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Corporate prête aux malentendus. On annonce un film sur le management et il nous raconte l’histoire d’une conversion. Emilie Tesson-Hansen, adepte d’un culte barbare où seuls échappent à la damnation ceux qui conquièrent le pouvoir et l’exercent sans états d’âme, est mise à l’épreuve et va progressivement trouver le salut dans la quête de justice. On pense y trouver une critique du travail en entreprise, travail des managers et travail des managés. Le film se révèle être un panégyrique de celui de Marie Borrel, inspectrice du travail et femme résolue.

 

corporate

Corporate, de Nicolas Silhol avec Céline Salette, Lambert Wilson et Violaine Fumeau


Moins 10 % !

Reprenons. Une entreprise, multinationale, 90 000 salariés, décide de diminuer le nombre de ses salariés de 10 %. Pour une raison que le film ne dit pas, les dirigeants décident de ne procéder à aucun licenciement, aucune transaction. Au lieu de ça, une procédure en trois temps est mise au point. Lors de la première étape, il faut convaincre les salariés concernés, identifiés grâce à une « évaluation comportementale », que dans leur intérêt et dans celui de l’entreprise, ce serait bien qu’ils bougent, qu’ils se mettent en mobilité. Pourquoi pas ? La deuxième étape nécessite de la résolution et de la patience : quelles que soient les demandes du salarié, intéressé par tel ou tel poste effectivement disponible, lui répondre négativement. Ne pas justifier le refus. Refuser d’en discuter. Attendre la demande suivante et recommencer. Après quelques mois, un an peut-être, on peut passer à la troisième étape : accepter immédiatement la démission du salarié qui n’en peut plus d’être placardisé, rabroué, sans perspectives. Emilie – dite Emy c’est plus classe, plus mondial – a été recrutée par Stéphane Froncart, son ancien prof qu’elle admire et qui lui répète qu’elle est la meilleure. Le regard glaçant, à toute heure maîtresse d’elle-même, tendue vers la promotion qui ne saurait tarder, elle fait le job. Le déodorant qu’elle utilise compulsivement, une aisselle après l’autre, affirme sa volonté de ne rien laisser transpirer, ni odeur ni sentiment.

 

Dalmat était contrôleur de gestion. Il arrive au terme de la procédure. A ce stade on a oublié son prénom. Il voudrait savoir pourquoi sa demande a été une nouvelle fois refusée. Il insiste, se désespère, s’énerve. C’est un moment délicat de la procédure. Un moment de faiblesse est toujours possible. Il faut absolument éviter tout contact. Encore quelques jours et il démissionnera. Il n’a pas d’autre issue. Du moins la procédure n’en prévoit pas d’autres. Mais Didier Dalmat imagine un plan B. En milieu d’après midi, il se jette par la fenêtre et se tue. Dans la cour de l’entreprise. Emilie doit réagir. Ne rien laisser paraître. Un aléa. Décidément ce Dalmat n’était pas à sa place. Ses supérieurs hiérarchiques sont avec elle, Stéphane est certain qu’elle pourra gérer la situation, régler le problème comme elle en règle tous les jours, en professionnelle. Elle se souvient tout à coup que Dalmat avait des problèmes de couple. Voilà, c’est simple, l’entreprise n’y est pour rien. Il faudra penser à envoyer un message de compassion à la famille. Envoyer aussi un message à tout le personnel, dire qu’on partage la peine, que Dalmat a fait beaucoup pour la société, qu’il avait montré son attachement, etc. Et puis tout s’enraye. Ça ne passe pas.

 

Un mensonge répété ne fait pas une vérité

La première attaque contre les certitudes d’Emilie vient des collègues de celui qui s’est suicidé, devant eux. Leur silence l’accuse. Emilie ne voulait pas entendre Didier Dalmat, alors à quoi bon parler encore ? Cette décision de faire silence de ceux qui se savent potentiellement surnuméraires et jetables, en dit plus que les tracts et les demandes d’explication (modérées) du CHSCT.

 

La deuxième attaque est menée par l’inspectrice du travail, qui découvre l’entreprise et commence son enquête sans a priori. Les scènes où Emilie la reçoit, imbue de sa supériorité, sûre qu’en répétant la version officielle elle finira par devenir la vérité, sont parmi les meilleures du film. Quelques scènes et quelques jours plus tard, elle découvre que cette fois, le pouvoir n’est pas de son côté. Elle n’a ni la procédure ni les clés qui pourraient faire plier Marie Borrel.

 

Mais l’attaque la plus dure est aussi la plus inattendue. Ceux qu’Emilie vénérait, Stéphane et toute la hiérarchie, analysent froidement, professionnellement la situation. Ils sont du même bois qu’Emilie. Ils appliquent la règle qu’elle appliquait avec tant de ferveur, celle du chacun pour soi. Cette fois, elle lui est défavorable. Lorsqu’Emilie comprend que l’entreprise lui fera endosser l’entière responsabilité du drame, qu’elle sera un fusible parfait et qu’elle devra porter seule sa croix, sa foi la quitte, « éli, éli, lama sabachthani » (« Mon Dieu, mon Dieu, pourquoi m’as-tu abandonné »). Elle place désormais ses espoirs dans la mission de l’inspectrice du travail et dans la justice. Elle va témoigner et mettre en cause l’entreprise, un système plutôt qu’un cas isolé de harcèlement moral. Elle sait qu’elle devra assumer sa part de responsabilité, mais elle ne paiera pas seule. Et puis, faute avouée est à moitié pardonnée et à défaut d’absolution elle espère sa rédemption, au côté désormais de celle qui devient son exemple, Marie Borrel.

 

Les règles du jeu

Le film de Nicolas Sihlol manque sans doute de nuances. On ne voit pas grand-chose du travail des DRH et on aurait tort de faire une généralité des pratiques d’exclusion que Corporate dénonce à juste titre. Le film mérite néanmoins mieux que les accusations de DRH bashing.

 

Corporate  est d’abord un film sur le pouvoir, le goût du pouvoir, le sentiment d’invulnérabilité de ceux qui l’exercent, qui n’imaginent pas faire autre chose de leur vie, sûrs de faire ce qu’il faut, nonobstant les conséquences dramatiques de certaines de leurs décisions, et nonobstant leurs propres hésitations ou scrupules. L’assurance d’Emilie, son refus de toute empathie, ne sont pas les symptômes d’une pathologie individuelle, d’une folie naissante. Elle a appris dans les meilleures écoles, celles qui sont censées former les élites, que c’est ainsi qu’un cadre doit se comporter. L’entreprise est affaire de chiffres et de procédures, pas de sentiments. Elle fait le job et reçoit en retour tous les signes de reconnaissance auxquels on lui a en même temps appris à attacher de la valeur : haut salaire, agenda surbooké, invitations, flatteries, regards envieux (et éventuellement concupiscents) des collègues, etc.

 

Ce monde divise l’humanité en deux camps, les gagnants et les perdants et justifie par avance le mépris des premiers pour les seconds. Jusqu’au jour où la chance tourne. Ce jour là Emilie Tesson-Hansen, choisit de changer les règles. Elle veut pouvoir se regarder en face.

 

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Directeur d’une Agence régionale de développement économique de 1994 à 2001, puis de l’Association Développement et Emploi, devenue ASTREES, de 2002 à 2011. A la Fondation de France, Président du Comité Emploi de 2012 à 2018 et du Comité Acteurs clés de changement-Inventer demain, depuis 2020. Membre du Conseil Scientifique de l’Observatoire des cadres et du management. Consultant et formateur indépendant. Philosophe de formation, cinéphile depuis toujours, curieux de tout et raisonnablement éclectique.