La vie des entreprises est souvent traversée par les oppositions entre le capital et le travail, l’actionnaire et le salarié. Tout serait-il plus simple si les salariés étaient actionnaires. La question ne date pas d’aujourd’hui…Au 19e siècle, l’actionnariat salarié a été vu comme une solution pour répondre au rejet du capitalisme par les ouvriers. Au tournant du 20e siècle et jusqu’à la Première Guerre mondiale, cette question, loin d’être anecdotique, a fait l’objet de débats, de tentatives multiples en France, en Angleterre et aux États-Unis notamment. Voici la seconde partie d’un papier publié le 4 septembre dernier.
L’« action de travail », un projet mort-né
Les ouvriers n’auront de cesse de trouver des formes d’organisation leur permettant d’améliorer ou d’échapper à leurs conditions. Les plus dynamiques vont acquérir la conviction que l’entreprise organisée selon le mode capitaliste leur est défavorable parce qu’elle les dépossède du produit de leur travail : ils sont exploités par le capital. Marx ne fera que reprendre et théoriser un sentiment partagé par beaucoup. Ainsi ils perçoivent que la propriété du capital de l’entreprise les prive de ressources accaparées par les propriétaires qui s’enrichissent démesurément.
C’est pourquoi, ils vont tenter de s’organiser soit pour concevoir des entreprises sans capitalistes, c’est la voie des coopératives, soit en voulant déposséder les capitalistes de la propriété des entreprises, c’est la voie du collectivisme, soit en cherchant une voie médiane : cette dernière voie amènera certains à concevoir l’idée d’« actions de travail », différente de l’actionnariat salarié. Ces trois voies vont être successivement explorées dans la deuxième partie du 19e jusqu’à la guerre de 14 : elles vont toutes échouer, mais laisseront des traces profondes.
L’échec politique de la coopération
Le mouvement coopératif puise ses sources à la croisée des utopistes du XIXe siècle et des mouvements associationnistes. Très tôt, les ouvriers – c’est-à-dire ceux qui ne possèdent que leurs bras et leur savoir-faire – ont cherché à se regrouper, à s’associer pour obtenir une position économique et sociale meilleure : se regrouper pour agir.
Au début, le modèle est l’organisation par métiers ayant pour objet soit la coopération de travail soit le secours mutuel. On comptera, en 1848, environ 10 000 associations et plus de 400 sociétés de secours mutuel en France. Elles seront toutes dissoutes à l’issue de la révolution de 1848. Un mouvement de ce type se retrouve dans les autres pays industrialisés, notamment en Angleterre où seront créées les premières coopératives de consommation. (cf l’expérience de Rochdale de 1844 qui invente la ristourne au prorata des activités).
En France, la première loi donnant une assise légale aux coopératives de production (SCOP) date de 1866. À cette époque, le mouvement ouvrier est toujours fondamentalement coopérativiste. Napoléon III l’avait bien compris. Cette voie sera explorée de diverses manières non sans soulever quelques problèmes de principe, dont la question de la participation. En effet, dans un certain nombre de cas, les SCOP ont été créées en relation avec les coopératives de consommation. Cette articulation a même été érigée en modèle de développement pour accumuler le capital nécessaire à la création de ce que l’on pourrait appeler des unités sociales et solidaires.
Le problème de la participation s’est posé quand les ouvriers ont voulu avoir leur part des profits dégagés par la coopérative de production : ces profits doivent-ils être partagés entre les ouvriers ou bien être cédés à la coopérative de consommation sous forme notamment de baisse de prix ? Cette question divisera le mouvement entre les coopérativistes et les participationnistes.
Mais les critiques les plus fortes vinrent des marxistes qui leur reprochaient trois choses :
– un patronage impérial et un afflux de capitaux extérieurs
– la distinction entre les salariés sociétaires et les salariés non-sociétaires, cause de division
– la pratique de distribution des résultats aux sociétaires qui en font, à leur tour, des capitalistes.
Tous ces débats ont fait rage au sein des mouvements ouvriers et en particulier des organisations syndicales naissantes. On peut situer le moment de basculement, c’est-à-dire le moment où l’idée de la coopérative comme solution à l’amélioration de la condition des ouvriers a perdu son hégémonie : après la Commune de Paris. Le tournant est pris : les pratiques coopératives seront durablement marginalisées. Néanmoins, cela restera une option qui permettra de belles réalisations (cf. Mondragon au Pays basque, les coopératives agricoles, etc.). Aujourd’hui, la promotion de l’économie sociale est en partie dans cette veine.
Les « actions de travail »
Désormais, le mouvement ouvrier sera animé par un syndicalisme révolutionnaire partagé entre les guesdistes et les anarchistes. Pour eux, le capital doit appartenir aux ouvriers. Leur analyse est la suivante :
« Pour devenir capitaliste, il est d’absolue nécessité d’économiser sur le travail d’autrui. Qu’est-ce donc le capital ? Du travail accumulé, de la richesse cristallisée. Mais, iniquité formidable, pour que, par son accumulation, le produit du travail, la richesse acquière le caractère de capital, il est indispensable que son accumulation soit réalisée par d’autres que par ses créateurs » (Victor Griffuelhes 1er secrétaire de la CGT)
Pour réparer cette iniquité, le syndicalisme doit être « le mouvement de la classe ouvrière qui veut parvenir à la pleine possession de ses droits sur l’usine et sur l’atelier. Il affirme que cette conquête en vue de réaliser l’émancipation du travail sera le produit de l’effort personnel direct exercé par les travailleurs ». (Idem)
La création de la CGT en 1895 répond à cet objectif. La montée des troubles sociaux sera alimentée par la théorie de l’action directe sous ses différentes formes : boycottage, sabotage et grève jusqu’en 1906, où l’échec de la grève générale signera celui du syndicalisme révolutionnaire.
Dans un tel contexte, un courant de pensée qualifié de positiviste cherchera à explorer une voie nouvelle essayant de redéfinir l’entreprise.
La notion d’« actions de travail » émergera ainsi d’un ensemble de propositions, de publications, d’articles, de thèses universitaires, de projets de loi. Ce courant prendra une dimension politique : un de ses promoteurs, Aristide Briand, dans un discours prononcé à Neuborg en 1909, proposera que l’on puisse constituer, dans les entreprises, des groupements d’ouvriers ayant une part de propriété, de contrôle et d’administration.
Plusieurs idées-forces ont conduit à l’élaboration de l’« action de travail » :
– D’abord le constat qu’il y a une complémentarité entre le capital et le travail. Le capital en tant que moyen de financement de l’entreprise est reconnu comme nécessaire.
– L’antagonisme entre le capital et le travail réside dans l’inégale répartition des richesses : l’apport du travail n’est pas reconnu à sa juste valeur.
– Tous les systèmes d’actionnariat salarié sont considérés comme stériles parce qu’ils ne sont pas un droit de l’élément travail, mais une faveur de l’élément capital.
– Il ne s’agit pas d’acheter des actions capitalistes, mais d’émettre de nouveaux titres reconnaissant l’apport du travail.
– L’« action de travail » doit amener à la copropriété des entreprises : elle n’a pas pour objectif de faire des ouvriers des sortes de capitalistes (comme dans les coopératives).
– Les ouvriers doivent être des associés. À ce titre, ils doivent avoir un droit de contrôle notamment avoir accès aux comptes.
Ces principes soulèvent évidemment une foule de problèmes. Par exemple, est-ce que la détention des actions de travail est individuelle ou collective ? Comment s’acquièrent-elles ? Quelle est la valeur de ces actions de travail ? Quel pouvoir donnent-elles aux assemblées générales d’actionnaires ?
Cela débouchera sur la loi du 26 avril 1917, dite « loi Briand » parce qu’elle porte le nom de l’ancien Président du Conseil de la Troisième République. Elle crée la société anonyme à participation ouvrière (SAPO). L’une des particularités de la SAPO est la création des « actions de travail » attribuées gratuitement aux salariés. Ces actions de travail ne sont pas la propriété individuelle des salariés, mais appartiennent à l’ensemble des salariés à travers la société coopérative de main-d’œuvre ouvrière (SCMO). Ils bénéficient ainsi, non seulement d’une quote-part des résultats, mais participent également aux assemblées générales comme chaque actionnaire. Cette participation s’effectue par l’intermédiaire de mandataires qu’ils élisent afin de les représenter. Autre particularité de la SAPO : un ou plusieurs de ses administrateurs sont choisis parmi ces mandataires afin de siéger au conseil d’administration (voir le diplôme d’expertise-comptable d’Eric Bouley : La société anonyme à participation ouvrière, une solution d’avenir pour les entreprises d’aujourd’hui, 2009).
Ce statut existe toujours dans le Code du travail, mais comme vestige. Certaines sociétés ont été créées avec ce statut, notamment des entreprises de presse d’après-guerre (La nouvelle république), une compagnie d’aviation, UTA, et plus récemment, une entreprise Ambiance Bois.
Un thème toujours actuel, mais un espoir toujours vain
La vague de l’actionnariat salarié a traversé le XXe siècle, sous différentes formes, avec ses mêmes problématiques et ses mêmes illusions, du côté patronal comme du côté salarié.
Aux États-Unis, son apôtre a été Louis Kelso qui inventait le concept d’ESOP (Employee Stock Ownership Plan) en 1956, publiait son Manifeste capitaliste en 1958 ; il obtenait, seize ans après, une loi qui créa le dispositif fiscal 401(k) permettant le déploiement des ESOP, mais comme une variante d’un dispositif de financement des retraites.
En France, le Gaullisme a été pendant longtemps le chantre de l’actionnariat salarié, mais l’a « noyé » dans les dispositifs de la participation et de l’intéressement.
L’actionnariat salarié est aujourd’hui essentiellement un élément des systèmes de rémunération : il s’est épanoui avec la volonté d’« alignement » des dirigeants d’entreprises et de leurs cadres supérieurs sur les objectifs financiers des actionnaires et s’est surtout développé dans les multinationales et les start-ups.
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