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L’Opéra est un film documentaire, pas de trace de fiction, de construction romanesque, mais le récit d’une grande machine de travail, la vie quotidienne d’une grande « maison » au sens propre du mot. Et dès les premières images, un grand drapeau français qui flotte au vent sur le toit de l’Opéra Garnier, histoire de rappeler que c’est aussi une maison de la République.

 

opéra

L’Opéra, film de Jean-Stéphane Bron (France, Suisse, 2017), 1h50.

 

On y voit, et surtout on suit les aventures d’un tout jeune chanteur russe accueilli à l’Académie de l’Opéra de Paris, les apprentissages ingrats et difficiles d’un groupe de jeunes violonistes (« la classe des petits violons ») venus de leur banlieue et « en résidence » pour plusieurs mois, l’arrivée sur la scène d’un énorme taureau qui pose quelques problèmes au chœur en matière de conditions de travail, les aléas d’une négociation sociale avec les syndicats qui n’aurait pas abouti sans l’intervention, dans l’ombre, d’un tiers médiateur (le ministère de la Culture ?), et bien d’autres personnages encore. Pas de fiction, pas d’entretiens, pas de voix off… mais des scènes, des portraits, des instantanés et surtout des histoires que l’on suit avec un grand plaisir et sans un moment d’ennui. Que font tous ces gens qui répètent, qui chantent, qui dansent, qui époussettent des meubles, qui maquillent les artistes avant leur entrée en scène, qui administrent un budget : ils travaillent. Et les figures de ce travail sont nombreuses, de la femme de ménage au DRH, variées et toutes absolument indispensables…

 

Le travail est récit
L’arrivée de ce jeune Russe (MiKhail Timoshenko) sur lequel le Directeur parie (travailler c’est aussi choisir), venu de son village de l’Oural après des études à Weimar où il arrive à dix-sept ans sans parler un mot d’allemand marque le début d’une belle histoire. Il parle allemand, anglais, russe bien sûr, il chante en italien, mais pas un mot de français. A la fin du film, et après le succès de son premier concert public, il chante en français et parle français. Sa voix de baryton est d’une netteté magnifique. Et il est beau.

L’arrivée du taureau, un vrai de vrai, énorme, puissant et qui fait peur, pour la mise en scène de Moïse et Aaron de Schönberg est un événement qui se prépare longuement : avec son soigneur, son éleveur, en lui faisant écouter de la musique, en calculant les risques, en trouvant les solutions techniques, en prenant des assurances. Jour après jour, on commence à voir comment cela va se passer, on apprivoise l’idée, on réussit le défi. Que le spectacle commence…

Le travail du chœur
S’il est bien une métaphore du caractère collectif du travail, parfois rabâchée dans les livres de management, c’est celle de l’orchestre ou du chœur. Tout au long du film, on voit beaucoup le chœur de l’Opéra de Paris répéter, reprendre par petits morceaux, recommencer tel passage, tel autre. Un long et patient travail « en morceaux », mais le chœur est aussi un personnage collectif qui s’exprime, qui a une identité sociale et professionnelle, qui accepte ou refuse des solutions de mises en scène. On sent que c’est aussi un collectif qui négocie, aussi bien les innovations « éphémères » d’un metteur en scène de passage qui souhaite une disposition physique contrariant les voix, que les primes à la fin du mois. Et les primes ça compte aussi pas mal…

Le travail est séquencé, en morceaux, de la soprano à la femme de ménage, mais on devine le sentiment de participer à une « œuvre » commune, la tension vers un moment où tous les efforts de chacun se conjuguent. Le film ne distingue pas entre le travail des artistes qu’une esthétique du génie et de l’inspiration fait souvent oublier, et le travail administratif du directeur financier, ou du directeur des ressources humaines (voir ci-à-côté l’entretien de Claude-Emmanuel Triomphe avec Dominique Legrand qui fut DRH de l’Opéra de Paris), ou des machinistes. Et c’est l’une des grandes qualités du film de Jean-Stéphane Bron. Commencé sur l’image du drapeau français, il s’achève sur l’époussetage du bureau du directeur au 8e étage de l’Opéra Bastille.

Le travail du corps
Qu’il s’agisse de danse, de chant, ou des instruments de musique, toujours le travail des répétitions : recommencer, toujours recommencer. Corriger, toujours corriger.

Les gros plans sur les visages et les corps des artistes (image saisissante d’une danseuse qui peine à retrouver son souffle) rendent manifeste l’effort, la violence qu’il faut parfois se faire : « eh bien oui » dit une assistante à sa copine « quand elle chante (la soprano), elle transpire beaucoup ». La boîte de kleenex est nécessaire pour s’éponger et l’aide discrète de l’assistante, au bon moment entre le changement de deux éléments de décor, s’accompagne d’un sourire d’encouragement et de complicité dans ces instants où la chanteuse essaie de récupérer après l’air de Gilda dans Rigoletto.

Les enfants musiciens qui viennent de leur banlieue répéter chaque semaine – et dont presque tous sont noirs – offrent lors de leurs premières apparitions à l’écran, des images de désordre, de dispersion, d’inattention. Comme tous les gamins à l’école. Après une année de travail et le tutorat exigeant et tendre de leur professeur, c’est l’image du concert final : beaux visages bien maquillés, sérénité, maîtrise, et la musique comme une seule voix. Mais l’image capte que ce sont surtout les mères qui sont venues assister au concert…

Le travail de l’équipe de direction
La présence active, permanente, du directeur est aussi au cœur du film (trop diront peut-être certains). Stéphane Lissner choisit, fait des paris, tient les différentes logiques qui traversent la maison : celle des artistes, des créateurs, des permanents (il y a mille collaborateurs permanents) et de ceux qui ne font que passer, mais doivent aussi se sentir chez eux, celle des syndicats. Le quotidien est fait de la gestion d’aléas et de crises : tel chanteur ne chantera pas ce soir, on consulte des listes (de vieilles listes papier !), on mobilise ses ressources, sa mémoire, on téléphone à l’autre bout du monde, et dans toutes les langues. Le départ de Benjamin Millepied, comme déçu et peut-être blessé que le directeur lui réponde « oui bien sûr j’ai pensé à une solution… ». Le passage d’événements très publics, tels l’arrivée du Président de la République pour une soirée Mécénat ou la minute de silence après les attentats de 2015, au face à face dans un bureau, ou à ces multiples petites réunions courtes entre le directeur, le DRH dont le rôle est si essentiel, la responsable de la communication, ou au soutien apporté au bon moment au danseur qui en a besoin.

L’équation financière fait aussi partie de la belle machine Opéra : subventions, mécénat, abonnements et achats de billets à mettre en face des énormes dépenses nécessaires pour faire vivre dans le temps une maison aussi lourde et prestigieuse et assurer un grand nombre de spectacles (400 par an).

Un très beau film qui de fait raconte de nombreuses histoires, montre des visages différents du travail, et plaide pour que vive une grande exigence culturelle même s’il n’est pas toujours facile, comme le voulait Antoine Vitez d’« être élitaire pour tous ».

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Philosophe et littéraire de formation, je me suis assez vite dirigée vers le social et ses nombreux problèmes : au ministère de l’Industrie d’abord, puis dans un cabinet ministériel en charge des reconversions et restructurations, et de l’aménagement du territoire. Cherchant à alterner des fonctions opérationnelles et des périodes consacrées aux études et à la recherche, j’ai été responsable du département travail et formation du CEREQ, puis du Département Technologie, Emploi, Travail du ministère de la Recherche.

Histoire d’aller voir sur le terrain, j’ai ensuite rejoint un cabinet de consultants, Bernard Brunhes Consultants où j’ai créé la direction des études internationales. Alternant missions concrètes d’appui à des entreprises ou des acteurs publics, et études, européennes en particulier, je poursuis cette vie faite de tensions entre action et réflexion, lecture et écriture, qui me plaît plus que tout.