1973 réaffirme ce principe de mobilité, et encore une bonne vingtaine d’années pour que les joueurs soient libres en fin de contrat. Certains clubs réclamaient encore des indemnités de transferts pour leurs joueurs en fin de contrat jusqu’à ce que l’un d’entre eux, ainsi bloqué par son club, saisisse la Cour de justice des Communautés européennes. Laquelle a mis fin en 1995 à ces indemnités avec son arrêt Bosman, consacrant définitivement la liberté de circulation des joueurs au sein de l’Union européenne. Les temps changent là aussi, car on voit aujourd’hui quelques footballeurs saisir la justice pour requalifier leur CDD en CDI…

 

Mais encore une fois, dans le foot le monde du travail ne s’arrête pas aux professionnels. Une partie des joueurs amateurs signent aussi avec leur club des contrats dits « fédéraux », qui peuvent être à temps plein aussi bien qu’à temps partiel. Et toute une périphérie de joueurs non-salariés peut vivre d’indemnités diverses, ou d’emplois exercés en parallèle dans le champ sportif (moniteurs, formateurs,…), ou encore de l’assurance chômage. Une segmentation des statuts qui fait écho à celle des salaires et des rémunérations.

 

Contrat de travail ou pas, à quoi peut mener un parcours professionnel de footballeur ?

 

En moyenne, une carrière de sportif professionnel dure 4 à 5 ans au plus haut niveau, quel que soit le sport (collectif). Pour ma part, j’ai rapproché les données de l’INSEE et du ministère du Travail sur les mouvements de main-d’œuvre par profession, avec celles du répertoire d’entreprises SIREN, où figurent les clubs de football. Il en ressort un taux de mobilité des joueurs de l’ordre de 50 % par an, nettement supérieur à la moyenne. Mais à y regarder de plus près, cette mobilité est loin d’être uniforme : elle suit une distribution « bimodale », ce qui veut dire qu’une partie des joueurs tourne beaucoup et qu’une autre est peu mobile. Autre constat, la rotation des joueurs est d’autant plus forte que les résultats du club sont moins bons, ce qui suggère évidemment que les clubs ne cherchent à fidéliser que leurs meilleurs éléments.

 

Sur la reconversion des joueurs, les informations sont rares. Pour ce qui concerne les professionnels, j’ai extrait du magazine France Football une cohorte d’une centaine de joueurs nés dans les années 1960-70 ; une analyse rapide montre que lorsqu’ils quittent le monde du foot, c’est souvent pour travailler dans les assurances (un secteur où il existe, pour des raisons qui m’échappent, une sorte de « filière foot »), ou encore pour tenir un bar. Mais beaucoup restent dans la mouvance du foot, où ils deviennent entraîneurs ou formateurs dans les clubs. Quant au devenir des joueurs amateurs, on n’en sait pratiquement rien. Et il n’est pas facile d’en savoir plus, car le foot constitue un monde clos, qui n’aime pas beaucoup les regards extérieurs comme ceux de la recherche… Quoi qu’il en soit, il me semble que la Charte du foot professionnel en vigueur n’incite pas suffisamment les clubs à accompagner la mobilité ou la reconversion de leurs joueurs. D’autant que l’incitation à se former à d’autres métiers est faible lorsque l’on est relativement bien payé. Et les cas de chômage de longue durée à l’issue d’une carrière professionnelle ne sont pas rares.

 

Pourtant les compétences footballistiques sont assez largement transférables. Lorsqu’elle est mentionnée dans les CV, la pratique d’un sport collectif est généralement valorisée par les recruteurs, qui la lisent comme un signal d’adhésion aux valeurs de cohésion, d’entraide et de sens du collectif. Et l’expérience du football professionnel peut tout naturellement conduire vers la plupart des métiers liés au sport, particulièrement ceux d’éducateurs et d’entraîneurs. Elle ouvre aussi aux joueurs célèbres des portes dans les médias où les couples journaliste-consultant sont devenus pratique courante pour animer les émissions sportives.

 

Est-ce à dire qu’il n’y a pas de politique publique en matière de foot professionnel ?

 

En effet. Comme je vous l’ai dit la formation des jeunes joueurs passe à peu près exclusivement par les centres de formation des clubs, qui s’investissent a minima dans la scolarité et peut-être pas assez dans le devenir professionnel des sortants. Si intervention publique il y a, elle est plutôt à chercher du côté des politiques d’intégration, en particulier pour les générations issues de l’immigration, les quartiers sensibles ou le développement du football féminin. Ce ne sont pas des politiques publiques pour ou contre le foot professionnel, mais des politiques qui utilisent le foot en vertu des capacités d’intégration qu’on lui prête.

 

Pour en savoir plus :

– 20 Questions improbables sur le foot, Bastien Drut et Richard Duhautois, Editions De Boeck, 2014
– Sciences sociales football club, Bastien Drut et Richard Duhautois, Editions De Boeck, 2015

– La mobilité professionnelle, Richard Duhautois, Héloïse Petit, Delphine Rémillon, Editions La Découverte, Collection Repères n° 599, 2012

 

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