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Le livre de Tom Chevalier La Jeunesse dans tous ses Etats est passionnant. Il pose quelques questions essentielles aux différents Etats européens : à quel âge est-on citoyen bien sûr, mais aussi à quel âge perçoit-on telle ou telle allocation, comment sont financées les études, qui est aidé : la famille ou le jeune ? Selon les réponses, le parcours, l’entrée dans la vie active et dans la vie adulte a des couleurs différentes. Et cela dit beaucoup sur les sociétés.

 

chevalier

Le concept-clé qui organise la recherche de Tom Chevalier est celui de « citoyenneté socio-économique ». Les lois, les dispositifs d’aide à l’emploi des jeunes, les aides au logement, les systèmes d’enseignement ou d’apprentissage contiennent de nombreux seuils : ainsi en France, le revenu minimum (RSA) n’est pas accessible aux moins de 25 ans, l’apprentissage jusqu’à une date très récente est réservé aux 16-25 ans, la plupart des mesures jeunes concernent les 18-25 ans.

 

Dans de nombreux pays, les bourses, ou autres revenus destinés aux étudiants sont versés à la famille sous condition de revenus… de la famille. On voit bien que ce n’est pas du tout la même conception que celle du revenu jeune au Danemark ! La France se situe globalement dans une tradition familialiste, plus méditerranéenne que nordique.

Citoyen social et économique ?

 

Le chercheur ne se contente pas de ces constats somme toute faciles à faire. Dans une perspective issue des travaux de Bruno Palier, il élabore ses analyses « d’économie politique comparée » en construisant la cohérence des différents modèles socio-économiques. Les pays européens, c’est peut-être une des sources de leurs fréquents désaccords, n’appartiennent pas aux mêmes « variétés de capitalismes » : certains sont des économies de marché libérales (le Royaume-Uni) ; d’autres des économies de marché coordonnées plus ou moins fortement (la Suède, l’Allemagne) ; d’autres sont mixtes (la France). Ces pays n’ont pas les mêmes constructions de leurs systèmes scolaires et universitaires, et d’ailleurs n’ont pas les mêmes ambitions éducatives : les pays comme le Royaume-Uni visent la formation de compétences génériques à la fois pour une main-d’œuvre flexible de petit niveau de qualification et pour une élite qui s’épanouira dans les services financiers haut de gamme. Il ne faut pas s’étonner que se produise alors une réelle dualisation du marché du travail. Des pays comme la Suède ont pour objectif un bon niveau de qualification pour tous (« skills for all » avec des taux de scolarisation très importants, de faibles taux de décrochage), mais s’appuient également sur un investissement fort des entreprises dans la formation professionnelle des jeunes. Les retours à l’université en cours de vie professionnelle y sont fréquents. Les travaux récents ne montrent pas en Suède de dualisation du marché du travail.

 

Les types d’économies, les structurations différentes des systèmes de production des compétences, les dispositifs d’aide à l’emploi des jeunes, et les instruments juridiques ou économiques utilisés pour promouvoir leur indépendance dessinent des formes de « citoyenneté économique et sociale » différentes.

 

Prenons l’exemple des politiques d’emploi : on a vu la France régulièrement traversée par un débat sur le SMIC jeune. On a le plus souvent cherché à promouvoir des emplois plus ou moins atypiques pour les jeunes, et souvent moins bien rétribués à raison de leur supposée plus faible productivité (emplois aidés, emplois jeunes, contrats d’avenir… la liste serait longue). A contrario, on s’est peu posé la question de l’ouverture d’une indemnisation du chômage sans présence passée sur le marché du travail alors que la période qui sépare la fin des études du moment d’entrée dans un emploi un peu stable ne cesse de s’allonger… Seuls la Belgique, le Luxembourg et le Danemark (un des pays qui coche le plus de cases favorables aux jeunes) offrent une assurance-chômage aux nouveaux entrants sur le marché du travail.

 

Prenons l’exemple des politiques familiales concernant les jeunes, Tom Chevalier pose ainsi la question : « la politique familiale est-elle une politique de l’enfance pour des adultes ? » À quel moment cesse l’obligation pour les familles de subvenir aux besoins de leurs enfants devenus grands ? À quel moment s’arrête le versement des allocations familiales ? À quel moment les jeunes ne sont-ils plus couverts par le régime de sécurité sociale des parents ? Aucun pays n’a la même réponse.

 

Tom Chevalier a construit sur le modèle de l’indice GINI un intéressant indice pour mesurer la « citoyenneté économique et sociale » des jeunes et élaborer une typologie de pays : c’est l’un des apports de ce qui a été un travail de thèse. On voit alors se dessiner des portraits de pays bien loin les uns des autres.

 

La citoyenneté habilitante de la Suède

 

La forte individualisation de la citoyenneté sociale des jeunes (en termes de revenus, de droits, de logement…) va de pair avec un régime de protection sociale universaliste, qui concerne les individus et non les familles, financé par l’impôt, qui donne des libertés, des possibilités importantes de se former (y compris en retournant adultes à l’université). Le système éducatif est analysé par l’auteur comme « compréhensif » et « inclusif », tourné vers le développement personnel des élèves, la coopération entre eux et le travail par projets. Les frontières entre formation générale et formation professionnelle tendent à s’effacer. De même pour les frontières entre formation initiale et formation d’adulte.

 

Les jeunes sont considérés comme pouvant être indépendants tôt, s’appuyant sur un fort développement des prêts étudiants et d’équivalents des APL, et un programme « Garantie jeunesse » pour les 20-24 ans au chômage.

 

L’Allemagne : entre parents et maîtres d’apprentissage

 

Politique familiale et politique éducative y sont en partie liée, à raison en grande partie du rôle des femmes. La familiarisation des droits des femmes et des politiques pour les jeunes est nette. Les jeunes sont insérés, après une orientation précoce, dans un système professionnel corporatiste avec une forte prégnance de l’idée de métier. Ils accèdent par ce biais à une communauté professionnelle, et dans son ensemble le système vise davantage les niveaux de qualification moyens que véritablement les high skills. L’articulation est devenue de plus en plus forte entre le système éducatif et d’apprentissage et les politiques d’emploi : il s’agit d’aider les moins qualifiés à rejoindre le système dual. En somme un système plutôt familialiste et de citoyenneté économique et sociale « encadrée » : « en Allemagne on devient adulte sous la tutelle de ses parents et de son maître d’apprentissage ».

 

Le Royaume-Uni et la citoyenneté de « seconde classe »

 

Alors que le système Beveridge a toujours été considéré comme le type même de la socialisation de la protection sociale universelle, il en reste peu aujourd’hui. Le système éducatif forme des compétences génériques et on observe en général un réel sous-investissement dans l’éducation et une certaine dualisation des emplois aux deux bouts de la chaîne. L’enseignement supérieur est très développé, mais n’est accessible aux jeunes sans moyens financiers qu’au travers de prêts individuels. En somme pour les jeunes, l’autonomie sans soutien, comme une citoyenneté « de seconde classe »…

 

Bien d’autres analyses sont faites, bien d’autres constats habituellement faits lorsque l’on compare les Etats européens… qui à la fois restent très différents les uns des autres, mais sont traversés de problèmes communs : les enjeux de construction des compétences, les inégalités et bien sûr la place des jeunes dans la société. De quoi redonner de l’actualité à l’idée d’un revenu universel jeune ? Ce serait un beau chantier européen !

 

Pour en savoir plus :

– Tom Chevalier, La jeunesse dans tous ses Etats, PUF, 2018

 

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Philosophe et littéraire de formation, je me suis assez vite dirigée vers le social et ses nombreux problèmes : au ministère de l’Industrie d’abord, puis dans un cabinet ministériel en charge des reconversions et restructurations, et de l’aménagement du territoire. Cherchant à alterner des fonctions opérationnelles et des périodes consacrées aux études et à la recherche, j’ai été responsable du département travail et formation du CEREQ, puis du Département Technologie, Emploi, Travail du ministère de la Recherche.

Histoire d’aller voir sur le terrain, j’ai ensuite rejoint un cabinet de consultants, Bernard Brunhes Consultants où j’ai créé la direction des études internationales. Alternant missions concrètes d’appui à des entreprises ou des acteurs publics, et études, européennes en particulier, je poursuis cette vie faite de tensions entre action et réflexion, lecture et écriture, qui me plaît plus que tout.