par Edith Ginglinger
La Loi PACTE n’est pas encore adoptée, mais le débat sur la nature de l’entreprise et les formes de sa gouvernance se poursuit. Cet article publié sur le site The Conversation l’élargit aux enseignements de certaines réformes américaines.
Le projet de loi Pacte prévoit d’amender les articles 1833 et 1835 du Code civil. Une société n’aura plus seulement pour objet « l’intérêt commun des associés », mais devra être « gérée dans son intérêt social, en considérant les enjeux sociaux et environnementaux de son activité ». Les statuts de la société pourront également préciser « la raison d’être dont la société entend se doter dans la réalisation de son activité ». Des recommandations en ce sens avaient été formulées dans les rapports Notat-Sénard ou Frérot-Hurstel.
Cette prise en compte des intérêts des parties prenantes de l’entreprise (salariés, clients, fournisseurs, etc.), ainsi qu’une vision plus à long terme de l’entreprise est-elle susceptible de modifier les décisions financières prises et leurs conséquences pour la valeur de l’entreprise ?
Pour le déterminer, nous proposons d’examiner le cas des États-Unis, où un certain nombre d’États ont introduit à partir des années 80 un modèle légal appelé « constituency statutes », visant à permettre aux dirigeants de prendre en compte les effets de leurs décisions pour l’ensemble des parties prenantes de l’entreprise et non plus seulement pour les actionnaires.
Que sont les constituency statutes ?
S’il n’existe pas de modèle de constituency statute unique, tous sont néanmoins assez similaires. Ces textes de loi listent les intérêts à prendre en compte par l’entreprise : parties prenantes (salariés, clients, fournisseurs, prêteurs), économie de l’État et de la nation, considérations sociétales, et enfin, intérêts à long terme et à court terme de la société et de ses actionnaires.
La plupart de ces lois permettent d’élargir l’intérêt social, mais ne sont pas contraignantes. Malgré cela, elles représentent un pas important vers une conception qui n’est plus strictement actionnariale de l’entreprise.
Entre 1984 et 2006, plus d’une trentaine d’États américains ont adopté des constituency statutes, le plus ancien étant l’Ohio et le plus récent, le Texas. Il faut toutefois souligner que le Delaware, état où plus de 50 % des sociétés cotées aux États-Unis sont immatriculées en raison de sa législation particulièrement attractive, ne l’a pas fait.
Deux études récentes se sont penchées sur les conséquences de l’adoption de ces textes sur deux aspects du financement et de l’investissement des entreprises : le coût de la dette et la qualité des innovations. Ces deux articles s’appuient sur des techniques économétriques dites de « différences de différences ».
Leurs auteurs y comparent d’une part les entreprises immatriculées dans des États soumis à ces constituency statutes à des entreprises immatriculées dans d’autres États, et d’autre part ces mêmes entreprises avant et après l’implémentation de la loi dans les États concernés. Ces techniques permettent ainsi de capter les différences dans les décisions financières des entreprises dues à la prise en compte d’un intérêt social large, en neutralisant les différences entre États et les évolutions temporelles de l’activité économique.
Impact sur la dette, les parties prenantes et la valeur de l’entreprise
En examinant 34 374 prêts bancaires accordés à des firmes cotées entre 1990 et 2012, Huasheng Gao et ses co-auteurs ont montré que ces lois entraînent une baisse du coût des emprunts de 0,38 % en moyenne (20 % du spread de taux) ainsi qu’une réduction de la probabilité de devoir fournir une garantie. Quel est le mécanisme permettant d’expliquer cette baisse du coût de la dette ?
Les auteurs montrent que le taux de rotation de certains salariés clés de l’entreprise (les salariés qui ont déposé un brevet) diminue après l’adoption de la loi. De plus, le nombre des clients et fournisseurs de long terme (ceux qui représentent plus de 10 % des ventes pendant au moins cinq ans) augmente. Ces relations de long terme entraînent une diminution du risque de crédit, qui explique la réduction du coût de la dette.
Les auteurs montrent aussi que les notes sociales et environnementales mesurées par les indicateurs MSCI-KLD s’accroissent après l’adoption de ces lois pour les entreprises concernées, suggérant que les constituency statutes ont eu un effet favorable pour les parties prenantes de l’entreprise non actionnaires.
Par ailleurs, la valeur de l’entreprise mesurée par le Q de Tobin (valeur de marché des actifs/valeur comptable des actifs), c’est-à-dire la valeur totale pour les actionnaires et les prêteurs, s’est également accrue. Ainsi ces résultats semblent établir que prendre en compte un intérêt social élargi au-delà des seuls actionnaires est créateur de valeur pour toutes les parties prenantes.
Impact sur la propension des entreprises à innover
De leur côté, Caroline Flammer et Aleksandra Kacperczyk montrent que l’adoption des constituency statutes a conduit à une augmentation significative du nombre des brevets déposés, ainsi que du nombre de citations par brevet, traduisant un accroissement des innovations et de leur qualité (période considérée 1976-2006, pour les États-Unis). Ces résultats peuvent être expliqués par un environnement de travail moins anxiogène et une plus grande tolérance à l’échec, qui a conduit à des innovations plus originales, ainsi qu’à un plus grand engagement des salariés dans leur travail.
Comment évolue la performance des entreprises concernées ? Les deux auteurs montrent que la rentabilité économique commence par baisser. Ce n’est qu’après trois ans que l’effet de la loi devient significativement positif. Cette baisse à court terme souligne le bien-fondé de la mise en place d’une loi élargissant l’intérêt social. En effet, des entreprises tentées d’adopter par elles-mêmes des décisions prenant en compte l’ensemble des parties prenantes pourraient en être découragées par la pression court-termiste des marchés, qui puniraient une baisse temporaire de rentabilité économique.
La loi, en mettant en avant les parties prenantes, légitime la décision des entreprises d’allonger leur horizon temporel et de prendre des décisions dont l’impact positif n’est pas immédiat.
Pour en savoir plus :
– Jonathan D. (1999), « Corporate Constituency Statutes : Hollow Hopes and False Fears », Ann. Surv. Am. L. 85, Springer
– Gao H., Li K. et Ma Y. (2018), « Stakeholder Orientation and the Cost of Debt: Evidence from a Natural Experiment », SSRN
– Flammer C. et Kacperczyk A. (2015), « The Impact of Stakeholder Orientation on Innovation: Evidence from a Natural Experiment », Management Science 62, 1982-2001.
Par Edith Ginglinger, Professeur de finance, Université Paris Dauphine –
La version originale de cet article a été publiée sur The Conversation
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