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Sophie Guillain, propos recueillis par Danielle Kaisergruber

« Chacun vit une aventure à la fois personnelle et collective particulière, alternant curiosité, timidité, inquiétude, appétence à se faire entendre, à comprendre et à débattre avec d’autres malgré des différences ». Sophie Guillain est directrice générale de Res publica, l’une des sociétés en charge du Grand débat national. Elle a participé à la conception et à l’animation des 21 « Conférences citoyennes régionales » qui ont réuni des personnes tirées au sort pour un vrai débat d’une journée et demie. Elle a également participé à la restitution collective des résultats des différentes modalités du Grand débat.

On a davantage entendu parler des 2 millions de contributions en ligne, des 2000 réunions locales, des « cahiers de doléances » parfois rebaptisés « cahiers citoyens » que des « Conférences citoyennes régionales » : pouvez-vous nous raconter comment fonctionnent de  telles conférences ? Quand ont-elles eu lieu ?

Les Conférences citoyennes régionales sont des ateliers délibératifs avec des citoyens tirés au sort qui travaillent ensemble pendant une journée et demie. Le format et la méthode ont été conçus pour faire produire collectivement des propositions utiles aux 4 thèmes du Grand débat, par des citoyens représentatifs de la diversité sociologique d’une région. Pour l’animation, nous avons fait appel à des pratiques utilisées dans les ateliers participatifs, les jurys citoyens, et toutes les sortes d’assemblées délibératives comme les conférences de consensus.

21 conférences citoyennes au total ont été organisées sur deux week-ends en mars 2019, donc de manière concomitante aux quatre coins de la France : 13 conférences se sont tenues dans les régions métropolitaines, 5 en Outre-mer, 2 dans des collectivités d’Outre-mer. Une conférence nationale était dédiée à la jeunesse. A l’échelle nationale, un tel dispositif est inédit en France, mais aussi dans le monde.

Toutes les conférences ont suivi un protocole d’animation identique et progressif, permettant aux participants d’échanger par petits groupes avec l’aide d’animateurs et de facilitateurs. Chacune des conférences a donné lieu à une synthèse qui présente les idées élaborées collectivement par les participants pour chaque thématique. Les synthèses des conférences citoyennes régionales sont accessibles sur le site du Grand débat.

A certains égards, l’expression en ligne apparaît davantage comme une « grande consultation » que comme un débat défini comme échange d’arguments entre des personnes. De même que les réponses aux questions posées en ligne ressemblaient fort à des questions d’instituts de sondage. Alors quelle est l’alchimie qui fabrique du véritable débat, de l’échange entre personnes n’ayant pas les mêmes avis ? Quels sont les ingrédients du débat, grand ou petit ?

En réunissant des personnes dans un lieu physique, on peut organiser la délibération et s’assurer que le fruit de la délibération construite par étapes est bien représentatif des avis croisés du collectif qui l’a produit. En ligne il est également possible de confronter des idées et d’enrichir des avis grâce aux commentaires ou au vote qui peut être argumenté (« je suis pour » ou « je suis contre » et j’explique pourquoi). Dans le cas du Grand débat, le gouvernement a fait le choix de ne pas organiser de débat en ligne, mais de procéder par des questions ouvertes et fermées, qui relèvent de la consultation. S’il s’agissait ainsi de faciliter le traitement d’une quantité importante de contributions, pressentie dès le début, cela n’aurait pas dû empêcher par exemple de soumettre des contributions ouvertes au vote argumenté. Heureusement, les citoyens n’ont pas été dociles : ils ont détourné les modalités proposées en ligne pour commenter des sujets et s’exprimer en dehors du cadre.

Pour qu’il y ait de la délibération, c’est-à-dire de la production d’idées partagées et argumentées, issues d’une discussion où les jugements s’influencent les uns les autres, il faut d’abord des règles et de la méthode. Cela vaut pour les petits ou les grands débats, en ligne et en présentiel !

Les règles rappellent des principes de base : le respect, l’écoute et la parole à chacun. La méthode explique le cadre : l’objet du débat et à quoi il va servir (pour les Conférences citoyennes régionales, il s’agissait d’amener les participants à prioriser une liste de propositions argumentées).

Puis la méthode propose des étapes pour faire progresser la discussion vers l’objectif fixé. Dans le cas des assemblées délibératives, le déroulé alterne des temps d’expression individuelle (permettant à chacun de s’exprimer à l’écrit ou à l’oral), des temps de partage d’idées et des moments pour argumenter. A l’issue de ces discussions qui font émerger les désaccords, mais aussi les points d’accord, on voit émerger les idées partagées dans lesquelles un collectif se retrouve, car il a exploré les termes, les tenants et les aboutissants de chaque proposition.

Au-delà du respect des règles et de la robustesse de la méthode, plusieurs ingrédients sont essentiels : la sincérité de tous les protagonistes notamment de ceux qui passent commande et de ceux qui conduisent les débats, le temps pour préparer et pour débattre, la transparence sur les choix de méthode et sur le déroulé du processus (présence d’observateurs, captation intégrale des débats, comptes rendus publics des débats), de bonnes conditions d’accueil et de prise en charge des participants avant et pendant les débats, de bons moyens techniques et pratiques pour s’entendre et travailler, l’évaluation par les participants eux-mêmes et par des chercheurs indépendants.

Enfin l’animation et l’accompagnement sont importants : des animateurs qualifiés doivent faire progresser les débats selon un déroulé validé en amont, des facilitateurs installés aux tables des participants s’assurent que chacun s’exprime. Ni les uns ni les autres ne doivent interférer dans les débats : leur rôle est de s’assurer que les discussions progressent et que chacun s’exprime et est entendu.

Plus précisément encore, comment fait-on débattre de questions complexes des personnes tirées au sort et qui n’ont pas en face d’elle un responsable à qui poser des questions ? Quelles sont les méthodes qui permettent la « fabrication du débat citoyen » ?

Les Conférences citoyennes régionales ne prévoyaient pas de rencontrer des responsables ou des spécialistes des sujets. Le choix a été fait de partir essentiellement de l’expertise, des préoccupations et des idées des participants, en utilisant si besoin les premières remontées du Grand débat. La présence d’élus n’était pas prévue, notamment pour éviter toute interférence dans les réflexions des participants.

Dans la plupart des processus délibératifs, les participants échangent et contribuent après avoir reçu une formation, entendu des experts et parties prenantes ayant des connaissances et/ou des avis sur le sujet traité. Cela qualifie les productions faites par des participants plus avisés, mais nécessite du temps pour préciser un programme et des prises de parole. En effet, il faut s’assurer que la prédominance d’un point de vue partisan et unilatéral n’entache l’ensemble d’un processus.

Dans le cadre du Grand débat qui intervenait en réponse à une crise de confiance vis-à-vis de l’exécutif et de l’expertise des élites, il était important d’éviter des intrants qui auraient été questionnés. On peut à ce sujet souligner que l’information minimale mise à disposition lors des conférences (celles qui introduisaient des questionnaires soumis en ligne ou encore les retours issus des autres modalités à date) a été critiquée et finalement très peu utilisée par les participants. Le choix de donner avant tout la parole aux participants était donc le bon.

Lors des conférences, des « vérificateurs de faits » étaient présents pour apporter des réponses aux questions de compréhension ou de connaissance des participants. Via internet ou en appelant des experts thématiques de France Stratégie, les « fact checkers » ont vérifié à la demande des participants, des informations, des chiffres-clés, des dates, des coûts, le fonctionnement des organisations… Cet accompagnement a été très apprécié.

Le métier de Res publica est la conception et la conduite de dialogues collaboratifs dans différents mondes (des espaces publics locaux, des politiques publiques, des dialogues en entreprises…). Par rapport aux différents chantiers que vous avez pu conduire, avez-vous trouvé que les conférences citoyennes du Grand débat étaient radicalement différentes, ou ressemblantes ?

La particularité des Conférences citoyennes par rapport à d’autres démarches, c’est le contexte de crise et l’échelle nationale dans lesquels elles s’inscrivent.

En concertation, on instaure le dialogue en amont de projets concrets pour éclairer ou co-construire la décision. Ici, le dialogue est intervenu en situation de crise pour reprendre des fondamentaux, alors que des décisions ont déjà été prises, qu’un programme politique a été établi et qu’il est questionné. La défiance des participants vis-à-vis du processus de dialogue qui se pose souvent par ailleurs est ici très légitimement posée : « à quoi tout cela va-t-il servir ? Le gouvernement va-t-il et souhaite-t-il vraiment changer de cap ? ». Organiser le débat dans ces conditions, implique d’une part de sécuriser le contrat passé par le commanditaire avec le public (une lettre des deux ministres en charge du Grand débat qui passe commande aux participants), mais aussi d’aboutir à des propositions claires et robustes pour espérer qu’elles influent sur un programme déjà défini, et dont on obtient la certitude qu’il peut être amendé, même si ce n’est qu’à la marge !

La concomitance de 21 conférences à l’échelle nationale est l’autre particularité de cette expérience. La discussion de sujets de politique nationale avec des personnes tirées au sort, réunies sur deux fins de semaine, dans 21 lieux différents pour travailler selon exactement le même processus au même moment, est une expérience extraordinaire et unique à ce jour. L’intérêt de cette configuration était de permettre l’identification de particularités régionales, mais aussi et surtout à voir quels sont les sujets convergents à l’échelle nationale. Ces analyses n’étaient possibles que si le même processus était bien mis en place partout et que les animateurs, les facilitateurs et tous les protagonistes respectaient le cadre donné.

La défiance originelle d’une grande partie du public dans le Grand débat et l’exigence de sa robustesse à l’échelle nationale ont ainsi nécessité de redoubler d’attention dans l’élaboration du dispositif. Etabli avec la Mission interministérielle du Grand débat, le protocole détaillé a été discuté, visé et validé par les garants du Grand débat. Il a aussi donné lieu à la formation de 35 animateurs qui l’ont enrichi et de 200 facilitateurs, pour que tous soient coordonnés lors de la mise en œuvre.

Enfin, la spécificité qui distingue les assemblées délibératives des autres processus participatifs n’a pas manqué de se confirmer lors des conférences du Grand débat : c’est l’intensité vécue par les participants et tous les autres protagonistes. Chacun vit une aventure à la foi personnelle et collective particulière, alternant curiosité, timidité, inquiétude, appétence à se faire entendre, à comprendre et à débattre avec d’autres malgré des différences. Au terme des conférences, la satisfaction est très grande parmi les participants d’être parvenu à produire des propositions ensemble, mais aussi d’avoir été impliqué dans un exercice citoyen délibératif, unique et politique fort.

Le Grand débat a été volontairement tourné vers la formulation de propositions. Comment arrive-t-on à formuler des propositions qui rassemblent ?

Comme les Conférences citoyennes régionales intervenaient dans la 2e phase du Grand débat, et que d’autres modalités avaient permis de recueillir les doléances ou d’exprimer des propositions individuelles, l’objectif était de formuler des propositions collectives et partagées par des personnes issues de territoires et d’environnements différents. Pour atteindre cet objectif — on ne commence pas d’emblée par demander « quelle proposition pour … » — on procède par des étapes pour fonder et renforcer les termes des propositions.

Après avoir tiré au sort la thématique du Grand débat qu’ils allaient traiter, les participants ont d’abord établi un diagnostic partagé de ce qui va et de ce qui va moins bien autour d’eux et en France. Partir de l’expérience de chacun permet de réagir et d’interagir facilement.

A la suite de ce travail, les participants ont facilement précisé les sujets sur lesquels ils estimaient individuellement puis collectivement qu’il était urgent d’agir : ils ont exploré plusieurs sujets avant de choisir une problématique clé sur laquelle ils ont décidé ensemble de poursuivre leurs travaux.

Justifier ensemble le besoin d’agir a permis d’esquisser des solutions qui n’avaient pas été préparées avant par certains. Les propositions ainsi formulées par des groupes de citoyens se sont appuyées concrètement sur des besoins reconnus et partagés. Elles ont aussi été enrichies par étapes notamment par l’écoute et le débat avec d’autres groupes invités à réagir sur les propositions qui émergeaient.

Enfin, un vote par jugement délibéré a été organisé pour prioriser les idées de chaque conférence. Chaque sous-groupe a relu et justifié son jugement porté sur toutes les propositions argumentées, issues de la conférence.

La délibération intervient donc à chaque séquence pour se mettre d’accord sur des avis ou des propositions et pour clarifier les désaccords qui ont conduit aux choix des groupes. Les propositions finales sont donc partagées, mais ne sont pas apparues ex nihilo : dans les synthèses régionales on retrouve le contenu des débats et les arguments qui ont présidé à la finalisation des propositions priorisées. On retrouve aussi tous les sujets qui ont donné lieu à débat.

A l’occasion de la restitution et de l’analyse des résultats auxquelles vous avez été associée, peut-on dire que les différentes modalités du Grand Débat ont produit des résultats différents ? Ou bien y a-t-il convergence entre ce qui ressort des réunions locales, des contributions en ligne et des conférences citoyennes ? Quelles leçons en tirez-vous quant aux formes de démocratie à mettre en place pour l’avenir ?

On identifie très bien des points de convergences issus des différentes modalités : un besoin de justice sociale et fiscale, de plus de solidarité et de transparence, une défiance envers les élus, les élites, les responsables et les médias, un besoin de plus de proximité et d’équité entre les territoires, la reconnaissance de l’urgence écologique, l’importance de l’éducation et de la formation, et enfin l’attente de plus de démocratie et d’implication des citoyens qui souhaitent être acteurs et non-spectateurs.

Néanmoins, le détail des restitutions des différentes modalités fait apparaître les dissensus, des contradictions et/ou les clivages de la société française. Ces points sont d’autant plus aisés à identifier qu’il s’agit précisément des sujets qui ont donné lieu à débat lors des Conférences citoyennes régionales. En faisant délibérer 1400 personnes tirées au sort, représentant à peu près la diversité des citoyens en France, on a donc une photographie assez juste de ce qui ressort du Grand débat, et donc des propositions qui comptent pour les participants.

A titre d’exemple, si la plupart des modalités mettent en avant les baisses d’impôts ou l’attachement au service public, les conférences racontent le parcours de la réflexion. Elles montrent et expliquent les nuances soulevées par les participants dans toutes les modalités. Le débat se recentre autour de la justice fiscale et affirme que les baisses d’impôts doivent être ciblées, que les niches fiscales doivent être étudiées (et pas que supprimées) et que le tout ne doit pas se faire au détriment du fonctionnement local et des territoires ruraux, du nombre de fonctionnaires dans l’éducation et la santé.

Par ailleurs, les conférences citoyennes régionales ont établi des diagnostics partagés qui révèlent des problèmes profonds (évoqués via d’autres modalités), mais aussi un fort attachement au modèle social et politique de la France, avec une mise en avant des atouts du pays. Ces nuances et ces leviers positifs, clairement exprimés lors des conférences, ne peuvent être que déduits à travers les autres modalités. Il est plus confortable et plus direct de l’entendre de collectifs qui ont réfléchi ensemble que de le déduire entre les lignes de millions de contributions.

  • En second lieu, l’importance dans un dispositif délibératif d’un tiers externe, garant du dispositif pour assurer un cadrage pertinent et le bon déroulement des débats. Le collège des garants du Grand débat a joué ce rôle d’autant plus important dans un contexte sous tension politique et médiatique qui interprète toute décision ou orientation méthodologique.
  • Enfin, la délibération (le format d’élaboration collective des conférences) qui a permis d’expliciter les points de vue et de creuser les points de débat. Elle conduit à mieux comprendre les attentes, les propositions et les arguments des participants. Elle offre ainsi des pistes robustes pour élaborer les décisions.

J’ajouterais un regard personnel étonné sur l’expérience vécue auprès des décideurs et dirigeants français impliqués dans la conduite du Grand débat. Si certains ont déjà mis en place des processus de dialogue, il est en revanche notable de constater que la majorité découvrait ce type de démarches et manque encore aujourd’hui de confiance, voire de méthodes pour piloter des dispositifs participatifs. Le fait que le dialogue citoyen puisse être efficace, apaisé et qu’il produise de la matière utile aux politiques publiques et à la décision, comme cela a été démontré lors des conférences citoyennes, doit rassurer les politiques et les convaincre qu’ils ont tout à gagner à renforcer ainsi la démocratie représentative par des processus délibératifs.

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Philosophe et littéraire de formation, je me suis assez vite dirigée vers le social et ses nombreux problèmes : au ministère de l’Industrie d’abord, puis dans un cabinet ministériel en charge des reconversions et restructurations, et de l’aménagement du territoire. Cherchant à alterner des fonctions opérationnelles et des périodes consacrées aux études et à la recherche, j’ai été responsable du département travail et formation du CEREQ, puis du Département Technologie, Emploi, Travail du ministère de la Recherche.

Histoire d’aller voir sur le terrain, j’ai ensuite rejoint un cabinet de consultants, Bernard Brunhes Consultants où j’ai créé la direction des études internationales. Alternant missions concrètes d’appui à des entreprises ou des acteurs publics, et études, européennes en particulier, je poursuis cette vie faite de tensions entre action et réflexion, lecture et écriture, qui me plaît plus que tout.