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Patrice Péchon, propos recueillis par Jean-Marie Bergère

Jusqu’à récemment, la RSE (responsabilité sociétale et environnementale) n’avait que faire de la notion de territoire… qui le lui rendait bien. C’était le temps de la RSE hors-sol, celle qui se développait dans la proclamation, sans incidence sur le réel, à l’abri de la direction de la communication. Mais aujourd’hui, la RSE devient une ressource organisationnelle des entreprises ; elle change leurs offres produits, leur stratégie, leurs facteurs de différenciation compétitive et jusqu’à leurs modèles d’affaires. Elle devient un objet de dialogue social et d’appropriation par les managers et les salariés. C’est donc le moment, pour la RSE, de partir à la découverte de ses territoires…

Dans cette intention, je propose quatre principes de structuration pour une politique de RSE territoriale.


1 – Fonder le territoire comme espace de responsabilité

À l’origine, le territoire était étranger à la RSE. Il s’épanouit dans le domaine de la contrainte alors que la RSE recherche la concorde avec ses parties prenantes et construit des engagements volontaires. La frontière, qui délimite et définit le territoire, est là pour contenir. En géopolitique, le territoire désigne l’espace sur lequel un État-nation exerce sa puissance. C’est l’espace du pouvoir coercitif. De même, la RSE était « hors sol », ce qui signifie bien qu’elle restait indifférente aux lieux de réalisation des activités de l’entreprise.

C’est justement avec l’entreprise que la relation au territoire change. J’aime la définition que donne Claude Raffestin, géographe suisse, considéré comme l’acclimateur du terme en sciences humaines et qui montre bien que le territoire est plus qu’une simple aire géographique : le territoire est un espace transformé par le travail humain. Voilà une vision très « metissienne » du territoire, que Raffestein résume de cette formule : « Lorsque l’espace est investi par les intentions et les pratiques des acteurs, il devient alors un territoire » (extrait de Pour Une géographie du pouvoir, 1980).

En prolongeant cette idée, j’émets l’hypothèse d’un territoire qui devient progressivement l’espace dans lequel s’inscrivent les projets des entreprises ou des organisations, dans lequel les acteurs peuvent s’engager et rendre compte de leurs engagements. En d’autres termes, le territoire est un espace de responsabilité. Dans un texte sur les « Enjeux et perspectives de la responsabilité sociale pour les territoires », Michel Capron, Professeur émérite des Universités en sciences de gestion, insiste sur les capacités d’action collective des acteurs : « Le territoire est un espace géographique où se trouvent une identité et une culture communes, un bassin de vie, un lieu de dialogue et de partenariats, voire un projet. Ce périmètre délimité offre une interface privilégiée entre entreprises et société civile. Les groupes humains présents s’y dotent d’une capacité d’action collective. Le territoire est aussi un lieu sur lequel on peut évaluer relativement facilement les actions menées et leurs résultats, notamment en matière de politiques de développement durable ».

Sous l’influence des technologies, particulièrement du digital et des modes de dématérialisation numérique, cet espace se conjugue de plus en plus au pluriel : individus et entreprises jonglent avec des territoires à géométries variables. Notre identité se forge dans notre territoire (la proximité), mais aussi de plus en plus dans nos mobilités (le lointain, mais accessible). Jean-Paul Ferrier, géographe et professeur à l’université d’Aix-Marseille, nous dit, tout comme nous l’enseignent les livres de Pierre Veltz, que le facteur qui renouvelle totalement la notion de territoire est le réseau.

2 – Travailler avec les parties prenantes territoriales

La RSE territoriale peut se définir simplement comme la déclinaison et l’ancrage de la politique RSE d’une organisation dans ses territoires d’implantation. Dans une approche « top-down », elle maille les éléments de la politique « corporate » pour proposer un partenariat pertinent aux principales parties prenantes présentes sur le territoire. C’est d’ailleurs très souvent l’occasion de constater les incohérences et les approximations des politiques corporates, fabriquées en tuyaux d’orgue, sans coordination, et qui « tombent » sur les filiales, les établissements, les agences, bref les terminaisons nerveuses de l’organisation. Dans une approche « bottom-up », les projets RSE sont construits avec les acteurs du territoire puis éventuellement partagés, voire généralisés dans l’ensemble de l’organisation. Dans la réalité, ces deux approches se combinent avec des intensités différentes en fonction de deux facteurs clés :
• la culture plus ou moins jacobine ou girondine des groupes et des entreprises ;
• l’appétence, l’autonomie et les incitations du dirigeant du site pour ces questions : est-il encouragé, évalué et promu en tenant compte de ses relations avec son environnement territorial ?

Cette combinaison n’a pas à être vécue comme un problème : du point de vue de la RSE, il faut tenir les deux bouts de l’ancrage territorial.

La RSE territoriale est donc aujourd’hui essentiellement une démarche d’essais-erreurs, qui gagnerait à être outillée. Le premier outil absolument indispensable – et souvent escamoté – est le recensement des organisations du territoire sur lesquelles l’activité de l’entreprise exerce des impacts ou qui, à l’inverse, exercent des impacts sur elle (ex : collectivités territoriales et services publics locaux, sous-traitants de proximité,…). Il s’agit en quelque sorte d’une analyse de matérialité locale. Ensuite, une façon très pragmatique de procéder consiste à nouer des relations avec les organisations du territoire qui pourraient contribuer à la politique RSE de l’entreprise, par exemple :
• Entreprises du secteur adapté et protégé, d’insertion par le travail ;
• Associations de riverains ;
• Antennes locales des administrations (ex : Pôle emploi) ;
• Organismes de protection de l’environnement (air, eau, déchets, recyclage…)
• Structures de santé (médecine du travail, établissements de soin,…) ;
• Universités, centre de recherche, pôles de compétitivité, centres de formation ;
• Entreprises de transport ;
• Associations qui portent localement des enjeux (ex : préservation de la biodiversité locale).

Enfin, on peut à l’inverse, se préoccuper de participer à la politique RSE des acteurs institutionnels du territoire, par exemple :
• Collectivités territoriales, qui se sont dotées, au moins à l’échelon régional, d’une direction du développement durable ;
• Grandes entreprises à réseaux (SNCF, EDF, La Poste,…) ;
• Europe (ex : au travers des engagements climatiques, mais aussi des grands défis sociétaux du programme horizon 2020 de l’UE : santé, évolution démographique et bien-être, bioéconomie [sécurité alimentaire, agriculture durable…]).

Ces différentes approches partagent l’objectif d’inscrire durablement la politique RSE dans les territoires et de nouer des relations pérennes avec les parties prenantes.

3 – Comprendre la RSE comme un échange avec les ressources du territoire

L’idée de l’écosystème, un terme de l’écologie qui a envahi la novlangue managériale, est bien de mettre le projecteur sur les liens quasi organiques de dépendance entre l’entreprise et ses parties prenantes de proximité, les échanges qui permettent le maintien et le développement de la vie.

La RSE territoriale doit se comprendre – et se vivre – comme des liens de réciprocité avec les ressources. Prenons l’exemple des compétences. Dans un sens, j’assume ma responsabilité sociale en absorbant des compétences : je tisse des liens avec le CFA local pour contribuer à développer l’apprentissage. En sens inverse, j’assume aussi ma responsabilité sociale en diffusant des compétences : je pratique le mécénat de compétences en permettant à mes ressources rares d’aller faire profiter de leurs talents, des parties prenantes de mon territoire. (Cf. interview de Patrice Péchon sur le programme ALIZE dans ce même dossier de Metis)

Ces approches de réciprocité peuvent se décliner selon les 8 thématiques de l’« empreinte territoriale » :
1. Relations avec le tissu économique (et notamment : sous-traitants de proximité) ;
2. Protection de l’environnement (maîtrise du risque climatique, préservation de la biodiversité du territoire,…) ;
3. Recherche, innovation et technologie ;
4. Mobilité, logistique et transports ;
5. Emploi, formation et qualifications ;
6. Relations institutionnelles ;
7. Qualité de vie et santé ;
8. Citoyenneté.

Ces échanges de ressources s’accompagnent souvent d’externalités, une notion définie par les économistes comme des situations dans lesquelles les effets de la production ou de la consommation de biens ou services imposent des coûts ou des bénéfices sur des agents qui ne sont pas les bénéficiaires et qui ne sont pas pris en compte dans le prix pratiqué (OCDE, 2014). Le territoire se définit comme un espace de responsabilité parce qu’il est le lieu de régulation :
• des externalités positives des établissements : ils versent des salaires, qui font vivre non seulement leurs salariés, mais leur famille, les commerçants qui les approvisionnent ; ils emploient des stagiaires qu’ils vont acclimater au monde de l’entreprise ; ils contribuent au développement d’un réseau de sous-traitants souvent installés à leur porte ; ils versent des impôts locaux qui permettent de financer les améliorations apportées au territoire ; ils valorisent les ressources locales, compétences, fournisseurs, PME, etc…
• mais aussi des externalités négatives des établissements : ils rejettent des polluants, leurs camions détériorent les routes, ils réclament l’aménagement du rond-point, ils restructurent et il ne fait pas bon vivre à côté d’une cimenterie…

C’est ainsi que la RSE territoriale doit à mon sens se définir comme une démarche. Elle consiste à identifier ces externalités, s’efforcer de les mesurer, prendre des engagements avec les parties prenantes en vue de minimiser les externalités négatives (ce qui est fréquemment recommandé par le projet RSE du siège) et maximiser les externalités positives vis-à-vis du territoire (ce qui l’est beaucoup moins souvent).

 

4 – Être attentif à l’intensité de la relation avec les parties prenantes

Trop d’entreprises se contentent d’établir des relations avec les parties prenantes de leurs territoires sans trop se préoccuper de l’intensité, de la qualité de ces relations. Mais si l’on revient à notre définition du territoire comme un espace de responsabilité, la RSE territoriale ne peut se contenter de déterminer elle-même ce qui est bon pour ses parties prenantes – comme le faisaient et le font encore les philanthropes. La RSE territoriale opère par la co-construction.

Olivier Mériaux [aujourd’hui directeur technique et scientifique de l’Anact et à l’époque consultant au sein du groupe Amnyos] a observé les pratiques locales de grands groupes, notamment EDF, Airbus et Thales. Dans l’excellent rapport qu’il a écrit avec Emilie Bourdu pour la Fabrique de l’industrie, il distingue quatre types de relations entre les entreprises industrielles et leurs territoires d’implantation :
• le « rapport instrumental » : le territoire reste extérieur à l’entreprise qui n’a pas de problème d’accès aux ressources humaines ;
• le « rapport contingent » : partenariats locaux pour l’emploi en cas de pénurie de main-d’œuvre, comme les groupements d’employeurs ; la connaissance du territoire devient importante ;
• le « rapport d’obligation » : mobilisation des acteurs publics locaux pour faire face à un besoin de recrutement très important ou à une restructuration importante avec les projets de revitalisation ; perception d’une responsabilité particulière de l’entreprise envers le territoire ;
• le « rapport négocié » : construction d’un rapport en continu négocié avec le territoire, à l’exemple de Géris, filiale de Thales chargée des actions sur les territoires du groupe.

Cette grille d’analyse incite à évoluer positivement vis-à-vis des ressources du territoire, d’une attitude de consommateur à un comportement de producteur. La stratégie du jardinier, pour reprendre le beau titre de ce rapport (L’Industrie Jardinière du territoire) désigne une approche de co-producteur de la part des entreprises.

Soyons clairs : nous en sommes très loin, et pas seulement avec les parties prenantes territoriales. Comme l’écrit Béatrice Héraud (Novethic, 18 août 2014), « le dialogue avec les parties prenantes est l’un des piliers de la RSE. Mais la co-construction va beaucoup plus loin. Il ne s’agit pas de faire réagir trois organisations non gouvernementales (ONG) et deux clients à un rapport développement durable ou de s’entretenir avec eux une fois par an. Encore moins d’enquêtes de satisfaction ou d’audits fournisseurs ! La co-construction demande un engagement fort de l’entreprise et des parties prenantes sur un sujet précis, avec un suivi dans le temps et des changements concrets ».

Conclusion

La RSE territoriale n’est pas une mode managériale de plus. Elle apporte de la cohérence et de la pertinence aux politiques RSE. Elle les ancre dans les espaces de responsabilités, dans le réel des activités. Ce faisant, elle permet aussi de mobiliser managers et salariés dans la participation à ces projets. C’est une politique de longue haleine, mais qui pérennise les approches de RSE et les crédibilise dans le dialogue permanent et exigeant avec les parties prenantes de proximité.

C’est une activité de jardinage. Le jardinage, c’est le soin et la patience ; il incite à la conversation et à la promenade. Il rappelle aussi ce beau mot de Camus selon lequel il y a deux sortes d’efficacité, « celle du typhon et celle de la sève ». Alors que les entreprises placent leurs projets de transformation dans le souffle du typhon, la RSE territoriale se vit et se pratique dans la persévérance et la durabilité de la sève.

Pour aller plus loin :
– Michel Capron, « Enjeux et perspectives de la responsabilité sociale pour les territoires », Journée d’étude « Responsabilité sociale des territoires », 4 novembre 2014, Marne-la-Vallée

– Emilie Bourdu, Cathy Dubois et Olivier Mériaux, L’Industrie jardinière du territoire, La Fabrique de l’Industrie, avril 2014

– Les livres de Pierre Veltz : Des Territoires pour apprendre et innover, Éditions de l’Aube, 1994 ; Mondialisation, villes et territoires – L’économie d’archipel, PUF, 1996 ; Des lieux et des liens – Essai sur les politiques du territoire à l’heure de la mondialisation, Éditions de l’Aube, 2004

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Directeur d’une Agence régionale de développement économique de 1994 à 2001, puis de l’Association Développement et Emploi, devenue ASTREES, de 2002 à 2011. A la Fondation de France, Président du Comité Emploi de 2012 à 2018 et du Comité Acteurs clés de changement-Inventer demain, depuis 2020. Membre du Conseil Scientifique de l’Observatoire des cadres et du management. Consultant et formateur indépendant. Philosophe de formation, cinéphile depuis toujours, curieux de tout et raisonnablement éclectique.