par Tristan d’Avezac, propos recueillis par Danielle Kaisergruber
Tristan d’Avezac vient de terminer pour le Lab’Ho un rapport très complet intitulé Technologie et capital humain, Quelles compétences pour demain ? Il y analyse l’impact des technologies sur les emplois, les métiers et les compétences : robotique, Intelligence artificielle, numérique, usages des data… et surtout les nouvelles exigences en matière de conception de l’éducation, de la formation continue, de la gestion des ressources humaines… Quelques une de ses réponses.
En quoi les technologies dont on parle aujourd’hui et qui vont structurer notre futur correspondent-elles à une révolution différente des précédentes ?
La révolution que nous connaissons apparaît différente des précédentes parce qu’elle vient impacter quasiment tous les secteurs et métiers de l’économie – en particulier les activités de services.
Si l’on considère la robotisation, qui n’est pas un phénomène nouveau, l’utilisation des robots était concentrée dans l’industrie. Souvenons-nous des années 80 où l’on a vu apparaître les premières chaînes de montage robotisées au Japon. Cependant, qui aurait imaginé à l’époque des entrepôts logistiques entièrement automatisés, des robots réalisant des opérations chirurgicales à distance, des réceptionnistes remplacés par des robots comme c’est le cas dans plusieurs hôtels au Japon ou encore se faire préparer un cocktail par les robots du « Bionic Bar » sur le paquebot « Symphony of the Seas ».
De la même manière l’intelligence artificielle (IA) impacte nombre d’activités non seulement dans l’industrie – notamment la maintenance qui devient prédictive -, mais dans des secteurs de services jusqu’à présent épargnés, ceux de la relation clients et du SAV avec des chatbots capitalisant sur le Machine learning et des métiers à forte valeur ajoutée, par exemple les professions du juridique – le cabinet Deloitte a pronostiqué la disparition d’un emploi sur trois dans ce secteur à l’horizon 2030 du fait de l’IA (Developing legal talent Stepping into the future law firms – Deloitte – Février 2016) – et les métiers de la Banque-Assurance.
Cela étant dit, comme l’ont montré de nombreuses études, notamment celles réalisées par l’OCDE et le COE (Digital Skills indicator – Eurostat 2017), plus qu’un impact sur le volume de l’emploi – les estimations sont de l’ordre de 9 % des emplois potentiellement susceptibles de disparaître – ce sont surtout les métiers et les tâches qui sont et seront impactés (50 % des métiers selon les estimations du COE), en particulier les tâches routinières, mais également des métiers à forte valeur ajoutée comme on l’a vu dans le juridique ou encore dans la banque et l’assurance.
Quelles conséquences sur les compétences, d’après les rapports les plus récents et votre propre enquête ?
C’est surtout le passage d’une logique de savoirs à une logique de compétences qui est marquant. On n’acquiert plus un savoir que l’on va appliquer tout au long de sa vie professionnelle avec des ajustements à la marge. Celui-ci devient obsolète rapidement. Les nouvelles technologies évoluent en permanence et à une vitesse bien supérieure à ce que nous avons connu par le passé. Elles conduisent à l’obsolescence accélérée des savoirs techniques – par exemple les ingénieurs informatiques dont les compétences doivent être mises à jour tous les 18 mois – et génèrent une évolution continue du contenu des tâches associées à un métier. Il faut donc que les personnes disposent de la capacité à s’adapter en permanence, d’apprendre à apprendre.
L’autre dimension résulte de la digitalisation des métiers. Et aujourd’hui quasiment tous les métiers sont impactés, de la banque et l’assurance évidemment, jusqu’au BTP par ce phénomène d’hybridation. Elle a deux conséquences. D’une part, les compétences numériques deviennent essentielles – et la France est particulièrement en retard . D’autre part elle vient modifier la nature des interactions à la fois en interne et dans la relation au client et par là même les compétences qui doivent être mobilisées.
La résultante est que les compétences comportementales et cognitives deviennent essentielles. Capacité d’apprendre à apprendre pour pouvoir s’adapter à l’évolution de son métier et à ses tâches. Sens critique, créativité, communication et coopération (autrement appelées les « 4 C » par l’OCDE), compétences sociales et comportementales pour savoir évoluer dans un univers ou les interactions sont multipliées. La réactivité par exemple devient essentielle avec une relation avec les clients via internet qui attendent une réponse rapide et personnalisée.
A l’interne, la digitalisation – comme l’automatisation – change les relations et les modes de travail vers davantage d’autonomie et de polyvalence dans l’exécution des tâches et des modes relationnels où les hiérarchies sont aplaties – disparition ou évolution des rôles du management intermédiaires (contremaître, manager de proximité) – renvoyant à plus de capacité d’initiative de coopération et d’autonomie pour les collaborateurs et des compétences d’accompagnement, d’empowerment, d’intelligence des situations pour les managers. En outre, le développement du travail à distance contribue à renforcer l’importance de ces compétences.
Cela veut-il dire que les « soft skills » deviendraient plus importantes que les compétences techniques. Cela me choque, car il me semble que le niveau de sophistication technologique ne cesse d’augmenter, le besoin de connaissances spécialisées, voire hyper-spécialisées aussi. Alors ? Et d’ailleurs parle-t-on de compétences ou de connaissances ?
Vous avez tout à fait raison ! Cependant ce n’est pas contradictoire. Il s’agit plutôt d’un double phénomène avec d’un côté une importance accrue des soft skills et parallèlement un mouvement d’hyperspécialisation de certains métiers. Typiquement si l’on s’intéresse à la maintenance, d’un côté les robots et l’intelligence artificielle font qu’il n’est plus autant nécessaire de connaître dans le détail le fonctionnement d’une machine et sa technicité ; comme d’un autre, de nouveaux outils de maintenance tels que la réalité augmentée dédiée à une machine, nécessitent d’avoir la connaissance spécifique de ces outils et donc une formation spécifique qui leur est spécifique. On retrouve ce phénomène dans les métiers du web où de quelques compétences il y a dix ans (développeur, designer web et rédacteur) on est passé à plus d’une dizaine de sous-métiers hyperspécialisés.
En tout cas, l’hyperspécialisation qui est un sujet encore trop peu abordé et pose une vraie question au monde de la formation, aux entreprises et à l’Éducation nationale. Pour le premier, comment être à jour, disposer des matériels répondant à cette hyperspécialisation ? Pour les entreprises, n’ont-elles pas davantage intérêt à travailler dans une logique d’apprentissage, par la formation « on-site » qui d’ailleurs tend à se développer ? Et s’agissant de l’Éducation nationale, doit-elle embarquer les jeunes sur une formation à des métiers si spécifiques, ou se concentrer sur le développement de leurs compétences d’apprentissage et d’adaptation ?
Le Rapport évoque le constat fait par le COE : 25 % des emplois industriels seraient automatisables, 13 % des emplois dans les services, tandis que la part d’emplois qui ne sont pas automatisables augmente. Comment expliquer ce constat ?
D’abord il y a des mutations technologiques qui ne datent pas d’hier. Prenez la Banque. Cela fait longtemps que les guichetiers ont été remplacés par les distributeurs automatiques. En revanche les conseillers clientèle ont pris une importance considérable en devant pouvoir proposer des produits de plus en plus nombreux (assurance, leasing auto, télésurveillance…) et surtout apporter une réponse immédiate et personnalisée lorsqu’ils sont sollicités. Certes de plus en plus de ces services sont accessibles sur internet. Mais la personnalisation, et donc la relation, deviennent des éléments clés de différenciation dans un univers concurrencé par les services en ligne.
Le même phénomène est observé dans le commerce ou l’élément clé est le service rendu au client. Dans des pays tels que la Grande-Bretagne ou le Japon, pourtant en pointe en matière de nouvelles technologies, avez-vous remarqué le nombre de vendeurs présents pour vous aider ?!
Cela étant dit, on peut préjuger que le phénomène de translation de l’emploi de l’industrie vers les services va se poursuivre dans les années à venir.
Quelle prise de conscience les entreprises ont-elles de l’importance grandissante du numérique ? De ce que cela implique pour elles ? Est-ce qu’il n’y a pas une conception un peu trop instrumentale de la formation ? Thierry Weill (La Fabrique de l’industrie) évoque avec raison le fait « que la France se préoccupe trop peu de la progression de ses salariés, contrairement à l’Allemagne où un technicien a beaucoup plus de chances de devenir ingénieur. »
Je ferai le parallèle avec l’adéquationisme. C’est vrai que pendant longtemps la formation a été utilisée dans une logique d’adéquation des compétences au poste de travail, à la machine. De même au niveau de l’Éducation nationale. La nouveauté tient probablement au fait que les compétences et donc la formation doivent désormais s’inscrire dans une logique de continuum et de progression permanente. Et de ce point de vue il est intéressant de voir la place grandissante que tient la formation « on the job ». Je pense que les entreprises, probablement pas toutes, vont davantage investir dans la progression de leurs salariés, dans une logique de fidélisation, ceci afin de conserver un avantage concurrentiel. Évidemment cela ne sera pas vrai de toutes les entreprises. Certaines pouvant se concentrer sur la technologie et d’autres sur l’Homme et pour reprendre l’expression de Martin Richer investir sur leur « potentiel Humain ».
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