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Vu d’aujourd’hui, il est tentant de lister les conditions qui permettaient à la relation entre manager et managé (e) de s’installer et de si bien fonctionner qu’elle continue à être pensée comme un modèle qu’il s’agirait de retrouver. Mais l’évolution des organisations rebat les cartes. La gestion de plus en plus économique de la main d’œuvre, avec ce qu’elle suppose de flexibilité, de précarité et d’agilité, se produit souvent au détriment du développement de relations managériales dignes de ce nom.

 

cadre

 

Les conditions d’une relation managériale idéale

 

Cette relation s’inscrivait dans 1) le long terme qui rendait possible la construction des parcours professionnels. Ce temps long était rythmé par les entretiens annuels synonymes d’évaluation, d’évolution et de progression ; 2) la proximité professionnelle qui rendait possibles le partage des hauts et des bas du quotidien, le partage du rythme de production ainsi que la transmission des savoirs ; 3) la proximité spatiale. Il était aisé de se repérer dans un espace de travail partagé et stable, l’on savait où était son chef et où était son propre poste de travail.

Tout ceci créait une relation privilégiée entre manager et managé (e), d’autant plus fructueuse qu’elle se développait au sein d’une entreprise à l’égard de laquelle les deux pouvaient éprouver un sentiment d’appartenance, une fierté, une adhésion aux valeurs ou au projet.

 

Tout ceci est plus ou moins remis en cause aujourd’hui par une multitude de facteurs que je vous propose ici d’examiner à travers le prisme de l’évolution des contrats de travail (Voir Barbier F., Masingue B., Chavarochette C., 2018, « Diversification des contrats de travail. Pour une DRH stratège de toutes les mains d’œuvre », Entreprise & Personnel).

 

La diversification des contrats de travail

 

Si le CDI est encore majoritaire pour 85 % des salariés (Insee), plus de 90 % des embauches s’effectuent en contrat temporaire. Les formes particulières d’emploi (CDD, intérim, apprentissage) sont passées de 5 à 12 % de l’emploi salarié total entre 1982 et 2015. Elles représentent près de 50 % des emplois occupés par les 15-24 ans.

 

La durée des contrats est de plus en plus courte (un CDI sur deux dure moins de deux ans, la durée médiane des CDD est de 10 jours, la durée moyenne des missions d’intérim est de 1,9 semaine -Dares).

 

À côté du CDI à temps plein pour un employeur unique, il existe de multiples autres formes de travail, comme le travail non-salarié qu’il soit ou non indépendant économiquement, le travail salarié via une société de portage ou un groupement d’employeurs, le travail pour une entreprise sous-traitante ou en régie. Sans compter toutes les solutions développées par les slasheurs qui jonglent entre travail salarié, retraite, chômage, micro-entrepreneuriat, travail au noir.

 

Une telle diversification des contrats de travail a un impact sur les relations au travail et par conséquent sur les relations managériales, notamment parce qu’elle génère trois phénomènes qui nous paraissent intéressants à suivre ici.

 

L’allongement des périodes d’intégration

 

L’intégration des jeunes dans l’emploi prend de plus en plus de temps, les entreprises leur proposent des stages, des contrats d’apprentissage ou de professionnalisation qui se transforment beaucoup moins qu’avant en CDI ou CDD longs. Confrontés à cette réalité, les jeunes apprécient ces périodes pour ce qu’elles leur apportent : une expérience, une ligne de plus sur le CV, mais ne sont incités à développer ni sentiment d’appartenance à l’entreprise ni attente à l’égard d’un manager hormis leur chef de projet. Ces successions de périodes d’intégration, qui ont peu à peu remplacé les périodes d’essai, ne les inscrivent pas dans une relation managériale vertueuse. D’ailleurs, en regard, leur hiérarchique – souvent leur tuteur – n’est pas incité à s’investir dans une responsabilité managériale qu’il sait être de courte durée.

 

Voici l’exemple d’une jeune femme à qui une (grande) entreprise confie la mission de mettre en place le plan de formation du personnel d’un site de production qui vient d’être créé dans un pays du Moyen-Orient. C’est son premier emploi, l’entreprise se trouvant dans un contexte de gel des embauches, lui propose un contrat en portage salarial :

 

« Je trouve regrettable de ne pas avoir un contrat de travail avec l’entreprise, mais je n’en fais pas un drame. Les 10 % de prime de précarité en plus du salaire me permettent de gagner légèrement plus que ce à quoi je pouvais prétendre. Tant que je serai dans cette entreprise, je sais qu’il n’y a pas d’espoir de signer un CDI. Le fait que j’ai un contrat de portage salarial joue sur mon rapport à l’entreprise. On me fait sentir que je n’en fais pas partie. Même si je suis intégrée dans un projet, mes droits sont différents de ceux des salariés (par exemple, je ne vais pas à la cantine, parce que le prix double pour les non-salariés). Je ne sais pas à qui m’adresser pour une question précise entre la personne de la société de portage, ma n+1 ou la personne qui paie mes factures. Le cadre est flou et le contrat n’est pas du tout stable. Je peux ne plus être à l’abri du jour au lendemain. »

 

Le développement de l’individualisation

 

Il n’est pas surprenant que ces jeunes à qui l’on entrebâille la porte vers un marché du travail durable développent un sentiment d’individualisation. L’entreprise est si peu exemplaire à leurs yeux qu’ils ne comptent sur elle ni pour trouver un sens à leur travail ni pour bénéficier d’un parcours professionnalisant. Leurs managers éphémères n’y peuvent pas grand-chose.

 

Cette jeune diplômée d’une grande école de commerce après avoir enchaîné les stages dans l’édition a fini par accepter un CDI dans une start-up qui crée et propose des formations en ligne. En quelques mois, elle a vu se faire licencier son n+1 et son n+2, elle reporte dorénavant directement au fondateur de l’entreprise qui, c’est à supposer, ne peut avoir beaucoup de temps à lui consacrer. Cette jeune femme, bien qu’elle soit sortie de l’école il y a peu, est déjà consciente de la nécessité de veiller à maintenir à jour ses compétences. Elle ne compte que sur elle pour y parvenir. Ce sera sans doute une future utilisatrice de « l’appli » que veut développer le ministère du Travail pour permettre aux individus de gérer leur compte personnel de formation.

 

Ce trentenaire est ingénieur chef de projet dans un cabinet de consulting. Il déclare percevoir les difficultés de cohésion dans les groupes de salariés :

 

« Je cherche à recruter des gens compétents, mais aussi motivés, qui se sentent bien dans mon équipe… je ne parle pas au nom de l’entreprise, car je n’ai pas la main. Il y a cinq ans, je disais encore « travailler dans une grande entreprise, merveilleuse, où tout le monde se parle. » Nous sommes à la fin de ce modèle. Si le discours managérial au niveau de la direction de l’entreprise n’est pas suivi de fait, les gens s’en vont… À part quelques grands noms qui font rêver (Airbus, Dassault, Thalès) pour lesquels on se défonce, dans la grande majorité des cas, les jeunes ingénieurs ont besoin d’être intéressés par ce qu’ils font, d’en connaître le sens et de s’y sentir bien, sinon, ils claquent la porte. J’ai alerté la direction de l’entreprise sur ce désengagement vis-à-vis du corporate, j’essaie de la sensibiliser pour que ça se passe mieux aussi bien sur la communication montante que descendante. Mais je constate que vers le bas, il existe une peur de donner trop d’informations et vers le haut, il y a la peur de se griller. »

 

Depuis que nous l’avons rencontré, Pierre a quitté son entreprise pour mener à bien un projet dans l’économie sociale et solidaire. Un environnement où il pourra aider et former les autres, précisément ce qui l’avait attiré quand il s’est vu confier des responsabilités managériales.

 

Un troisième aspect de l’accroissement de l’individualisation est celui que nous avons rencontré dans cette grosse start-up accolée à un grand groupe où elle a la charge de développer une culture digitale. Pour son DRH, l’idéal serait de ne recruter que des CDI :

 

« La diversification des contrats n’est pas un phénomène si nouveau, ce qui l’est c’est la prise de conscience de son existence et l’aspiration des gens pour ce fonctionnement. Dans notre entreprise, il y a des actifs dont l’aspiration n’est pas d’aller vers le CDI. Ce qui compte pour eux, c’est le projet, et l’acquisition de compétences. À leurs yeux, avoir un statut indépendant leur ouvre une liberté de choix, ils peuvent travailler par ailleurs, créer leur entreprise… Ils optent aussi pour une rémunération immédiate plus importante avec une protection sociale moindre. Les projets digitaux fonctionnent avec des petites équipes qui travaillent ensemble physiquement ‒ « on développe autour de la pizza » ‒ sans hiérarchie. Le développement du professionnalisme se fait en communauté. En tant que RH, nous aurions besoin d’animer ces communautés de manière transverse sans tenir compte des contrats et statuts. La loi nous l’interdit. Les notions de contrats et de statuts sont assez floues chez ces jeunes actifs, ils fonctionnent dans une très grande liberté, ils ne comprennent pas les règles et leur sens. Par exemple, un jour un salarié m’invite à son pot de départ. Il ne lui serait pas venu à l’esprit de m’envoyer sa démission par lettre recommandée. Les freelances sont pires, ils peuvent décider du jour au lendemain de ne plus venir ! »

 

Le recours accru aux externalisations

 

Pour répondre aux impératifs financiers et courts-termistes qu’on leur fixe, les entreprises ont tendance à privilégier une gestion comptable de la main d’œuvre avec ce que cela suppose de précarité dans les contrats de travail. La sous-traitance est encouragée ainsi que l’intérim ou encore le travail indépendant. Cela peut se traduire dans une équipe par une juxtaposition de contrats et de statuts difficiles – impossibles – à manager. L’impact des contrats très courts ou externes peut être lourd sur la complexification des relations de travail à l’intérieur des services ou des business units qui n’ont plus d’unité que le nom.

 

Que devient le rôle du manager dans ces conditions ? Peut-il encore développer quelque chose qui ressemble à de la compétence collective ? Comment gère-t-il l’engagement, la motivation, le sentiment d’appartenance à un collectif si ce n’est à une entreprise ? Lui-même n’est-il pas sujet à des interrogations concernant son engagement ou sa motivation ?

 

Tous les métiers peuvent être touchés par ce mouvement d’externalisation. Qu’ils occupent des emplois moyennement ou peu qualifiés, dans les sites de production ou dans les services, en tant que sous-traitants, intérimaires ou micro-entrepreneurs, ils se savent variables d’ajustement. Qu’ils occupent des emplois très qualifiés, recherchés et plus ou moins rares, ils optent alors d’eux-mêmes pour le statut d’indépendants, défendent leur liberté et prônent l’individualisation (voir ci-dessus).

 

Qui manage ces profils externalisés ? Les agences d’emploi (appelées autrefois sociétés d’intérim), les entreprises sous-traitantes, les plateformes de freelance ?

 

La question en tout cas se pose dans les entreprises où une nouvelle fonction pourrait être créée destinée à pallier l’empêchement managérial. Nous avons découvert en quoi le Chief Freelance Officer pourrait demain remplacer les managers dans une entreprise qui aurait fortement externalisé sa force de travail. Voici ce qu’écrivait en décembre 2016 Bertrand Moine, cofondateur de l’espace de coworking Digital Village :

 

« À la croisée des chemins entre le DRH et le directeur des achats, le Chief Freelance Officer sera chargé de piloter cette nouvelle force de travail en ayant une expertise affinée des différents métiers. Il aura à cœur de créer un vivier de talents dans lesquels l’entreprise pourra piocher en croisant les retours d’expérience des équipes qui travaillent en direct avec le travailleur indépendant. Le Chief Freelance Officer sera donc un grand gestionnaire de ces travailleurs indépendants et aura la tâche difficile de s’assurer de leur fidélité et de la rétention des talents quand ils sont excellents. »

 

Alors faut-il accepter que les managers de demain dans les entreprises n’aient plus aucun rôle ? Les parcours professionnels étant gérés par les personnes elles-mêmes ou par des tiers extérieurs ; les collectifs étant animés par les Chief Freelance Officers ?

 

Difficile de nous y résigner, d’autant que des pistes porteuses d’espoir pourraient voir le jour. Parmi elles, citons les avancées que pourrait apporter la future loi PACTE qui pourraient répondre à un besoin « humain » d’appartenance à un collectif et d’adhésion à un projet commun ; citons encore la nécessaire évolution des DRH stratèges de toutes les mains d’œuvre et dans la foulée de laquelle les managers pourraient retrouver plaisir et marges de manœuvre.

 

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Fanny Barbier, éditrice associée au sein de la Smart Factory d’Entreprise&Personnel (réseau associatif qui mobilise, au service de ses adhérents, les expertises de consultants RH et la recherche en sciences humaines). Elle étudie en quoi les évolutions de la société ont un impact sur le travail et les organisations et propose des pistes pour la transformation heureuse de ces évolutions au sein des entreprises. Elle dirige le service de veille et recherches documentaires d’E&P. Elle a co-créé et animé des think tanks internes au sein d’E&P, BPI group et Garon Bonvalot et publié de nombreux ouvrages et articles sur le travail et le couple travail/société.