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La France des territoires, défis et promesses, n’est pas un livre de circonstance. Pierre Veltz y poursuit une réflexion entamée il y a plus d’une vingtaine d’années et inaugurée par des publications aux titres aussi explicites que Des territoires pour apprendre et innover et Des lieux et des liens. Cela en fait un livre d’autant plus précieux pour analyser l’actualité, ses colères, ses projets et ses urgences, avec le recul nécessaire. Pierre Veltz ne se prive pas d’ailleurs d’y ferrailler contre nombre d’idées en vogue dans le débat public. Non, nous n’avons pas à choisir entre le local et les interdépendances, non, les inégalités majeures ne sont pas entre les métropoles et leurs périphéries, oui, nous avons de bonnes raisons d’être optimistes.

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En alternant plan large et zoom, rétrospective et anticipation, en croisant données économiques et analyses sociologiques, une vaste curiosité et les leçons d’une solide expérience, il contribue à écrire ce grand récit global « qui n’existe plus » et qu’il appelle de ses vœux. À l’écart des ronds-points comme des cénacles où règne l’entre-soi, il le conçoit comme une « trame partagée » pour nos débats et nos initiatives. Dépasser nos « visions parallèles, étrangères les unes aux autres » ne signifie pas qu’il faudrait nous rallier avec fatalisme à la vision d’un avenir « inéluctable » auquel nous devrions impérativement nous conformer. Il s’agit tout au contraire d’expérimenter et de décider au regard de « l’étendue des possibles ».

La convergence industrie-services-numérique

Dans la société hyper-industrielle actuelle, le fait majeur est la convergence entre industrie, services et numérique. L’industrie vend des usages, les services adoptent une logique industrielle, la connectivité est omniprésente. Nous entrons dans une économie « anthropocentrée », dans laquelle les grands secteurs du futur sont « la santé et plus généralement le bien-être, l’alimentation, le divertissement, la mobilité, la sécurité, l’éducation ».

Ces activités peuvent se localiser à peu près partout, mais la fin de ce déterminisme géographique ne signifie pas qu’elles seraient indifférentes à leur ancrage local. Désormais « ce qui fait la différence entre pays et régions, c’est la qualité de l’organisation, de la combinaison des ressources, dans la firme et dans son environnement ». Les dynamiques territoriales sont devenues très ouvertes. Les spécialisations et particularismes locaux (ceux magnifiquement décrits dans Le Tour de France de deux enfants) se sont nettement atténués. La contiguïté compte moins que la connectivité. La sociologie historique et « les facteurs que les économistes ne savent pas mesurer » sont devenus les facteurs explicatifs majeurs. La qualité de vie, la sécurité et « la température du mois de janvier » sont des « ingrédients fondamentaux du développement ».

D’une façon générale, ce ne sont pas seulement les techniques qui changent, « le choix de l’autonomie la quête d’un bon équilibre entre travail et hors travail, la recherche de sens, la volonté de « faire », de voir le résultat concret de son travail : ces nouvelles valeurs se diffusent largement ». Le « tournant local » auquel on assiste est consubstantiel d’un « virage qui est, au fond, de nature principalement culturelle ». « Les impératifs écologiques prennent la place principale. Les idées de circuits courts, de sobriété, de circularité, sur fond de méfiance généralisée vis-à-vis de grand et du technocratique, s’étendent à tous les domaines. La proximité devient une valeur en soi ». La vague de re-localisation « tire sa force du fait qu’elle est en résonance avec les nouvelles valeurs dominantes dans une large partie de la jeunesse ». Il y a là une énergie et une inventivité irremplaçables, qui ne doivent nous faire oublier que par ailleurs, le ressentiment est « la passion politique centrale du moment ».

Des gagnants et des perdants

Ressentiment qui pourrait bien avoir partie liée avec une sensibilité accrue à des inégalités croissantes et de plus en plus visibles. Chiffres et études à l’appui, Pierre Veltz s’efforce de les caractériser plus précisément qu’elles ne le sont dans le débat public, « Elles sont désormais sensibles surtout au niveau local, lorsqu’on raccourcit la focale. Moins d’inégalités entre régions ou grands territoires, plus d’inégalités au sein des métropoles et des territoires locaux ». S’il y a accroissement des inégalités, ce n’est pas entre les métropoles et les territoires périphériques, mais au sein même des territoires densément peuplés. « Le scénario noir est celui de la ville en sablier, ne gardant que les plus riches et les plus pauvres ». En huit ans, la proportion de ménages pauvres a augmenté deux fois plus vite dans le Grand Paris qu’en moyenne française (hors DOM). Le revenu médian en Seine-Saint-Denis est de « 50 % inférieur à celui des Hauts-de-Seine ».

Même si la France est moins inégalitaire que d’autres pays, les tendances ne sont pas bonnes : « prenons le RER B, de l’aéroport Charles de Gaulle au nord à la vallée de Chevreuse au sud, qui traverse 38 communes et arrondissements parisiens. Laurent Davezies a calculé l’écart de revenu moyen entre ces communes : il va de 1 à 6. Plus grave, au cours du dernier quart de siècle, le revenu moyen par habitant du tronçon nord a progressé de 22 %, celui du tronçon sud de 46 % et celui des riverains de Paris centre de 72 % ».

Reprenant les hypothèses de Thierry Pech, il note qu’au-delà des inégalités monétaires, « la coupure fondamentale concerne le rapport à l’avenir. Elle sépare ceux qui trouvent le monde ouvert plutôt excitant, parce qu’ils ont le sentiment de pouvoir maîtriser leur trajectoire, et ceux qui se sentent condamnés à subir les évènements et les contraintes, à la merci des précarités multiples ». Il y a bien sûr des territoires qui vont très mal et se « sentent délaissés et méprisés », mais les coupures ne sont pas d’abord géographiques.

Des pôles et des réseaux

Il faut cesser de se représenter le territoire sous forme de poupées russes, de territoires emboîtés, « le modèle des pôles et des réseaux déstabilise ces structures traditionnelles en cercles concentriques ». En 1996, Pierre Veltz faisait déjà ce diagnostic d’une « économie d’archipel » (Mondialisation, villes, territoires. L’économie d’archipel. 1996). Ce sont les coopérations horizontales entre métropoles qui comptent. Elles donneront corps à « la métropole-réseau française », équivalente aux grands ensembles mondiaux, les méga-villes de la Rivière des Perles (Hong Kong, Shenzen, Canton), 60 millions d’habitants, de l’estuaire du Yangtsé autour de Shanghai, 152 millions d’habitants, etc. – « c’est en réalité l’ensemble de notre pays qui fonctionne déjà comme une telle région urbaine étendue. Et, contrairement à beaucoup de grandes nébuleuses urbaines dans le monde, la ville France n’est pas solidarisée uniquement par des transports et des infrastructures, mais par des flux massifs de transferts et de redistribution sociale ».

Le « tournant local » annoncé au début du livre doit en effet se prémunir contre « la montée des égoïsmes régionaux ». Les « clairières » dont nous pouvons ressentir le besoin dans la « jungle des flux et des interdépendances mondialisées » ne doivent pas se transformer en forteresses et nous ne devons pas oublier que « la seule échelle où s’opère aujourd’hui significativement une réduction des inégalités est l’échelle de la nation (et devrait être demain, mais nous en sommes loin, l’Europe) ».

Bâtir une société plus juste et plus inclusive

On l’a compris, le livre est très équilibré, plus dialectique que manichéen, très accessible sans jamais renoncer aux nuances et à la complexité du réel. Il se termine par un appel à réformer nos institutions pour donner de véritables pouvoirs aux agglomérations et aux intercommunalités, « les communes gardant un rôle de proximité, appuyé sur l’immense force du bénévolat qu’elles représentent et reste une des trames essentielles de notre vie collective », immédiatement suivi par une mise en garde : ne survalorisons pas la dimension politico-administrative pour la dynamique des territoires, « ce sont les forces et la créativité de la société dite « civile » qui portent et porteront de plus en plus, les transformations de notre monde ». Nous devons être attentifs au Monde tout en prenant au sérieux ces « projets créatifs et novateurs » qui fourmillent dans la diversité des territoires. Ils constituent des « laboratoires du futur à échelle un » pour accomplir le travail qui est devant nous, « définir ensemble la boussole du bien commun ».

Pour en savoir plus :

– La France des territoires, défis et promesses, Pierre Veltz. Editions de l’Aube. 2019

– Mondialisation, villes, territoires. L’économie d’archipel. Pierre Veltz.PUF.1996 ; rééd. Quadrige. 2014

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Directeur d’une Agence régionale de développement économique de 1994 à 2001, puis de l’Association Développement et Emploi, devenue ASTREES, de 2002 à 2011. A la Fondation de France, Président du Comité Emploi de 2012 à 2018 et du Comité Acteurs clés de changement-Inventer demain, depuis 2020. Membre du Conseil Scientifique de l’Observatoire des cadres et du management. Consultant et formateur indépendant. Philosophe de formation, cinéphile depuis toujours, curieux de tout et raisonnablement éclectique.