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Qu’est-ce qu’une entreprise ? Le terrain d’une lutte éternelle entre « un » patron et « des salariés » ? Une aventure collective ? Une communauté professionnelle ? Un moyen de « gagner de l’argent » pour les chefs d’entreprise ? Le droit ne connaît pas la notion d’entreprise, mais seulement celle de « société commerciale », le Code du travail ne connaît que la notion d’employeur… Le livre Patrons en France sous la direction de Michel Offerlé apporte des réponses. Danielle Kaisergruber l’a lu pour Metis.

 

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Ce livre est le résultat de longues enquêtes de sociologues et d’un séminaire de recherche à l’ENS-Paris I. C’est une démarche assez inédite, tant les sociologues (et surtout les sociologues du travail) ont l’habitude d’étudier les salariés et pas les patrons : « Parler entrepreneurs et entreprises dans certains milieux universitaires vaut test projectif » (!) écrit Michel Offerlé en introduction.

 

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C’est un livre passionnant, et qui plus est, très agréable à lire. Déjà parce rien dans la conception de l’ouvrage n’oblige à le lire d’un bout à l’autre, on peut « picorer » dans les différents portraits selon que l’on s’intéresse aux (quelques) grandes figures du CAC 40, aux créateurs de startup, ou aux boulangers et libraires… Chacune de ces figures plurielles de patrons est rendue très vivante par un double portrait : un « portrait sociologique » enrichi des apports d’autres travaux, ou de quelques données statistiques qui lui donnent du relief, et un « portrait live » avec une retranscription des entretiens eux-mêmes. Au fil de la lecture, on fait connaissance – un peu comme si on les avait interviewés soi-même – avec Younès, un Kabyle qui a déjà deux restaurants et s’apprête à en ouvrir un troisième, avec un ancien haut fonctionnaire devenu banquier ou un franchisé MacDo devenu une figure du développement économique local dans une région rurale de l’ouest de la France. Autant que des portraits, ce sont des parcours et des aventures humaines.

 

Avant de « picorer » dans les différents portraits, je vous livre quelques-unes des leçons que j’en ai retenues :
• le patronat n’existe pas – sauf dans nos têtes et dans ses représentations institutionnelles : MEDEF, CCI, CPME et autres organisations professionnelles qui ne sont pas si représentatives que ça -, comme le montrent les dernières élections de représentativité ;
• 2) la diversité concerne tous les aspects : les études suivies ou l’absence d’études, les emplois du temps, les rémunérations (un nombre non négligeable de ces « patrons » se paient au SMIC) ;
• 3) il y a un monde entre « un entrepreneur » et un « patron » ;
• 4) les diplômes qui jouent toujours un rôle considérable dans notre beau pays ont moins d’importance pour devenir patron que pour être salarié !

 

Alors qu’est-ce qui les rassemble ? « Travailler pour soi » et la liberté que cela donne tout en vous prenant tout votre temps ? Créer des choses ? « Je fais vivre treize personnes, c’est une certaine satisfaction ». La reconnaissance sociale ? La passion : « c’est un métier-passion » dit une libraire à Montparnasse. La disponibilité ? La confusion vie familiale et vie professionnelle ? Ou le fait d’être employeur et donc d’avoir affaire au Code du travail ?

 

Le modèle professionnel

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L’entreprise de Rolande Lavau dans l’Aisne compte treize ingénieurs et techniciens. Universitaire à l’UTC Compiègne, elle l’a créée en 2011, elle la vit « comme une extension de son travail d’universitaire, mais en plus concret et dynamique, et comme une extension de sa propre maisonnée ». Le moteur n’a pas été l’argent et d’ailleurs la différence de salaire avec « ses » employés est faible. Leur travail ? Des mesures techniques de la qualité de l’air. C’est un monde de professionnels qui aiment leur métier dans lequel les compétences techniques de la « patronne » sont les mêmes que celles des salariés. Mais elle y passe « 10-12 heures par jour et y pense le week-end »… Elle va à l’UIMM pour « rencontrer du monde »…

 

Dans le Tarn, le Bureau d’études techniques pour le bâtiment de Michel Rigal, dessinateur issu d’une famille d’ouvriers compte dix personnes et un autre établissement à Albi. Il s’est formé à l’AFPA. Ses ressources : les réseaux locaux (la CPME et le MEDEF ne correspondant aux attentes professionnelles de l’entreprise, il est membre de l’Association Professionnelle de l’ingénierie dans la région), les compétences, la fidélisation des clients, la prudence : des salaires sont dans la moyenne basse, mais avec un partage des dividendes en fin d’année. À la question « qu’est-ce qu’un chef d’entreprise », il répond : « Quelqu’un qui aime son travail, mais un homme seul ne fait pas marcher une entreprise… c’est une somme de travail en commun, une équipe ».

 

Certaines entreprises d’artisanat fonctionnent sur ce modèle que j’appelle « professionnel » : ainsi ce carreleur moins attiré par la gestion (« la paperasse : on en fait le moins possible ») que par l’exercice de son métier. Ou bien cet atelier de tapisserie (huit personnes) qui travaille pour le Mobilier National et auquel un ancien élève de l’École du Louvre qui voulait devenir commissaire-priseur a consacré sa vie.

 

Gagner de l’argent est rarement le but lorsque prédomine la logique métier. Le patron (ou la patronne) a les mêmes compétences techniques que les salariés, mais assume la gestion et souvent le commercial.

 

La création d’entreprises comme reconversion professionnelle ou comme nouveau métier

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Depuis longtemps, des mesures publiques encouragent la création d’entreprises pour des demandeurs d’emploi, des jeunes qui n’ont pas trouvé d’emploi. Les grandes entreprises pratiquent l’essaimage et les aides à la création d’entreprises sont une rubrique obligée de tout plan social. Ça ne marche pas toujours. Ainsi ce salarié ancien technicien qui a été parmi les 5 % des Molex (une usine des Pyrénées qui a fermé) à créer « son propre emploi » : « Il évaluait sa rémunération à 18 000 ou 20 000 euros pour les trois premières années d’activité. Il n’a déclaré que 2000 euros depuis l’ouverture de son activité de « réparateur et vendeur de matériels d’entretiens de parcs et jardins ».

 

D’autres créent des entreprises en fin de carrière, soit pour assurer l’avenir des enfants, soit pour réaliser un projet mûri de longue date. Mais créer une entreprise et « se mettre à son compte », ce n’est pas la même aventure, nombreux sont ceux qui « se mettent à leur compte » ou se mettent « en libéral » pour gérer un dernier morceau de leur parcours professionnel.

 

Il y a aussi des parcours d’entreprises : ainsi ce couple venu du secteur du bâtiment où ils ont dû déposer le bilan de leur entreprise : « Moi quand j’ai fourgué mes entreprises du BTP, je ne voulais plus de personnel salarié ». Ils ont alors créé une agence immobilière (faible exigence en capital) qui ne travaille qu’avec des indépendants : c’est beaucoup de travail, surtout le samedi et le dimanche, car c’est là que les gens sont libres pour visiter des biens, mais ils sont très satisfaits et heureux des interactions avec les clients. Métier de curiosité dans lequel il faut chercher à rassurer les gens : « le vendeur a peur de ne pas vendre assez cher et l’acheteur a peur d’acheter trop cher » !

 

Anciens et nouveaux indépendants

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Notre système statistique confond allégrement chefs d’entreprises, artisans et commerçants, indépendants et grands patrons salariés. On y voit cependant la lente transformation des indépendants : moins de commerçants et artisans, davantage de femmes et surtout de plus en plus de diplômés du supérieur. Une très faible part d’étrangers ou de venus d’autres pays, sauf dans le petit commerce et le petit artisanat où leur proportion monte à 15 %.

 

Une « indépendante new age » : Anna travaille dans un espace de co-working, elle se définit comme une « thinker » travaillant dans « l’intellectualo-business » (sic), elle fait du « think tank et du do-tank » (?), vend des articles et des idées à des sites, en attend beaucoup de rentrées, mais utilise habilement les « allocations de Pôle emploi »…

 

Une gérante de librairie indépendante à Montmartre : le mot indépendant n’a pas ici le même sens, il s’agit d’un commerce indépendant des grands réseaux de vente de livres : la FNAC, Amazon maintenant… Une personne payée au SMIC + un « demi-salarié » pour les week-ends. « Un métier-passion », « On y pense tout le temps ». En fait c’est aussi une reconversion professionnelle « de cœur », elle était avant dans le marketing et la communication chez Apple et a repris (continué) la librairie de son père. En somme un exemple de la révolte des premiers de la classe, selon le titre du livre de Jean-Laurent Cassely.

 

L’entrepreneuriat « ethnique »

Un entrepreneur en banlieue : au sein d’une famille de travailleurs immigrés marocains. C’est toute la famille (au sens élargi !) qui est dans une démarche entrepreneuriale et business avec plusieurs sociétés de BTP comptant 3 000 salariés au total, le père est responsable de site chez Véolia. Mehdi Saber est « entrepreneur de tout » : rapide, super-actif, « freestyle » comme il le dit lui-même, il dirige des « boîtes », a créé une pépinière d’entreprises, est administrateur de la Mission Locale pour l’emploi des jeunes, du Collège voisin, de l’Agence de développement économique… C’est un homme d’initiatives, de réseau, qui mobilise en permanence toutes ses ressources et aime les faire interagir : « pas le temps d’aller au MEDEF ou à la CPME » : « pour moi c’est comme un loisir, tout m’intéresse ! ».

 

Younès est autodidacte. Il a commencé à faire l’entrepreneur en achetant à quarante ans le restaurant dans lequel il travaillait sur la base de ressources mobilisées par la famille : « C’était difficile au début parce que je n’ai pas gagné d’argent pendant cinq ou six ans parce que je remboursais mes amis, ma famille ». Depuis l’achat d’un deuxième restaurant – italien « pas pizzeria » -, il se sent pleinement restaurateur : un café « c’est tenir un lieu public ». Il ne parle pas de ses salariés, trois ou quatre, mais ce qui compte c’est ses rapports permanents avec « ses clients » qui forment la trame de sa vie sociale.

 

Et les grands patrons ?

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Au fil du livre déjà une réflexion que l’on retrouve souvent : les petits patrons, les indépendants se méfient autant (si ce n’est plus) des grands patrons que les ouvriers et employés, voire les détestent…

 

Parmi la galerie de portraits, ce sont pour une part ceux dont le nom est en clair : Jean-Louis Beffa longtemps patron du groupe industriel et de services Saint-Gobain, ou Françoise Gris, PDG de ManPower (au moment de l’enquête) après une carrière américaine chez IBM.

 

Jean-Louis Beffa est le prototype des élites à la française : Polytechnique, le Corps des Mines, la direction d’un grand groupe, et en même temps une influence politique certaine auprès de nombreux dirigeants politiques (« visiteur du soir » de plusieurs Présidents ou Premiers ministres), la participation à des think tanks (la création par exemple de la Fondation Saint-Simon, son travail commun avec Robert Boyer, l’un des économistes français de l’école de la régulation, dans le Centre Cournot). Une vision de l’entreprise « comme une institution », plus proche de la conception allemande que de la conception française. À ce niveau-là être patron c’est assimiler et traiter des informations, des analyses, et beaucoup de chiffres. Et c’est avoir de l’influence.

 

Françoise Gris, une des rares femmes à avoir dirigé une très grande entreprise : Manpower après IBM France où elle avait commencé comme ingénieur commercial. Ses filles disent d’elle qu’elle est « naturellement féministe », mais elle préfère considérer la différence comme une ressource.


Et l’argent dans tout ça ?

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Des success stories, il y en a aussi. « Parti de rien », selon l’expression consacrée, François Pigeau est responsable de trois restaurants McDonald’s dans l’ouest de la France. Il est aussi au Comité de direction de la structure départementale du MEDEF, élu au Tribunal de commerce, Trésorier du Centre socioculturel de sa ville. Issu d’une famille qu’il définit lui-même comme « peu éduquée », il a fait une formation en climatisation aux États-Unis, a travaillé au Nigéria comme responsable d’une entreprise de climatisation avant de découvrir le système de franchise de MacDonald’s à 44 ans. Son truc ? Les réseaux locaux, mais sans qu’il en ait véritablement besoin pour son entreprise qui marche bien sans cela. « La religion du travail » dans un emploi du temps qui ne distingue pas vie professionnelle et vie familiale. Une passion pour le management des hommes (il a fait partie de l’APM – Association pour le Progrès du Management créée par Pierre Bellon, le fondateur de Sodexo). Une adhésion sans faille aux valeurs des « vendeurs de frites » avec lesquels il fait chaque été de la moto en Corse. Plusieurs résidences secondaires. Une belle réussite économique, mais surtout une forme de notabilité locale qui lui plaît et lui apporte la reconnaissance.

 

Joël Dumez a passé un CAP de boulanger : il est aujourd’hui le patron d’une grande chaîne de magasins et l’une des cinq-cents premières fortunes françaises. Exerçant différents métiers, il se voyait toujours refuser des promotions à cause de son absence de diplôme… D’où l’achat d’un premier magasin, puis de cinq, puis… Son bureau est toujours ouvert aux syndicalistes avec lesquels il cultive une complicité d’origine populaire, ce qui ne l’empêche pas de dire : « ce n’est qu’en faisant marner les ouvriers qu’une entreprise peut réussir ». Son credo : le travail, apprendre dans le travail. Sa fierté : avoir osé poser une question à Jean Tirole lors d’une conférence du Mouvement des Entreprises de taille intermédiaire !

 

Pour avoir tous les portraits, lisez le livre. Il y en a trente-six !

 

Quelques remarques complémentaires :

 

– Travailler en famille est beaucoup plus répandu qu’on ne le croit généralement. Et souvent même s’il n’y a pas travail en famille (ou direction d’une entreprise en couple comme dans l’entreprise de transport des Macion, 90 salariés), la famille a un rôle déterminant comme ressource économique, culturelle, de réseau et d’appui. Une étude récente montre que les ETI qui réussissent le mieux sont des entreprises familiales.
– Le brouillage des frontières entre la vie professionnelle et la vie privée est constant, parfois problématique, mais souvent heureux. Dans de très nombreuses petites et moyennes entreprises, la figure de « la femme du patron » est déterminante.
– Le local, le territoire joue un rôle déterminant : c’est à ce niveau-là que les petites entreprises, ou les établissements de grandes entreprises, trouvent des ressources, construisent des réseaux, fidélisent des clients. Beaucoup de patrons s’investissent d’une manière ou d’une autre dans le local, quartiers de banlieue, institutions professionnelles, dispositifs publics d’insertion, lycées professionnels…
– Le rapport des patrons aux salariés ne tenait pas une grande place dans les questions posées et n’était visiblement pas dans les objectifs de la recherche. Mais on sent une grande diversité de configurations depuis le modèle professionnel d’une entreprise composée de « pairs », le respect des règles du jeu et des personnes du « patron catholique » ou de certaines entreprises familiales, jusqu’à celui qui fait « marner » ses ouvriers, mais nourrit une grande complicité avec eux.
– La plupart des patrons présentés (l’échantillon n’a pas vocation à être représentatif, mais significatif) partagent une grande méfiance vis-à-vis des politiques, de la finance et des grandes entreprises mondialisées.
– D’une certaine manière être patron, c’est surtout ne pas être salarié : certains d’entre eux sont « a-typiques » voire même franchement « déviants ». C’est parce que l’on a le caractère indépendant, ou tout simplement parce que l’on a du caractère que l’on crée son business. Ou parce que l’on a eu un parcours bizarre.
– L’entrepreneur n’est pas qu’un homo economicus et nombre de chefs d’entreprises n’agissent pas que dans une logique capitaliste.

 

Pour conclure, nos technocrates de tout poil seraient bien avisés de lire ce livre et de mettre régulièrement un « s » au mot patron, pour ne pas parler des représentants pas toujours représentatifs ou des grands hâbleurs de foule manifestantes.

 

Image : Getty Image

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Philosophe et littéraire de formation, je me suis assez vite dirigée vers le social et ses nombreux problèmes : au ministère de l’Industrie d’abord, puis dans un cabinet ministériel en charge des reconversions et restructurations, et de l’aménagement du territoire. Cherchant à alterner des fonctions opérationnelles et des périodes consacrées aux études et à la recherche, j’ai été responsable du département travail et formation du CEREQ, puis du Département Technologie, Emploi, Travail du ministère de la Recherche.

Histoire d’aller voir sur le terrain, j’ai ensuite rejoint un cabinet de consultants, Bernard Brunhes Consultants où j’ai créé la direction des études internationales. Alternant missions concrètes d’appui à des entreprises ou des acteurs publics, et études, européennes en particulier, je poursuis cette vie faite de tensions entre action et réflexion, lecture et écriture, qui me plaît plus que tout.