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« La plus formidable machine à convergence du monde moderne » : c’est ainsi que la Banque Mondiale a qualifié l’Union européenne (UE). En effet, l’une des grandes réussites de l’Union depuis le début du millénaire a été d’arrimer un grand nombre de pays aux économies et aux systèmes sociaux disparates à un socle européen qui par ailleurs a progressé. C’est le schéma de la « convergence ascendante », une ligne de force qui se poursuit, malgré une remise en cause par la crise de 2008.

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Les dirigeants des Etats membres de l’Union européenne ont assigné à cette dernière l’objectif d’assurer une croissance économique équilibrée et durable ainsi qu’une cohésion sociale et territoriale. Le Traité de Rome (1957) mettait l’accent sur la réduction « des différences entre les diverses régions et du retard des moins favorisées d’entre elles ». Une autre étape majeure de la construction européenne, le Traité de Maastricht (1992) introduisait la terminologie de la convergence des pays membres et appelait ces derniers « à réussir le renforcement et la convergence de leurs économies et à établir une union économique et monétaire incluant une monnaie unique et stable ».

Dans ce cadre, l’exigence s’est imposée d’obtenir une réduction des écarts de performance entre pays membres (convergence) tout en tirant l’ensemble de l’UE vers le haut (convergence ascendante). En d’autres termes, il s’agit d’améliorer les performances tout en réduisant les disparités. En effet, des divergences économiques et sociales persistantes entre les États membres risqueraient de compromettre la promesse d’une prospérité partagée et celle de l’intégration européenne. La convergence ascendante a par exemple permis d’arrimer à l’UE un grand nombre de pays qui appartenaient précédemment au bloc de l’Est, sans dégrader les performances de l’ensemble de l’UE. De même, elle a créé de la cohésion au sein d’un vaste ensemble géographique et culturel caractérisé par la grande diversité de ses valeurs (voir « Valeurs : l’Europe et la France ne sont pas celles que vous croyez », Management & RSE). Comme l’indique Eurofound, « il existe une conviction partagée selon laquelle l’avenir de l’Union européenne dépend de la préservation de sa diversité en remédiant toutefois aux possibles asymétries tout en se rapprochant ». La dialectique entre diversité et convergence s’installe au cœur du modèle européen. En conséquence, le soutien de la convergence ascendante entre les États membres constitue l’objectif ultime du socle européen des droits sociaux et est au cœur du débat relatif à la réforme de l’union économique et monétaire (UEM).

Eurofound (également connue sous le nom de Fondation de Dublin) a construit un programme de recherche ambitieux sur quatre ans, intitulé « Réguler la convergence au sein de l’UE » (« Monitoring convergence in the EU ») pour mieux cerner les évolutions et les formes de la convergence. Ce programme s’est traduit notamment par la publication de trois rapports en 2018, qui seront suivis par d’autres résultats en 2019 et ultérieurement. L’analyse est adossée à 37 indicateurs suivis sur la période 2002-2016, couvrant quatre volets du domaine social : l’emploi, les conditions de travail, les conditions de vie et les facteurs socio-économiques. Cet article propose une synthèse des résultats issus de ces trois premiers rapports – dont on trouvera les références ci-dessous, dans la section « pour aller plus loin ».

Une synthèse des résultats

Avant la crise économique de 2008, les États membres affichaient une convergence tant économique que sociale. Les seuls indicateurs affichant une divergence persistante vers le bas étaient relatifs à l’inégalité des revenus et au travail temporaire involontaire (qui l’a conservé sur toute la période d’existence de cet indicateur, 2000-2017), à savoir le pourcentage de salariés âgés de 20 à 64 ans travaillant sous contrat à durée déterminée parce qu’ils n’ont pas été en mesure de trouver un emploi permanent. Le schéma de la convergence ascendante avait tendance à s’imposer dans tous les domaines.

Mais la récession qui a suivi la crise de 2008 a entraîné un ralentissement de ce processus, voire une inversion de la tendance pour certains domaines. Certains indicateurs ont poursuivi leur convergence ascendante malgré la crise, comme l’espérance de vie à la naissance, qui pour chacun des 28 pays membres s’est améliorée sur la période tout en réduisant son écart à la moyenne.

Mais avec la crise, sur fond de performances dégradées, les résultats d’une partie des États membres ont commencé à diverger, notamment en ce qui concerne les aspects « emploi » et « conditions de vie ». Beaucoup des dirigeants européens pensaient que la convergence sociale s’installerait d’elle-même, comme produit de la convergence économique (par exemple les fameux « critères de convergence »). La crise a mis fin à cette illusion. L’apparition de tendances à la divergence marque l’ampleur du choc conjoncturel, qui a fortement affecté la prospérité des Etats membres et s’est révélé asymétrique, avec des conséquences plus ou moins marquées selon les pays et les modèles économiques.

De ce fait, les indicateurs ont marqué une nette tendance à la divergence descendante, c’est-à-dire un recul des performances de l’Union européenne accompagné d’une augmentation des disparités entre les États membres. Cette tendance était particulièrement apparente en ce qui concerne les indicateurs liés à l’emploi, en particulier la participation au marché du travail (taux d’emploi) et l’exclusion de celui-ci (taux de chômage). Des indicateurs relatifs aux conditions de vie reflétaient également cette tendance, en particulier pour ce qui est de la privation matérielle (un indicateur basé sur la satisfaction de six besoins élémentaires : chauffage du logement, alimentation, vêtements,…), de l’exclusion sociale, de la confiance accordée au gouvernement et de la pauvreté.

Les tendances étaient plus stables en ce qui concerne les conditions de travail et les facteurs socioéconomiques. En revanche, même pendant la crise, la convergence ascendante a été maintenue pour les indicateurs qui mesurent l’accès aux services (services d’éducation et de soin) et l’égalité entre les genres.

Les tendances à la convergence se sont pour la plupart rétablies à partir de 2013, ce qui témoigne d’une certaine résilience de la capacité intégratrice de l’Union. Cependant, les performances divergentes entre les États membres restent un sujet de préoccupation. La relance de la convergence ascendante est particulièrement marquée pour les indicateurs du marché de l’emploi : participation au marché du travail (taux d’activité et d’emploi) et exclusion du marché du travail (taux de chômage et taux de chômage de longue durée).

Les tendances des indicateurs relatifs aux conditions de travail sont restées stables, tandis que plusieurs des indicateurs relatifs aux conditions de vie ont repris un schéma de convergence ascendante : confiance accordée au gouvernement, exclusion sociale, risque de pauvreté, privation matérielle, espérance de vie à la naissance, éducation et écart entre les hommes et les femmes.

En revanche, une divergence descendante s’est dessinée en ce qui concerne plusieurs indicateurs : satisfaction vis-à-vis de la vie, qualité du gouvernement, engagement civique et pauvreté des travailleurs, proportion de personnes ayant des besoins médicaux non satisfaits et proportion d’enfants bénéficiant de soins formels. Ce sont ces indicateurs, et les politiques publiques qui y sont liées, qu’il faudra suivre avec attention dans les années à venir.

Eurofound remarque aussi que la variabilité des indicateurs a été moindre entre les pays de la zone euro qu’entre les pays qui n’en font pas partie : l’euro a joué son rôle d’intégrateur. La forte variabilité des pays hors euro était souvent due aux bons scores du Danemark et de la Suède et aux mauvais scores de la Bulgarie et de la Roumanie.

Et la France ?

Au détour des trois rapports d’Eurofound, on apprend quelques particularités concernant la France.

Comme on l’a vu plus haut, l’emploi temporaire involontaire (pourcentage de salariés travaillant sous contrat à durée déterminée parce qu’ils n’ont pas trouvé un emploi permanent) est l’un des seuls indicateurs qui présentent un schéma de divergence descendante sur l’ensemble de la période. Le taux d’emploi temporaire moyen dans l’UE est passé de 5,2 % en 2002 à 7,3 % en 2017 et la variabilité entre les États membres s’est accrue : la divergence entre les États membres est particulièrement visible jusqu’en 2008 ; elle est ensuite restée stable pendant la crise avant de reprendre à partir de 2013. La France qui était déjà mal classée en 2002 – les seuls pays en position plus défavorable étaient la Pologne, Chypre, la Grèce, la Finlande, le Portugal et l’Espagne – a aggravé son écart à la moyenne. On retrouve ici une caractéristique singulière de la France, qui a pesé dans la négociation sur l’assurance chômage, son addiction aux contrats courts.

La France se caractérise aussi avec plusieurs autres pays latins (Grèce, Italie et Espagne) par l’aggravation des privations matérielles, particulièrement marquée dans notre pays. Le plan pauvreté comme les suites données au mouvement des gilets jaunes devront y remédier.

La pénibilité physique du travail, mesurée par un indicateur composite qui tient compte des postures pénibles, des facteurs ambiants comme le bruit et de l’exposition aux risques (chimique, biologique,..), présente une tendance de convergence ascendante. Mais trois pays sortent de l’épure avec une situation qui s’est détériorée, la Grande-Bretagne, l’Espagne et la France.

Quelles solutions ?

À la suite de la crise économique, les dirigeants et les décideurs politiques de l’UE ont reconnu que, pour faire de l’Europe sociale une réalité, il fallait mettre sur un pied d’égalité la convergence sociale et la convergence économique dans le cadre de l’élaboration des politiques. Le document de réflexion sur la dimension sociale de l’Europe, publié par la Commission en 2017, est révélateur de l’attention accrue accordée à une Europe sociale, décrivant les différentes interprétations du concept ainsi que les conditions sociales actuelles dans l’ensemble de l’UE et les tendances jusqu’en 2025.

Dans l’un des trois rapports, Eurofound examine une éventuelle option politique pour renforcer la convergence de l’emploi dans l’UE : un régime d’assurance chômage européen. Cela dit, l’idée n’a rien de novateur. Elle a été proposée pour la première fois par le rapport Marjolin en tant qu’outil de politique budgétaire, de stabilisation macroéconomique et de redistribution. C’était en… 1975. Au fil des années, plusieurs propositions relatives à ce régime ont été examinées lors de débats académiques et politiques. Plus récemment, le Document de réflexion sur l’approfondissement de l’Union économique et monétaire de la Commission de 2017 envisage l’introduction d’un mécanisme européen de réassurance chômage, qui servirait de fonds de réassurance pour les régimes nationaux d’assurance chômage, afin d’offrir « une plus grande marge de manœuvre aux finances publiques nationales et contribuerait à des sorties de crise plus rapides et plus vigoureuses ».

Egalement, Eurofound recommande la poursuite de l’extension du salaire minimum en Europe, afin d’amortir les conséquences sociales divergentes des chocs économiques et de lutter contre l’accroissement des inégalités. La grande majorité des Etats membres, 22 sur 28, ont déjà établi un salaire minimum, même si ce dernier connaît une variabilité importante, allant de 37 % du revenu médian en Espagne à 61 % en France (chiffres OCDE pour 2016).

Conclusion

Dans un rapport publié en 2018, la Banque Mondiale a qualifié l’UE de « plus formidable machine à convergence du monde moderne » pour sa capacité à tirer les pays les plus pauvres de l’Union vers le haut (C. Ridao-Cano and C. Bodewig, Growing united: Upgrading Europe’s convergence machine, World Bank, Washington, DC, 2018). Malgré un fort impact de la crise, la plupart des indicateurs ont globalement progressé sur la période tout en réduisant les écarts, faisant de la convergence ascendante une réalité forte de l’Union. Qu’il s’agisse de l’espérance de vie, du PIB par habitant à parité de pouvoir d’achat, du revenu moyen des ménages, du revenu minimum, cette convergence ascendante forme la base du projet européen.

L’intérêt de l’approche d’Eurofound est de ne pas se limiter aux indicateurs économiques, mais au contraire, d’incorporer les dimensions sociales et « qualité de vie ». Il y manque encore la dimension environnementale, qui permettrait de véritablement analyser les conditions d’une croissance soutenable, à la fois sur le plan économique, social et écologique.

Pour aller plus loin

– Massimiliano Mascherini, Martina Bisello, Hans Dubois and Franz Eiffe, Upward convergence in the EU: Concepts, measurements and indicators, Eurofound report, March 2018

– IRS (Istituto per la Ricerca Sociale), University of Bergamo, et Massimiliano Mascherini
(Eurofound), Progrès réalisés en matière de convergence de l’emploi, Eurofound report, juin 2018

– IRS (Istituto per la Ricerca Sociale), University of Bergamo, and Massimiliano Mascherini
(Eurofound), Progress on convergence in the socioeconomic area, Eurofound report, July 2018

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J’aime le débat, la délibération informée, folâtrer sur « la toile », lire et apprécier la vie.

J’ai effectué la plus grande partie de mon parcours professionnel dans le Conseil et le marketing de solutions de haute technologie en France et aux États-Unis. J’ai notamment été directeur du marketing d’Oracle Europe et Vice-Président Europe de BroadVision. J’ai rejoint le Groupe Alpha en 2003 et j’ai intégré son Comité Exécutif tout en assumant la direction générale de sa filiale la plus importante (600 consultants) de 2007 à 2011. Depuis 2012, j’exerce mes activités de conseil dans le domaine de la responsabilité sociétale des entreprises (RSE) au sein du cabinet que j’ai créé, Management & RSE. Je suis aussi administrateur du think tank Terra Nova dont j’anime le pôle Entreprise, Travail & Emploi. Je fais partie du corps enseignant du Master Ressources Humaines & Responsabilité Sociale de l’Entreprise de l’IAE de Paris, au sein de l’Université Paris 1 Sorbonne et je dirige l'Executive Master Trajectoires Dirigeants de Sciences Po Paris.