La vie des entreprises est souvent traversée par les oppositions entre le capital et le travail, l’actionnaire et le salarié. Tout serait-il plus simple si les salariés étaient actionnaires. La question ne date pas d’aujourd’hui…Au 19e siècle, l’actionnariat salarié a été vu comme une solution pour répondre au rejet du capitalisme par les ouvriers. Au tournant du 20e siècle et jusqu’à la Première Guerre mondiale, cette question, loin d’être anecdotique, a fait l’objet de débats, de tentatives multiples en France, en Angleterre et aux États-Unis notamment.
Deux grands courants, l’un issu d’une frange marginale du patronat, l’autre porté par des ouvriers de métier ont développé cette thématique. Le premier vise à transformer les salariés en actionnaires, le second à remplacer la notion d’action par celle de coopération. Nous en avons un aperçu détaillé dans une thèse de Jean Granier parue en 1910 chez Sirey, « Les actions de travail ». Dans ce premier article, Pierre Maréchal présente deux exemples d’actionnariat salarié et en tire des leçons.
Avoir de bons ouvriers
Comment obtenir des ouvriers qu’ils acceptent l’entreprise capitaliste ? Quel pacte social proposer ?
Le 11 septembre 1900, Japy Frères & Cie crée des obligations ouvrières
À la fin du 19e siècle, les établissements Japy constituent encore le premier employeur du département du Territoire de Belfort. Cette entreprise centenaire est innovante, notamment en développant des machines-outils capables de produire les ébauches des montres et en mettant en place de nouvelles organisations du travail. Au tournant du siècle, c’est toujours une entreprise familiale, diversifiée, mais elle ratera en partie la deuxième révolution industrielle.
Le 11 septembre 1900, l’assemblée générale de la société en commandite par actions (SCA) « Japy Frères et compagnie » vote à l’unanimité, sur la proposition du conseil de gérance, une émission d’obligations ouvrières.
L’objectif est d’établir une communauté d’intérêts entre patrons et ouvriers : l’idée est de rendre les ouvriers, sinon copropriétaires de l’actif social, du moins intéressés à son développement. De plus, il s’agit non seulement de faire de la participation, mais de développer une forme de coopération en proposant que ces parts de collaborateurs soient achetées et non données. Le choix de proposer des obligations et non des actions repose sur deux raisons : d’abord, la société est en commandite par actions et toute émission de nouvelles actions perturberait le contrôle familial, ensuite il a semblé préférable de ne pas faire subir de risque à l’épargne des salariés. Le caractère incitatif réside dans le calcul de la rétribution de ces obligations : un loyer fixe est distribué, puis un dividende gradué selon l’échelle du revenu des actions ordinaires. La rémunération est donc variable.
Des facilités de paiement sont offertes pour acheter ces obligations (réservées cependant aux ouvriers ayant plus de 5 ans d’ancienneté ou aux employés ou contremaîtres présents depuis une année au moins). Ces obligations ne sont pas cessibles librement et l’entreprise détient un droit de préemption sur celles-ci.
Jean Granier en fait le bilan positif suivant : « L’émission des obligations ouvrières à revenus variables de la maison Japy Frères a donné des résultats appréciables. Ces parts de collaborateurs ont été acquises par 619 membres du personnel en 1900, dont un tiers environ d’employés. Il y a eu de fortes souscriptions de la part des principaux employés : bien que les règlements d’émission n’aient pas fixé une limite de souscription proportionnelle au salaire, le conseil de gérance a réduit toute souscription supérieure à cinq obligations suivant l’ancienneté du souscripteur (…) La société déclare en 1910 que de l’avis de tous, une nouvelle émission faite actuellement aurait plus de succès encore que la première en ce sens du moins que plus d’ouvriers viendraient. La première fois c’était l’inconnu et beaucoup éprouvaient une sorte de crainte de souscrire ; à l’heure actuelle, les demandes ouvrières prouvent la réussite du régime ; et aucun conflit ne s’est produit depuis 1900 entre les employeurs et les ouvriers ».
L’exemplarité de la démarche étonne un peu : elle est certes singulière et innovante, mais l’intérêt pour les salariés ne parait pas décisif. En réalité, en sus de cette émission d’obligations, une autre disposition a été prise : la mise en place d’assemblées d’ouvriers participants que Jean Granier décrit de la manière suivante :
« Les assemblées d’employés d’ouvriers participants se réunissent annuellement à date fixe ; les règlements de 1900 ont groupé tous les titulaires de parts par usine ou groupes d’usines de la maison en six assemblées. Ces assemblées nomment chacune une délégation de cinq membres, comprenant au moins trois ouvriers et chaque délégation élit un président et un vice-président. Ces délégations ont pour mission (article 6 du règlement) de contribuer au maintien de la bonne harmonie entre la maison et ses collaborateurs. Elle ne s’occupe pas uniquement des questions concernant les ouvriers, porteurs de parts, elles examinent et transmettent à la direction de l’usine toutes les demandes qui peuvent intéresser les conditions de travail. Mais surtout chaque fois qu’une délégation en fait la demande, elle est entendue par le conseil de gérance sur « tous les points pouvant intéresser l’usine pour laquelle elle est déléguée ». C’est elle qui a connaissance du bilan de la société et des dividendes afférents aux actions. Pratiquement dans cette maison industrielle, le conseil de gérance s’est imposé la règle de consulter la délégation des porteurs de parts sur les procédés de fabrication de la compétence particulière des ouvriers et les affaires importantes qui doivent être traitées sont la plupart du temps présentées auparavant aux délégations des porteurs de parts. »
et de conclure que « ces délégations donnent aux ouvriers capitalistes de la maison Japy des droits sensiblement supérieurs à ceux des porteurs de quelques actions par les sociétés ordinaires ».
Pourquoi cette initiative à ce moment-là ?
Pour avoir des éléments de réponse, il faut consulter les travaux portant sur l’histoire économique et sociale de la région Belfort-Montbéliard. On y apprend plusieurs choses déterminantes :
– L’année 1899 fut une année marquée, dans cette région, par des mouvements de grèves violents, une tentative de marche des grévistes sur Paris.
– Ces tensions sociales ont été à l’origine d’une grave crise de gouvernance au sein de la direction de Japy frères. Henri Japy, un des principaux dirigeants qui prônait la reconnaissance du fait syndical est alors brutalement exclu de la direction.
C’est dans ce contexte de fortes tensions sociales que la solution imaginée est de rendre les salariés partenaires de l’entreprise. Cette idée, Gaston Japy, en sera un promoteur ardent notamment en publiant un ouvrage en 1906 Les idées jaunes dans lequel il réaffirmera les vraies valeurs patronales : « Nous voulons tous, ouvriers et patrons jaunes, la justice, l’équitable accession des travailleurs à la propriété leur donnant l’indépendance, la sécurité transformant les salariés en associés. »
1908, USA : Le fondateur de la Maison Lever Brothers propose à ses salariés des titres d’associés
Lever Brothers est une fabrique de savon fondée en 1886 à Port-Sunlight, village industriel. Cette entreprise sera fusionnée avec Margarine Unie en 1930 pour constituer le groupe Unilever.
En 1908, son propriétaire-fondateur M. W. Lever propose à ses salariés (plus d’un millier) des titres de participation (partnership certificates), sortes d’actions de travail individuelles basées sur le principe de la propriété temporaire des actions.
Quelles sont ses motivations ? Dès le début de l’entreprise, M. W. Lever avait mis en place une politique sociale exemplaire – on peut notamment mentionner la cité-jardin destinée à loger les ouvriers de l’entreprise – dont une participation des salariés aux bénéfices ; mais ces compléments de revenus distribués aux salariés n’ont pas les effets attendus. Il imagine, en 1903, un nouveau dispositif (prosperity-sharing) qui permet une participation directe aux réserves et aux économies effectuées dans chaque unité, mais ce système se révèle compliqué et injuste. Il doit donc l’abandonner et tirer les leçons de ses tentatives précédentes. C’est ainsi qu’il organise une distribution de titres d’associés.
Le but officiel est de favoriser le succès de l’entreprise par la prospérité de tous ceux qui coopèrent. Que faut-il pour coopérer ? Être salarié ne suffit pas pour être un salarié-coopérant ou un salarié-associé. Deux autres conditions sont nécessaires à ses yeux :
– le salarié doit participer aux pertes. Si on lui donne un droit à recevoir une partie des bénéfices, il a le devoir de participer aux pertes.
– le salarié doit être pleinement impliqué dans son travail et être reconnu comme tel par la hiérarchie.
Pour cela, il cède une partie des actions qu’il détient (pour un montant de 500 000 Livres) à un trust qui est chargé de proposer les titres d’associés aux salariés (ayant plus de 25 ans et plus de cinq ans d’ancienneté) selon la procédure suivante : le salarié les demande en signant un engagement pour devenir salarié-associé avec les devoirs que cela implique (servir loyalement, etc.). Les demandes ne sont pas obligatoirement honorées.
Les salariés-associés touchent le même dividende que les actionnaires ordinaires, après attribution à ces derniers du versement d’un intérêt de 5 % justifié par le fait qu’ils ont payé leur titre en argent et que les salariés les ont obtenus gratuitement. Ainsi le principe est de partager les bénéfices en rémunérant d’abord le capital au taux de 5 % puis de partager le reste de manière égale entre tous les détenteurs de titres. En retour de ce droit aux dividendes, des salariés-associés participent aux pertes sociales en cas de difficultés puisque leurs titres perdent de la valeur et ont un rendement plus faible voir nul.
La détention de ces titres est un droit temporaire : si le salarié quitte l’entreprise, s’il ne remplit pas ses engagements, ses titres lui sont retirés. Néanmoins, en cas de départ à la retraite, l’entreprise convertit ces titres en certificat de préférence.
Dernière précision : ces titres ne donnent aucun droit sur l’administration des affaires.
Les problèmes de mise en œuvre
Le projet de rendre l’ouvrier actionnaire de son entreprise a – hormis les cas de transmission de l’entreprise aux salariés – presque toujours été conçu comme une tentative de réponse à la question sociale. « L’intérêt direct donné aux salariés à la vie économique de l’entreprise n’est intervenu dans la plupart des cas que parce qu’il était considéré par les patrons comme la meilleure manière d’éviter les conflits avec le personnel… L’action de travail individuel était toujours la résultante d’une concession librement faite au travail par le capital ».
À cette époque, il existait principalement pour les grandes entreprises deux méthodes pour améliorer les revenus des salariés : le développement des œuvres sociales (sous forme de logements, de caisses de secours, de retraite), la participation aux bénéfices de l’entreprise (1).
Les entrepreneurs promoteurs de l’actionnariat salarié ont tous fait le constat que cela ne marchait pas bien. Mais à leurs yeux, cela n’était pas suffisant, il fallait aller plus loin, non pas pour des raisons philanthropiques, mais parce qu’un ouvrier « capitaliste » pouvait devenir un bon ouvrier.
Néanmoins, la mise en œuvre concrète de cette idée va soulever trois types de problèmes auxquels chacun apportera des solutions pragmatiques :
1. Comment faire accéder au capitalisme des salariés sans capital ?
2. Comment s’assurer du contrôle et de l’efficacité de cette initiative contre nature ?
3. Comment la pérenniser ?
1. Comment l’ouvrier peut-il acquérir des actions ?
Certains chefs d’entreprise ont proposé à leurs salariés d’acheter des actions à des conditions préférentielles avec des facilités de paiement. Certains même, comme les magasins du Printemps par exemple, leur ont imposé de le faire, considérant ceci comme un élément substantiel du contrat de travail. Cette voie a eu, comme il fallait s’y attendre, peu de succès : les salariés n’ont eu de cesse de réclamer des salaires plus élevés. Leur amputer une partie de leur pouvoir d’achat, les forcer à épargner ne pouvait pas susciter leur adhésion. Ceci n’était possible que pour la partie des mieux rémunérés. C’est, d’une certaine manière, la voie suivie par Japy Frères à la différence qu’il ne s’agit pas d’actions acquises, mais d’obligations : on dit vouloir rendre les salariés propriétaires d’une partie de l’entreprise, mais cela n’est, en pratique, pas réalisé.
L’alternative est que cela ne coûte rien aux salariés ou que cela soit perçu comme tel. Il faut pour ce faire soit leur donner des actions soit leur donner de l’argent pour les acquérir. C’est la première solution qui a été adoptée par MW Lever.
En général, c’est en introduisant une forme de participation aux bénéfices que l’on cherchera à développer l’actionnariat salarié.
Cependant la participation aux bénéfices, qui prend la forme d’un partage des profits, ne va pas de soi. Quelle est sa justification ? Comment déterminer la part des bénéfices attribués au travail ? Comment répartir cette somme entre les salariés ? On voit que cette pratique soulève une foule de questions et de revendications potentielles, et s’aventurer dans cette voie est apparu logiquement périlleux pour les capitalistes. Un argument fréquemment évoqué alors pour s’y opposer était le suivant : « pour que la participation aux bénéfices devienne légitime, se développe par conséquent et produise des effets vraiment efficaces, elle devrait avoir comme contrepartie la participation aux pertes ». On voit tout de suite la force de cet argument : qui oserait proposer à ses salariés de supporter financièrement une partie des pertes de l’entreprise. En sus, cela conduirait à devoir justifier ces pertes donc à ouvrir ses comptes. Horreur ! C’est pourtant la tentative faite par MW Lever qui, il est vrai, avait cédé gratuitement des actions.
2. Comment contrôler ?
D’une certaine manière, rendre l’ouvrier actionnaire c’est jouer avec le feu parce que théoriquement la détention d’actions donne le pouvoir et l’accès au profit.
Les entrepreneurs qui se sont lancés dans cette innovation étaient souvent les fondateurs ou leurs héritiers (capitalisme familial) et détenaient l’essentiel du capital : ils avaient la capacité de rester maîtres chez eux. Mais les enjeux économiques et symboliques de la détention d’actions sont tels que les dispositifs imaginés étaient mûrement réfléchis et probablement négociés avec les autres actionnaires. D’où une approche « sur-mesure », des formes d’actionnariat ad hoc dont les caractéristiques vont dépendre des circonstances et du caractère du chef d’entreprise. Ce n’est pas un hasard si dans les deux exemples cités, aucun ne propose un accès direct à des actions de l’entreprise.
Cette approche « sur-mesure » doit notamment décider si cette ouverture à l’actionnariat est ouverte à tous les salariés ou seulement à quelques-uns, en fonction de quels critères, si cette acquisition est volontaire ou obligatoire, et enfin si cette détention d’actions donne la possibilité d’aller voter en assemblée générale, voire de participer à la gouvernance de l’entreprise.
Ainsi la question se pose de décider si la souscription ou l’attribution d’actions doit être volontaire ou obligatoire. La propension naturelle est de favoriser le volontariat, mais avec le risque que le fait de ne pas souscrire puisse s’interpréter comme une attitude négative. Ainsi le volontariat laisse de côté des salariés, ce qui peut créer une division, voir des affrontements, entre ceux qui n’auront pas les mêmes vues.
Deux principes semblent avoir donc guidé les options prises :
– Éviter que de « mauvais ouvriers » deviennent actionnaires : en général, les salariés ayant montré une grande stabilité, donc fidélité à l’entreprise, seront privilégiés.
– Éviter une coalition des ouvriers.
L’accession à la condition d’actionnaires salariés ne se fera jamais dans le cas d’un droit collectif, mais toujours comme une possibilité individuelle. Il s’agit bien de créer un nouveau type d’ouvrier. Mais vouloir associer les salariés à la marche économique de l’entreprise implique de communiquer et d’informer. Et puis on voit se développer des formes d’expression organisées des salariés actionnaires à l’intérieur d’une entreprise dans le cas Japy Frères. Mais il ne faut pas se leurrer : il s’agit le plus souvent d’établir un contre-feu à l’éventuelle présence des syndicats.
La limite rarement franchie est de permettre que cette expression trouve une tribune dans l’assemblée générale des actionnaires. C’est pourquoi on peut dire en résumé que toute la difficulté de l’exercice est de concevoir un dispositif créant des « actionnaires-non-actionnaires » (2).
3. Comment pérenniser l’actionnariat salarié ?
Par nature, l’action est un titre qui a une forme de pleine propriété, perpétuelle et héréditaire. C’est un bien patrimonial, cessible. C’est une source de difficultés dans le cas de l’actionnariat ouvrier parce que la propriété capitaliste porte en elle-même la mort de l’actionnariat ouvrier : le nombre des actions n’est pas extensible et les premiers ouvriers servis empêcheront de nouveaux ouvriers de le devenir.
D’où l’idée de créer des actions temporaires (souvent appelées « actions de travail », se distinguant ainsi des actions de capital) dont la propriété est par exemple liée au maintien du contrat de travail. Comme l’a résumé Charles Gide : « il faut opter : ou la propriété perpétuelle, mais réservée à quelques-uns, ou la propriété pour tous, mais temporaire ».
(À SUIVRE)
Pour en savoir plus :
(1) Charles Gide, dans un article publié en 1900, avait établi un inventaire des entreprises, dans le monde, qui pratiquaient la participation. Il en avait recensé 250 dont 88 en France, 84 en Angleterre, 32 en Allemagne, 23 aux États-Unis et quelques autres en Suisse, Belgique, Hollande, Italie.
(2) La forme de ce néologisme est empruntée au psychanalyste Paul-Claude Racamier par analogie à sa définition du fantasme-non-fantasme : présente les apparences ou l’allure du fantasme, mais non sa nature, son statut ou sa fonction. (cf Le génie de origines – Psychanalyse et psychoses, Payot 2012)
Laisser un commentaire