Lorsque j’ai proposé de rédiger un article sur les différentes conceptions de la formation professionnelle en Europe à partir d’une publication récente du CEDEFOP, la rédactrice en chef m’a demandé s’il s’agissait de la formation professionnelle initiale ou continue, ou bien les deux. J’ai répondu les deux, mais la question montrait bien les ambiguïtés qui règnent en France à ce sujet.
De fait, quand je google (du verbe googler) formation professionnelle, tous les articles et références qui s’affichent concernent exclusivement la formation professionnelle continue ou la formation des adultes. En particulier le projet de réforme préparé actuellement par le gouvernement concerne la formation professionnelle continue (et aussi l’apprentissage). Mais rien n’est dit du reste de la formation professionnelle initiale, de celle qui s’organise au sein de l’Éducation nationale et qui concerne des centaines de milliers d’élèves et étudiants préparant un certificat d’aptitude professionnelle (CAP), un baccalauréat professionnel, un brevet professionnel ou encore un BTS.
Cette situation ressort d’une tradition française bien établie : dans l’intitulé des responsabilités ministérielles telles qu’elles apparaissent dans les listes des gouvernements successifs depuis plus de quarante ans, lorsque formation professionnelle apparaît, il s’agit d’une attribution du ministre du Travail et/ou de l’Emploi et elle ne concerne que la formation des adultes. De l’autre côté, les formations professionnelles mises en œuvre au sein de l’Éducation nationale ne bénéficient pas d’un affichage cohérent lorsqu’un secrétariat d’État leur est consacré. Nommé en 1984 secrétaire d’État auprès de Jean-Pierre Chevènement, Roland Carraz se voit attribuer la charge des Enseignements technique et technologique, un paradoxe pour celui qui a amené l’innovation majeure que constitue le baccalauréat professionnel. Plus tard, au sein des gouvernements de gauche, Robert Chapuis, Jacques Guyard puis Jean Glavany seront chargés de l’Enseignement technique auprès du ministre de l’Éducation nationale ; c’est seulement en 1997 avec la nomination de Jean-Luc Mélenchon auprès de Jacques Lang qu’on verra un ministre délégué à l’Enseignement professionnel (1), tandis que Nicole Pery sera secrétaire d’État à la Formation professionnelle (et aux Droits des femmes) auprès de Martine Aubry. L’initiative ne sera pas reconduite au sein des gouvernements Hollande tandis que la formation professionnelle sera affichée au sein des responsabilités données aux ministres en charge du travail et de l’emploi Michel Sapin puis Myriam El Khomri. Une seule exception à ces règles d’airain, celle qui a vu en 1986 Nicole Cathala nommée secrétaire d’État à la Formation professionnelle auprès du ministre de l’Éducation nationale René Monory.
La situation se complique encore lorsqu’on tente des comparaisons internationales, car les mots utilisés recouvrent souvent des réalités bien différentes. Il en va ainsi au niveau le plus basique avec la traduction en anglais de formation par training telle qu’elle ressort des études et autres documents de politique éducative produits au niveau européen : lorsque je travaillais à Turin au sein de la Fondation européenne pour la formation, une collègue britannique à l’esprit leste m’avait expliqué que le training pour les Anglais était à la formation pour les Français ce que la masturbation est à l’acte amoureux ! Ce qui pouvait expliquer les résultats que montrait l’exploitation des enquêtes force de travail conduites sur des bases déclaratives auprès d’échantillons nationaux et traitées par Eurostat, et qui étaient bien meilleurs pour le Royaume-Uni que pour la France. A l’inverse, le concept allemand de Bildung qui incorpore une forte dimension culturelle semble plus ambitieux que celui de formation. Ces indications fortuites jettent depuis longtemps des doutes sur certaines conclusions des études comparatives ainsi que sur les documents de politique européenne qui en découlent.
C’est pourquoi l’étude que vient de publier le CEDEFOP « the changing nature and role of vocational education and training in Europe » vient à point nommé pour éclairer ces questions. L’étude s’appuie sur une enquête conduite entre septembre et novembre 2016 auprès d’experts nationaux en matière d’enseignement et de formation professionnels (EFP) sur la base d’un questionnaire couvrant la manière selon laquelle les systèmes nationaux d’EFP sont compris à la fois dans leurs définitions officielles et dans leurs conceptions globales. Notons tout de suite que le document – à l’instar des politiques européennes et des documents les concernant – se réfère au concept de VET (Vocational Education and Traning) traduit en français par EFP, dont on a vu ci-dessus qu’il n’est pas fréquemment utilisé en France du fait de la séparation rigide entre l’éducation nationale et le monde de la formation professionnelle. Cette convention européenne diffère de celle adoptée par l’UNESCO qui considère le concept de TVET (technical and vocational education and training) ; ce dernier conviendrait sans doute mieux au système français qui au sein de l’éducation nationale distingue les filières professionnelles des filières technologiques ; on a en effet beaucoup de mal, à la lecture des statistiques et des documents européens concernant l’EFP, à comprendre s’ils prennent en compte ou non les formations technologiques.
D’autres ambiguïtés se rencontrent dans de nombreux pays. C’est ainsi que le CEDEFOP traduit VET par Berufsbildung en allemand et par yrkesutbildning en Suédois, qui sont les termes usités en Allemagne, en Autriche et en Suède ; mais dans les traductions en anglais de leurs documents officiels, ces pays utilisent vocational education, ce qui peut être interprété comme une manière de souligner l’aspect éducation de l’EFP et d’indiquer que le vocable training est insuffisant à porter les ambitions de la Berufsbildung. Un tel phénomène apparaît dans d’autres pays (Danemark, Hongrie, Slovénie, Estonie, Pologne..) où l’accent se porte surtout sur les aspects d’éducation et de formation initiale. A l’inverse, l ‘Espagne traduit VET par formacion profesional tandis que l’Irlande utilise further education and training.
Selon les auteurs de l’étude, une raison majeure de ces ambiguïtés réside dans l’absence de définition précise du concept d’EFP dans des textes législatifs dans la grande majorité des pays. Au contraire, on trouve dans certains pays des significations variables selon les niveaux d’éducation (secondaire ou supérieur en Suède). En Norvège et en Autriche, le terme apprentice apparaît souvent en lieu et place de VET. Parmi les pays où existe une définition légale d’EFP, le document du CEDEFOP distingue trois types : (1) celui d’une définition globale et unique (Croatie et Lettonie par exemple), (2) celui d’une définition globale distinguant plusieurs composantes (comme exemples, l’Allemagne où la loi sur l’EFP distingue initial training, further training et retraining ; la Hongrie où la loi distingue vocational training et school-based vocational education and training), et (3) celle de définitions partielles dans différentes lois concernant des composantes spécifiques (Portugal où l’on distingue formaçao inicial, formaçao continua, et educaçao e formaçao de adultos par exemple). Plus généralement, les définitions d’origine législative se réfèrent à plusieurs dimensions variables selon les pays : les contenus de formation mis en œuvre, les résultats attendus pour l’individu sur le marché du travail, les grands objectifs économiques et sociaux poursuivis y compris les normes éthiques et sociétales. Dans ce contexte diffus, la définition globale donnée par le CEDEFOP et qui vise à constituer une sorte de concept fédérateur pour les pays européens est celui d’éducation et de formation qui visent à équiper les individus avec les savoirs, les savoir-faire et les compétences requis dans l’exercice de métiers particuliers ou plus généralement sur le marché du travail.
Après les mots, il y a les choses
Après les mots, il y a les choses. De fait, l’EFP recouvre des réalités très différentes ; selon l’étude du CEDEFOP, il n’y a pas deux pays en Europe qui partagent la même conception. Le modèle le plus fréquemment rencontré, mais qui n’est qu’une simple composante d’un système composite et beaucoup plus vaste est celui d’une éducation et/ou formation relative à une profession spécifique et appelée à renforcer l’offre de main-d’œuvre qualifiée à un niveau inférieur à celui de l’éducation générale, conduisant à des qualifications de niveau moyen (CITE 3-4) et dans la plupart des pays, financée par le budget du ministère de l’Éducation et coordonnée par le gouvernement central. Au-delà de ce noyau, les différences sont considérables.
L’analyse faite dans le document semble parfois insuffisante. On peut ainsi regretter qu’elle ne prenne pas en compte l’articulation des filières d’EFP par rapport à l’ensemble du système d’éducation et de formation, et qu’elle n’identifie pas les modalités d’orientation des élèves vers ces filières. L’absence de données chiffrées sur la taille des populations des différentes filières d’EFP et sur leurs dynamiques nuit également aux descriptions faites sur les systèmes en mettant sur le même plan des initiatives encore fragiles avec des actions aux développements consistants. Les actions de formation des adultes semblent avoir été sous-estimées dans la mesure où rien n’est dit sur les formations engagées par les entreprises pour former leurs personnels et très peu de choses sur les actions de formation des demandeurs d’emploi. Mais l’ambition de l’étude n’était pas de produire une analyse exhaustive des différents systèmes existant en Europe, mais d’explorer les définitions et les conceptions de l’EFP dans les différents pays et de bâtir un cadre d’analyse pertinent pour les changements en cours et à venir, et susceptible d’éclairer les responsables au niveau de l’Union européenne comme de chacun des pays. Pour autant, les conclusions apportent des éclairages sur l’immense diversité des choses de l’EFP au-delà des mots qui sont souvent les mêmes et il apparaît intéressant d’en reprendre l’essentiel. Les développements du dernier chapitre de l’étude sur les changements en cours et les conceptions futures de l’EFP (Changing patterns and future conceptions of VET) méritent un autre article à venir et ne sont donc pas couverts par ce qui suit.
Selon les auteurs, les différences entre les systèmes d’EFP correspondent à une série de facteurs tels que la présence de débouchés sur l’enseignement supérieur et les conditions d’accès, l’existence d’EFP dans l’enseignement supérieur, ou encore le développement de formations axées sur des champs professionnels plutôt que sur des professions ; elles tiennent aussi aux divisions en sous-systèmes qui structurent l’ensemble, entre EFP initial et EFP continu (Irlande, Suède, Portugal, Chypre), entre apprentissage et organisation scolaire (Autriche, Angleterre), entre ce qui dépend du ministère du Travail et ce qui dépend du ministère de l’Éducation (Italie, France).
Au total, le document propose une typologie selon quatre conceptions – non exclusives – de l’EFP :
1. Le modèle dual ou apprentissage, basé sur la formation en entreprise tel qu’il fonctionne en Allemagne mais qui joue aussi un rôle majeur en Autriche, au Danemark et en Slovaquie, et dont la Hongrie s’inspire en donnant un rôle croissant aux chambres de commerce. D’importantes différences existent cependant entre les modèles nationaux notamment en ce qui concerne l’âge moyen d’entrée des étudiants dans ces formations : 15/16 ans en Autriche et en Hongrie, 19/20 ans en Allemagne, environ 24 ans au Danemark ! Il est intéressant de noter que les efforts conduits dans les années 2000 pour implanter le système dual dans des pays comme la Slovénie n’ont pas été couronnés de succès.
2. L’EFP comme éducation professionnelle initiale, intégrée au système éducatif, proposée comme une alternative à l’éducation générale, gouvernée et financée par l’État ; organisée dans des établissements scolaires, elle se fonde sur des approches théoriques et des applications pratiques dans des champs professionnels larges ; elle concerne des jeunes de 15 à 19 ans formés à un niveau de qualification moyen (CITE 3 à 5) et permet la poursuite d’études ; on trouve ce modèle dans les Flandres, en Bulgarie, en Espagne, en Autriche, en Roumanie, en Slovénie et à Malte, mais aussi dans une certaine mesure en République Tchèque, en Estonie, en Lettonie, en Slovaquie et en Suède.
Toujours gouvernée et financée par l’État et organisée principalement dans des établissements scolaires, une variante de ce modèle concerne la formation de jeunes adultes de 18 à 24 ans avec des niveaux de qualification et des modalités de formation plus diversifiées incluant la formation en milieu de travail ; on la trouve en Croatie, à Chypre, au Luxembourg, aux Pays-Bas, en Pologne et au Portugal, ainsi que dans une certaine mesure en Grèce, en Irlande, en Norvège, et en Suède.
3. L’EFP comme formation continue (further training) destinée à des personnes de tout âge et en particulier aux plus âgés – en particulier chômeurs – en vue de qualifications de tout niveau y compris aux bas niveaux de qualification ; les formations sont proposées par une variété d’institutions organisée comme un marché, et mises en œuvre principalement selon des modalités d’apprentissage sur le lieu de travail ; c’est le modèle dominant en Angleterre, et on le trouve aussi dans une certaine mesure en Irlande et à Chypre.
4. L’EFP compris comme tout ou partie de l’apprentissage tout au long de la vie (lifelong learning) ; l’exemple type en est la France, ce que les auteurs justifient en s’appuyant sur la loi qui met en avant l’éducation et la formation professionnelle tout au long de la vie, mais aussi la mise en œuvre de l’apprentissage comme une modalité de formation quel qu’en soit le niveau (3) et enfin la VAE et le cadre national de certifications qui lui est associé ; la Finlande dispose également d’un tel système global (à la différence du marché tel qu’il fonctionne en Angleterre), capable de répondre à tous les âges, à tous les niveaux, à tous les types de demandes d’éducation ou de formation grâce à une panoplie d’approches et de situations de formation différentes ; la différence majeure entre la France et la Finlande tient au statut de l’EFP qui s’est amélioré en Finlande et qui bénéficie maintenant d’une estime égale à celle de la filière générale au niveau secondaire supérieur ; enfin Chypre, la Grèce, l’Italie, la Croatie et le Luxembourg ont pris des mesures allant dans la même direction.
A l’issue de cette analyse, le lecteur est sans doute un peu désorienté. Il aura compris qu’en matière d’EFP, on est très loin d’une nomenclature claire et stable. Les mêmes mots disent parfois des choses différentes tandis que les mêmes choses peuvent trouver des mots différents pour les dire. Et tout se complique lorsqu’on tente de transcrire ces définitions et les réalités qu’elles recouvrent dans un langage commun, l’anglais tel qu’on le parle à Bruxelles. Les traductions sont approximatives et le plus souvent réductrices ; elles échouent à rendre précisément la signification de nombreux concepts forgés dans les cultures et les traditions nationales. Pour autant, il est important que les responsables puissent se comprendre et tirer parti des leçons des changements en cours et des réformes conduites dans d’autres pays ; il importe également que l’Union européenne puisse poursuivre ses efforts dans l’élaboration et le suivi de la politique européenne d’EFP. Dans cette perspective, l’étude du CEDEFOP a le mérite de montrer l’extrême diversité des mots et des choses et aussi d’inciter à la prudence les auteurs et les lecteurs des études comparatives.
En ce qui concerne la France, il est intéressant de la voir présentée comme le champion d’une politique globale permettant de promouvoir l’apprentissage tout au long de la vie. Du coup, il est dommage de constater que la préparation en cours des lois sur la formation professionnelle et sur l’apprentissage semble ignorer l’essentiel de la formation professionnelle initiale que des centaines de milliers d’élèves suivent dans les lycées professionnels ou technologiques.
Pour en savoir plus :
(1) Un paradoxe là encore pour un ministre qui s’était montré très réticent à l’égard du lancement de la VAE en 2000 et qui lors d’une conférence européenne organisée à Biarritz ironisait sur les acquis de l’expérience en les décrivant comme « ces compétences qui suintent le long des murs des usines ».
(2) Du coup, le terme d’apprentissage a maintenant trois sens différents : celui traditionnel correspondant à la formation des jeunes au niveau du CAP et que nous avons associé au système dual allemand ; le nouveau sens donné en France avec l’élargissement du concept à tous les niveaux depuis la loi de 1989 ; et enfin le sens générique qui se traduit en anglais par learning.
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