Alexandra Bidet est chargée de recherche en sociologie au CNRS, Centre Maurice Halbwachs. Ses recherches et publications portent sur l’engagement dans le travail et la pluralité des engagements. Jean-Marie Bergère l’a lue et rencontrée. Il en tire ces réflexions sur les liens entre travail rémunéré et activités bénévoles.
Image : centre d’appel du Samu social d’Ivry-sur-Seine – 94.citoyens.com
La frontière entre le travail et le hors travail est poreuse. Les mails reçus le vendredi soir avec « réponse impérative avant lundi » justifient sans aucun doute la revendication d’un « droit à la déconnexion ». Ce faisant nous risquons de passer à côté d’une autre réalité. A l’instar de décisions professionnelles qui mûrissent en dehors de notre présence effective au travail, nos préoccupations personnelles, celles liées par exemple à un engagement bénévole, ne restent pas à la porte de l’entreprise. Le numérique renforce, si besoin était, l’impossibilité de dresser des barrières et d’exclure toute sollicitation étrangère au travail pendant le temps en entreprise. Les filtres techniques ou la surveillance des salariés n’y feront rien. Ils ne pourront jamais empêcher que quelquefois notre pensée vagabonde et que, ni vu ni connu, nous soyons à la fois « ici et ailleurs ».
Alexandra Bidet, à partir de l’observation de salariés ayant par ailleurs une activité bénévole (répondre au téléphone pour le Samusocial) et en mobilisant ses travaux (*) sur l’engagement au travail et sur la multi-activité, explique comment ils s’organisent, « gèrent leurs engagements, leur disponibilité, leurs priorités », et le bénéfice qu’il est possible de tirer de l’hétérogénéité des cercles sociaux au sein desquels « ils agissent et participent au monde ».
La question n’est plus alors de savoir si le bénévolat est « un travail » ou pas, de caractériser ce qui le rapproche ou le différencie du « vrai travail ». La question porte sur ce que cette extension du domaine de la multi-activité, au travail et hors travail, requiert en termes d’organisation, de travail sur soi, d’autodiscipline et sur ce qu’elle transforme quant à la relation à son travail.
La multi-activité
La multi-activité a mauvaise réputation. Les interruptions et la dispersion de l’attention qu’elle entraîne seraient les ennemis absolus de la performance. Nous ne concevons pas l’activité autrement que découpée en séquences fermées sur elles-mêmes, qu’il nous revient de hiérarchiser, du plus urgent au moins urgent. Une attention plus fine montre pourtant que nous ne sommes jamais à l’abri de « l’irruption intempestive de préoccupations personnelles ». « La profusion des sollicitations externes a prévalu sur le foisonnement interne aux personnes ».
Ce déni nous empêche de voir comment, presque clandestinement, chacun s’organise. La liste des « choses à faire », mise à jour en permanence, est une façon de « tenir à distance les projets suspendus, ou en instance de réalisation, tout en les maintenant actifs, possibles ». Elle aide à séparer les « intérêts et les travaux », elle aide à hiérarchiser, « le risque d’une activité fragmentée fait alors place à une multiplicité appréciée positivement ». Pour d’autres, il « s’agit d’un rythme à prendre » qui permet de se ménager des « moments à soi ». Il est souvent préférable d’interrompre son travail et de s’acquitter d’une tâche qui sinon va se rappeler à nous inopinément et sans fin. A sa manière, le film documentaire « C’est quoi ce travail » le montrait très concrètement .
Cette appréciation de la multi-activité débouche sur une observation rarement faite. Non seulement le travail d’organisation n’est pas l’apanage des seuls « organisateurs », mais il ne consiste pas uniquement à « soutenir des débats de normes, arbitrer entre des critères hétérogènes, négocier avec une pluralité d’instances normatives ou fabriquer des règles de métier ou de genre professionnel. Il s’agit pour chacun de structurer dans le temps et dans l’espace sa propre action, sa présence, sa disponibilité, afin qu’une grappe d’activités différentes reste pertinente dans son ensemble et que s’y dessinent des orientations significatives, sinon un vrai boulot ».
Le travail d’organisation est aussi, et toujours, un travail consistant à s’organiser, un « travail sur soi », qui conduit à s’intéresser à ce que chacun a de singulier. La « multi-activité pose la question de la consistance de la personne ». Plutôt que l’ignorer, l’encadrer, la contrôler, la combattre, il est préférable de repérer les différentes configurations et les différentes formes de continuités et de discontinuités qui sont à l’œuvre, ouvertement ou plus souterrainement, y compris entre activités bénévoles et travail rémunéré.
Le bénévolat
L’engagement dans une activité bénévole répond à une grande diversité « d’intérêts, de préférence et de valeurs ». Il est l’affaire « d’occasion », de circonstances, autant que d’une réflexion longue et d’une décision mûrie. Il peut s’agir de réagir à un sentiment de creux, de vide, que le travail ne parvient pas – ou plus – à combler, de faire un écart avec « la continuité de la vie », d’en prendre le contre-pied ou d’en amplifier certains traits. L’envie d’être utile, de « donner du temps », évolue en volonté d’user pleinement et de « façon sensée » de ses facultés, d’avoir prise sur le monde. Il s’agit bien souvent, notamment au début d’un « parcours de bénévole », de s’ouvrir à l’inconnu, à « autre chose », d’explorer et de découvrir « ce qui pourrait bien m’intéresser », d’éprouver ce à quoi « je tiens vraiment ». Les personnes interviewées invoquent une « démarche personnelle ». La curiosité est un moteur puissant.
Ces engagements sont quelquefois l’occasion d’acquérir ou de développer des compétences qui peuvent être réinvesties dans le travail rémunéré. Cela ne suffirait pas à rendre compte de leurs bienfaits. Les services rendus, même si bien sûr ils doivent être appréciés pour eux-mêmes ne disent, eux aussi, qu’une petite part de ce qui se joue dans les activités bénévoles. Une bénévole au 115 le dit : « J’étais toute contente quand je voyais qu’il y en avait un qui avait une place au chaud. »
Celles-ci sont également à apprécier en termes de travail sur soi, d’équilibre. Le bénévolat entraîne une immersion dans d’autres milieux, d’autres « cercles sociaux », et confronte à d’autres problèmes, d’autres situations, d’autres aléas, qui sont autant d’occasions d’être affectés par d’autres enjeux et de vivre des expériences nouvelles comme autant « d’opportunités d’auto-développement » (John Dewey). En complément des engagements professionnels, en faisant un pas de côté par rapport à eux, par contraste quelquefois, ces expériences participent au développement de l’individualité de chacun, au processus d’individuation qui est à l’œuvre, individuation conçue comme « autoconstitution du sujet par sa propre action ». Il ne s’agit pas d’opposer les contraintes d’un travail subordonné à la liberté d’une activité dans laquelle des individus déjà constitués trouveraient matière à s’exprimer ou à « s’auto-réaliser ». Ce travail sur soi n’est pas synonyme de travail d’introspection. Il s’accomplit en agissant.
Un rapport dégagé au travail
Revenons à la question du travail. Les analyses d’Alexandra Bidet orientent nos réflexions dans deux directions. La première nous ramène à la multi-activité et au « méta travail » que chacun fait pour gérer la pluralité de ses engagements. L’autodiscipline est au cœur de ce travail d’organisation. L’effort qu’elle requiert incite à imaginer des formes d’organisation qui allient prise en charge individuelle et prise en charge collective des activités, capacité à anticiper et improvisation pour faire face en situation. Paradoxalement, la pluralité des activités et l’autodiscipline qui l’accompagne conduisent chacun à explorer ce à quoi il tient, à construire « une forme de vie qui fasse sens », où il puisse « tramer une continuité ».
La seconde transformation est celle de notre rapport au « travail ». Alexandra Bidet propose de veiller à ce qu’elle appelle « un rapport dégagé au travail ». Elle cite Robert Linhart dans L’établi : « L’intelligibilité de l’usine se construit dans ces moments où chacun tente de reprendre son souffle ». Ce rapport dégagé au travail est à l’opposé des modèles « scientifiques » du management, de la recherche d’un « one best way » et de la chasse aux temps morts. La pluralité des cercles sociaux et des expériences ouvre sur une pluralité des manières de faire et sur la possibilité d’imaginer des voies alternatives. La mise à distance (relative) est propice au travail réflexif. Elle agit comme une hygiène de vie sans laquelle les engagements, dans le travail comme ceux dans le militantisme, peuvent devenir écrasants et destructeurs, jusqu’à « s’en rendre malade ».
Chacun d’entre nous s’organise pour gérer la pluralité de ses engagements et de ses préoccupations, personnelles, familiales, associatives, civiques et professionnelles. Chacun trouve les voies d’une autodiscipline. La quasi-clandestinité de ce travail d’auto-organisation accroît l’énergie que nous mobilisons pour l’accomplir. Cette énergie gagnerait à être libérée et employée dans ce qui fait sens pour chacun, dans son travail rémunéré comme dans ses activités bénévoles. Même lorsqu’elles nous conduisent à « avoir la tête ailleurs » ou à prendre un « moment à soi », elles ne sont pas concurrentes de nos engagements professionnels et de notre performance. Elles offrent la possibilité d’expérimenter d’autres « façons de se relier au monde et aux autres », et in fine de reconnaître ce à quoi on tient et où réside pour soi la valeur d’un « vrai boulot ».
Pour en savoir plus :
(*) Les citations sont extraites des articles ou ouvrages suivants :
• « Pluralité des engagements et travail sur soi. Le cas des salariés ayant une pratique ludique ou bénévole ». Alexandra Bidet et Manuel Boutet. Réseaux, n°182. La Découverte. 2013
• « Etre contraint de s’organiser : la multi-activité entre situations de travail et formes sociales ». Alexandra Bidet. Dans Quand Travailler c’est s’organiser. La multiactivité à l’ère numérique. Alexandra Bidet, Gérald Gaglio, Caroline Datchary (Eds.). Presses des Mines. 2017
• L’Engagement dans le travail. Qu’est-ce que le vrai boulot ? Alexandra Bidet. PUF, Le lien social. 2011
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