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Longtemps je n’ai pas aimé les dimanches. Alors je me suis mise à travailler : ça va beaucoup mieux. Le travail le dimanche se banalise : les consommateurs, amateurs de restaurants, bricoleurs ou jardiniers, cinéphiles, touristes, y trouvent leur compte. D’autres en sont pénalisés et en souffrent. Le livre de Jean-Yves Boulin et Laurent Lesnard, Les batailles du dimanche, montre quelles inégalités se dessinent, qui utilise son dimanche et comment. L’histoire de cette journée particulière y tient aussi toute sa place.

 

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Image : Flickr

 

Photographie 1 : qui travaille le dimanche ?

Pas facile de suivre le sujet au long du temps et des enquêtes statistiques dont les formulations de questions ont varié. Mais la progression quantitative du travail le dimanche est nette dans les chiffres des enquêtes « Emploi » de l’INSEE : en 1974, 6,5% des actifs étaient concernés. En 2009, ils étaient 15%. Jean-Yves Boulin et Laurent Lesnard croisent judicieusement ces pourcentages avec les « profils » de semaines travaillées : « de manière générale, le travail dominical s’inscrit dans des rythmes de travail atypiques ». En d’autres termes ceux qui ont des horaires de semaine particuliers (décalés, empiétant sur les soirs ou les nuits, travail à temps partiel plus ou moins morcelé…) sont aussi ceux qui travaillent le plus souvent le dimanche.

 

Qui sont les travailleurs du dimanche ? En grande majorité des salariés peu qualifiés de l’industrie, et surtout des services et du commerce. S’y ajoutent de nombreux indépendants. Ils sont dans des professions d’intérêt collectif : la police, les établissements de santé, les pompiers, les transports, les équipements de loisir, mais aussi dans l’hôtellerie-restauration, et de plus en plus dans les commerces.


Photographie 2 : que font les gens le dimanche ?

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Les enquêtes INSEE « Emploi du temps » (formées de questionnaires et de carnets d’activité inspirés des journaux de bord maritimes) apportent de nombreux éléments. Le dimanche, jour de relâchement des contraintes professionnelles et des contraintes scolaires, laisse une large place aux préférences individuelles : les temps de loisirs et « de télévision » sont de manière plus générale en augmentation, les temps de sociabilité familiale aussi, à raison de l’évolution de la famille, du rapport aux enfants en particulier. La réduction de la durée du travail sur longue période a libéré du temps, mais elle a été en partie compensée par l’augmentation des temps de transport (étalement urbain, embouteillages, éloignement des lieux de travail et des lieux de domicile…).

 

Plus que dans d’autres enquêtes, la formulation des questions est souvent problématique : ainsi l’activité « faire les courses » est souvent classée dans les « tâches domestiques » (autant dire dans la catégorie « pénible »), mais a-t-on pris garde au fait que « faire les courses » n’est pas du tout la même chose que « faire les boutiques »… Remarque féminine à défaut d’être féministe.

 

Une enquête qualitative menée dans la ville de Brive montre une préférence des habitants pour les activités conviviales (famille et/ou amis), les activités sportives et culturelles, le commerce et le shopping. Les personnes interrogées souhaiteraient davantage de cafés et restaurants ouverts le dimanche et surtout réclament l’ouverture de la médiathèque ce jour-là.

 

L’ouverture des bibliothèques le dimanche trouve grâce aux yeux des auteurs. Les réalités françaises sont saisissantes : sur 36 bibliothèques municipales à Paris, 3 sont ouvertes le dimanche. Le temps moyen d’ouverture des bibliothèques est dans notre pays de 30 heures par semaine, à Copenhague : 98 heures, la Public Library de NY : 88 heures ! Qui faut-il bousculer ?

 

Je dois bien avouer que, si ce genre d’enquêtes est indispensable pour construire une vision, une photographie, elles me gênent un peu parce que toutes reposent sur une conception du temps comme une grandeur physique, qui relève disons de la physique de Newton plutôt que de celle d’Einstein. Le temps humain est subjectif, pluriel et changeant, sa perception dépend de la manière dont il est rempli. Le temps est souvent double ou triple : on peut être au travail et répondre à des mails personnels, on peut consulter ses SMS tout en faisant la cuisine, suivre les devoirs des enfants ou regarder la télévision tout en repassant du linge. Les femmes en particulier font toujours plusieurs choses en même temps…

 

Les logiques économiques du travail le dimanche

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Depuis de nombreuses années, la question de l’ouverture des commerces le dimanche, et en particulier des grandes surfaces, fait débat. Elle a ses partisans acharnés, que ce soit au nom de l’intérêt des consommateurs (qui justement ont du temps pour courir les magasins le dimanche, ou qui ont un besoin urgent d’étagères à poser, ou de rhododendrons à planter…), ou au nom de l’intérêt économique des entreprises qui veulent augmenter leur chiffre d’affaires. S’y ajoute la nécessité pour le commerce classique de résister au développement rapide du commerce en ligne qui, lui, donne lieu à des actes d’achat à toute heure du jour et de la nuit, et n’importe quel jour de la semaine.

 

Les auteurs discutent la validité de ces raisonnements y compris du point de vue économique de la concurrence. Au-delà, c’est l’éternelle question de la poule et l’œuf : les consommateurs ont-ils de nouveaux besoins ? Ou les distributeurs, les spécialistes du marketing leur créent-ils de nouveaux besoins ? D’ailleurs parle-t-on de désirs ou de besoins ?

 

Les enquêtes d’opinion sont intéressantes et paradoxales sur le sujet : les 18-25 ans plébiscitent à 70% l’ouverture dominicale des commerces ; les plus de 75 ans aussi ( ?) ; les étudiants et les chômeurs sont pour le travail du dimanche en général ; les Franciliens sont nettement plus en faveur du travail et de l’ouverture dominicale que les autres Français. Tous ces résultats montrent une belle contradiction : on voudrait que tout soit ouvert et possible le dimanche sans être prêt soi-même à travailler le dimanche. Verra-t-on se dessiner une société de consommateurs de loisirs au détriment de salariés ou d’indépendants peu qualifiés et disposant de très faibles marges de manœuvre dans l’organisation de leur travail et de leur vie (les livreurs à vélo de Deliveroo, les employés de Monsieur Bricolage, ou les serveurs de restaurants) ?

 

Mais qu’est-ce que le dimanche ?

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Le livre de Jean-Yves Boulin et Laurent Lesnard revient sur quelques réalités et curiosités historiques qui sont bien intéressantes. Ainsi des révolutionnaires français ou soviétiques qui avaient prôné, voire instauré, un jour de repos hebdomadaire autre que le dimanche par anti-cléricalisme. Le dimanche comme jour du Seigneur, après avoir été dans de nombreuses sociétés le jour du Soleil : il y a eu bataille dès les siècles anciens entre une conception profane d’un jour de tournois, de fêtes, de kermesses, et une conception religieuse qui réserve un jour à la prière et au recueillement. C’est au 19e siècle que la consommation entre dans le jeu même si le dimanche jour du marché existait déjà, et à la fin de ce siècle, tous les pays adoptent le repos dominical. En Suisse en 1877, en Autriche en 1895, au Danemark en 1904. Le mouvement fut plus lent en France à cause de l’anticléricalisme et c’est finalement en 1906 que le principe est adopté.

 

Un siècle après, c’est dans tous les pays qu’une dérégulation forte est observée : en France avec les équipes VSD (vendredi, samedi, dimanche) dans l’industrie (1982), la possibilité de travailler en continu pour des raisons économiques (1987), une plus grande ouverture des commerces. Ailleurs en Europe, la Suède fut pionnière en laissant dès 1971 « la liberté aux commerces de définir leurs horaires d’ouverture ». L’Allemagne a longtemps résisté, mais Berlin a ouvert la voie en autorisant des ouvertures 24h sur 24. Comme quoi la banalisation du dimanche est aussi un phénomène urbain : la ville vit en continu, le jour, la nuit… Curieusement les pays (USA, Angleterre) qui avaient été les plus stricts et puritains en bannissant tout labeur le jour du Seigneur sont devenus les plus dérégulés.

Mais la contradiction demeure : de tout temps et en tous lieux, les sociétés ont consacré dans leurs rythmes sociaux des périodes régulières et récurrentes pas comme les autres : tous les 20 jours chez les Mayas, tous les 8 jours dans la Rome ancienne.

 

On l’aura compris, ce livre n’est pas en faveur du travail dominical qui diminue la sociabilité familiale et amicale, qui impose la figure du consommateur Roi. La sociabilité perdue le dimanche ne se rattrape pas avec un autre jour de repos dans la semaine. Mais il en est de la sociabilité comme du temps : se mesure-t-elle en heures passées, ou en intensité, en qualité d’échanges ? L’ennui et le vide des déjeuners de famille dominicaux ont rempli de nombreuses pages de romans, les auteurs du livre le reconnaissent volontiers. Et que dire de la sociabilité conjugale, cette si étrange expression pour parler de la vie de couple, éventuellement amoureux, faut-il vraiment la « mesurer » ?

 

La question finale « Quel choix de société pour nos dimanches ? » va bien au-delà du seul sujet des rythmes et horaires de travail : elle parle de nos identités multiples : salariés, consommateurs, internautes, citoyens, et de la manière dont elles se composent. On a tout à gagner à poser ces questions, comme le font les (rares) collectivités locales qui engagent des démarches concertées sur les « temps locaux » ou les « politiques du temps » : ouvertures des services publics, transports, horaires des écoles et garderies, des principales entreprises…

 

C’est le mérite du livre que d’ouvrir sur tous ces sujets. Il peut se lire le dimanche !

 

Pour en savoir plus :

– Eviatar Zerubavel, The seven day circle. The history and meaning of the week, The free Press, 1985
– Laurent Lesnard, La famille désarticulée, les nouvelles contraintes de l’emploi du temps, PUF, 2009
– « Villes et politiques temporelles », la documentation française, 2008

 

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Philosophe et littéraire de formation, je me suis assez vite dirigée vers le social et ses nombreux problèmes : au ministère de l’Industrie d’abord, puis dans un cabinet ministériel en charge des reconversions et restructurations, et de l’aménagement du territoire. Cherchant à alterner des fonctions opérationnelles et des périodes consacrées aux études et à la recherche, j’ai été responsable du département travail et formation du CEREQ, puis du Département Technologie, Emploi, Travail du ministère de la Recherche.

Histoire d’aller voir sur le terrain, j’ai ensuite rejoint un cabinet de consultants, Bernard Brunhes Consultants où j’ai créé la direction des études internationales. Alternant missions concrètes d’appui à des entreprises ou des acteurs publics, et études, européennes en particulier, je poursuis cette vie faite de tensions entre action et réflexion, lecture et écriture, qui me plaît plus que tout.