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par Jean-Louis Pépin

Là où la problématique des RPS (Risques Psycho-Sociaux) n’est considérée qu’à raison légale et où les démarches effectuées pour améliorer la QVT portent sur l’environnement de travail et l’idée d’être « bien dans sa tête, bien dans ses baskets », les notions de contenu, d’organisation et de conditions de réalisation du travail ne sont pas questionnées. Jean-Louis Pépin, sociologue et consultant (IDée Consultants) donne un éclairage sur le « pouvoir d’agir » des salariés, ou plutôt sur la frilosité qu’ont les entreprises à le leur accorder.

 

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Le « pouvoir d’agir » des salariés peine à trouver sa place dans les démarches QVT
Sans doute parce qu’elle porte une conception par trop « doloriste » du travail, la problématique des RPS (Risques Psycho-Sociaux) n’a guère mobilisé les entreprises au-delà de la nécessité de satisfaire à une obligation légale de prévention des risques professionnels ou d’enquêter sur les situations que les alertes des CHSCT ne pouvaient laisser en l’état.

 

Un constat que de nombreuses initiatives lancées depuis 2010 ont estimé nécessaire et urgent de dépasser en défendant une approche où le travail est valorisé comme une source de santé pour les salariés et de performance pour les entreprises. C’est sur cette conception du lien entre travail, santé et performance que les organisations syndicales d’employeurs et de salariés se sont retrouvées pour promouvoir une politique d’amélioration de la Qualité de Vie au Travail (QVT) dont les orientations et les principes sont inscrits dans l’ANI (Accord National Interprofessionnel) du 13 juin 2013.

 

Pour autant, et comme la Commission QVT de l’ANDRH (Association Nationale des DRH) en dressait le constat en 2015, les démarches déployées dans les entreprises portent bien plus sur les enjeux de « bien-être » en cherchant à créer un environnement de travail agréable qui satisfasse les besoins du corps et de l’esprit des salariés que sur les enjeux de qualité et de performance en questionnant le contenu, l’organisation et les conditions de réalisation du travail.

 

Faut-il vraiment s’étonner de cette frilosité des directions à donner aux salariés du « pouvoir d’agir » sur le travail et son organisation en mettant en débat les critères de performance ?


La neutralisation du « pouvoir d’agir » est au cœur du modèle d’organisation et de gestion des entreprises
Les échos amplifiés des quelques cas d’entreprises « libérées » ne doivent pas masquer le fait que les principes de gestion du plus grand nombre d’entre elles reproduisent et renforcent l’héritage des modèles d’organisation « scientifique », « rationnelle » et « bureaucratique ». Des principes de gestion selon lesquels la performance résulte, d’une part des choix opérés par un cénacle restreint de décideurs, d’autre part de l’exécution contrôlée par l’encadrement, mais aussi par les progiciels de gestion intégrée, de la prescription qui concrétise ces choix dans l’organisation et les processus de travail.

 

Cette conception « démiurgique » de la gestion d’entreprise, qui voudrait que les salariés soient « agis » par l’organisation, se heurte à une réalité mise à jour par la sociologie des organisations, celle de Michel Crozier notamment. La réalité des trous dans la raquette de la prescription provenant des multiples incertitudes (aléas, dysfonctionnements, imprévus) qu’elle ne peut pas envisager et couvrir et qui sont autant d’occasions et de nécessités pour les salariés d’être « acteurs » de l’organisation et de contribuer à sa performance les amène à construire des réponses pour que « ça marche malgré tout ».

 

Il fut une période, notamment la décennie 80 en France, où les entreprises ont semblé intégrer la contribution du « pouvoir d’agir » des salariés dans l’organisation du travail et dans les pratiques de management.

 

Trouvant leur inspiration dans les innovations scandinaves ou japonaises, les directions ont demandé à l’encadrement de manager de manière « participative » les espaces de « semi-autonomie » qu’elles avaient dégagés dans l’organisation. L’expertise professionnelle des salariés était mobilisée pour analyser méthodiquement et résoudre les problèmes de qualité ou pour trouver des solutions innovantes dans certaines opérations de production (changer rapidement des outils par exemple). Dans le périmètre de leur équipe et moyennant un développement de leur polyvalence, ils disposaient d’une relative autonomie pour se répartir le travail, voire pour aménager les séquences de travail.

 

Las, cette reconnaissance contrôlée de l’efficacité du « pouvoir d’agir » des salariés ne résista pas longtemps aux injonctions impératives de rentabilité à court terme que seule une reprise en main des conditions d’obtention de la performance pouvait satisfaire.

 

Et depuis près de 20 ans, les logiques de gestion s’alimentent à nouveau exclusivement aux principes de la rationalité taylorienne pour définir un cadre de prescription qui impose à l’organisation d’avoir une efficience « lean », qui soumet les collectifs de travail et les salariés à des reconfigurations permanentes de leur périmètre d’activités et de compétences, qui exerce un contrôle renforcé sur le travail par la standardisation des procédures et la multiplication des indicateurs de résultats, qui demande à l’encadrement d’adopter des méthodes de management par objectifs pour leurs équipes et de management par les processus pour piloter l’activité.


Les limites du « pouvoir d’agir » des salariés quand leurs « ressources » ne sont pas à la hauteur de la complexité des incertitudes

Des objectifs à atteindre, des processus et des procédures à respecter, des indicateurs à renseigner, voilà pour l’essentiel le cadre de référence dont il est pensé, d’une part qu’il est le seul envisageable au regard des enjeux économiques, d’autre part qu’il est suffisamment complet et abouti pour que sa seule application permette de réaliser le travail et d’atteindre les objectifs poursuivis.

 

Mais la réalité maintes fois, voire systématiquement, constatée est que les conditions effectives de réalisation du travail placent les salariés devant des incertitudes de tous ordres :

• Incertitudes techniques avec par exemple des applications « buggées » ou des équipements obsolètes à la fiabilité défaillante.
• Incertitudes organisationnelles avec par exemple des donneurs d’ordre multiples qui imposent chacun leur priorité ou l’instabilité dans l’affectation des responsabilités qui trouble l’identification des bons interlocuteurs.
• Incertitudes professionnelles avec des objectifs difficilement conciliables (injonctions paradoxales) ou des modes d’acquisition des compétences inappropriées au regard de la complexité du travail.
• Incertitudes relationnelles avec des modes de répartition, des rythmes et des priorités de travail qui entravent les possibilités d’apporter et de bénéficier du soutien des collègues.

 

Des incertitudes qui devraient être autant d’occasions pour les salariés de reprendre la main sur l’organisation prescrite en prenant l’initiative de construire leurs propres réponses. D’autant que dans le même temps le discours, voire les injonctions managériales, les incitent à se responsabiliser et à s’impliquer personnellement sur l’atteinte des objectifs de l’entreprise.

 

Encore faudrait-il qu’ils disposent des «ressources » pour exercer ce « pouvoir d’agir ». Et par « ressources », ce n’est pas les aptitudes personnelles, les traits de caractère, les compétences émotionnelles, la conscience professionnelle dont il est question. Les ressources dont nous parlons ici sont celles que les salariés puisent et valorisent dans l’organisation, notamment :

• La maîtrise des règles de fonctionnement (l’ensemble des dispositions de la prescription), ce qui implique de les connaître, mais surtout de disposer d’une marge de manœuvre reconnue pour les adapter à la réalité des situations et/ou les arbitrer. A défaut de quoi, les ajustements des règles se jouent dans une forme de clandestinité, à la limite de la « délinquance » organisationnelle et des risques qu’elle fait prendre.

• L’autorité fondée sur la possession de compétences particulières et reconnues qui permet de défendre et de faire valoir une prise de position sur le contenu du travail et la manière de le réaliser. Certes, les entreprises s’attachent à ce que les salariés aient les compétences « techniques » pour faire leur travail. Mais compte tenu de la complexité, du renouvellement et de la diversité des registres de compétences à maîtriser, peu nombreux sont ceux qui peuvent se prévaloir de détenir une « expertise » qui fasse autorité.

• La maîtrise de l’information, celle qui a minima permet de savoir ce qu’on a à faire, mais surtout celle qui permet de connaître, de comprendre et d’anticiper tous les facteurs qui influencent et déterminent la réalisation de son travail.

 

Si dans toute entreprise, certaines catégories de salariés détiennent ces ressources, force est de constater que le plus grand nombre n’en a qu’une maîtrise partielle, limitée, instable, y compris ceux qui exercent des fonctions d’encadrement, les N+1, mais aussi dans les niveaux de plus en plus élevés de la ligne hiérarchique.

 

Pour ceux-là, les zones d’incertitudes ne sont pas des espaces de prises d’initiative où ils peuvent être « acteurs » de l’organisation. Et souvent, et bien pire, ils éprouvent une réelle impuissance à faire face aux situations, aux événements auxquels ils sont confrontés.

 

C’est là le terreau sur lequel germent et se propagent les effets délétères sur la santé, ce que la problématique des risques psychosociaux a bien su mettre en évidence. Mais c’est là aussi, pour ceux qui ne veulent pas « y laisser leur peau », que se développent des stratégies individuelles de protection, de préservation de soi qui se traduisent par des attitudes de repli individuel, de désengagement organisationnel dont les entreprises ne savent pas évaluer les impacts pourtant bien réels sur la performance.

 

Il n’y a pas de « pouvoir d’agir » sans pouvoir de décision
Comment donner, consolider, restaurer le « pouvoir d’agir » des salariés ?

 

Yves Clot, à qui nous empruntons cette notion depuis le début de cet article, défend l’idée que le développement du « pouvoir d’agir » repose sur la « controverse professionnelle » au sein des collectifs de travail, c’est-à-dire une mise en débat des différentes possibilités de réaliser le travail selon les situations.

 

Cette idée, qui sous-tend les interventions de psychologues du travail en « clinique du travail », se concrétise dans certaines entreprises par le déploiement « d’espaces de discussion sur le travail » dont ceux qui en font le bilan, et parmi eux le cabinet Plein sens, soutiennent qu’ils constituent « un moyen efficace pour concilier la santé des individus et la santé économique de l’organisation » (Article de Etienne Forcioli, Christian Vaudaux et Jean-Christophe Michel dans Actuel RH du 22/02/2017).

 

Si effectivement, la mise en débat de façon « libérée » de la réalité du travail, des conditions effectives dans lesquelles les activités sont réalisées, des difficultés d’atteinte des objectifs, des critères inappropriés d’évaluation de la qualité du travail, concourent à renforcer l’autonomie et le développement de savoir-faire des salariés, la portée réelle des « espaces de discussion » sur le « pouvoir d’agir » des collectifs de travail repose, comme le reconnaissent ceux qui en font le bilan, sur la « conviction de la place centrale du travail de l’homme dans les organisations ».

 

Or, et c’est bien là l’objet de notre propos, rares sont les entreprises dont les dirigeants ont cette conviction tant ils restent ancrés dans la certitude de la primauté de la rationalité gestionnaire d’inspiration taylorienne.

 

Certes, certaines entreprises ont « changé d’angle de vue » et ont adopté des modes d’organisation où les salariés « jouissent d’une large autonomie individuelle, participent collectivement aux décisions, travaillent de façon coopérative ». Mais, ces entreprises « apprenantes », comme les nomment et les décrivent Yves Clot et Michel Gollac (voir : Le Travail peut-il devenir supportable, Armand Colin, 2017), se situent essentiellement en Suède, au Danemark et aux Pays-Bas. Une concentration qui amène d’ailleurs les auteurs à parler d’organisations « nordiques », comme il fut un temps où on parlait de modèle scandinave pour évoquer les équipes semi-autonomes.

 

Reste donc que le développement du « pouvoir d’agir » des salariés implique que les entreprises changent « d’angle de vue » et introduisent les caractéristiques des organisations « nordiques » dans leur modèle de gestion et de management.

 

Non pas en supprimant l’encadrement comme certaines entreprises, s’affichant comme « libérées », l’ont décidé en considérant avec dogmatisme qu’il incarne le modèle autoritaire révolu. Mais en reconsidérant la logique des processus de prise de décisions dont la concentration dans les sphères réduites des comités de direction prive les lignes managériales des leviers indispensables à l’exercice des responsabilités, de plus en plus alourdies, qui leur sont confiées.

 

Notre conviction est que l’encadrement a un rôle primordial à jouer dans la restauration du « pouvoir d’agir » des collectifs de travail. A condition qu’il dispose lui-même de ce « pouvoir d’agir ».

 

D’abord, en allégeant le temps qu’il consacre à rendre compte dans le menu détail, non seulement des résultats, mais aussi du respect minutieux des procédures. Ce qui implique donc de questionner le nombre et le détail du reporting qui lui est imposé, ce qui revient à questionner le niveau de contrôle que les directions exercent sur les périmètres d’activité dont il a la responsabilité.

 

Ensuite en lui redonnant de l’autonomie décisionnelle, pas seulement sur l’octroi des ressources et des moyens dont on sait que les délégations sont crispées au plus haut niveau, mais surtout sur la possibilité d’aménager le cadre prescriptif de l’organisation et de la réalisation du travail.

 

Enfin, en instaurant dans chacune des lignes managériales de réelles pratiques d’échanges et de « disputes professionnelles ». En effet, comment demander à l’encadrement d’animer, de soutenir et de donner suite aux débats qui se déploieraient dans les collectifs de travail si lui-même ne peut pas défendre les conclusions de ces débats auprès de ses pairs et avec sa propre hiérarchie.

 

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