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Les dispositifs de chômage partiel (ou activité partielle) se sont massivement développés dans tous les pays européens en réponse à la crise. Soit qu’ils existaient déjà, soit qu’ils ont été inventés pour l’occasion, ils sont divers. Jean-Raymond Masson, avec les remarques de Nicola Düll à Munich, fait le point.

Parmi la panoplie de mesures prises par la Commission européenne pour faire face à la crise engendrée par la pandémie du COVID-19, on a souvent mis en avant la ligne de crédit de 240 milliards d’Euros au titre du mécanisme européen de stabilité (ESM), ainsi que le fonds de garantie de 200 milliards d’Euros de la banque européenne d’investissement (EIB) auprès des entreprises de taille moyenne ou petite. Mais on a beaucoup moins parlé de cette nouvelle avancée de l’Europe sociale qu’est l’initiative SURE (Support to mitigate Unemployment Risks in an Emergency ou soutien à l’atténuation des risques de chômage en situation d’urgence) dotée de 100 milliards d’Euros appelés à soutenir les États membres sous forme de prêts dans la mise en œuvre des mesures de chômage partiel (en anglais on parle de travail de courte durée ou short time work STW  et en allemand de Kurzarbeit ; le verre à moitié plein en anglais et en allemand, tandis qu’il est à moitié vide en français ?)

Un document publié tout récemment par l’Institut de la Confédération européenne des syndicats (ETUI pour european trade unions institute) passe en revue les systèmes mis en place dans les différents pays européens (1) et qui s’appuient (2), ou pourraient s’appuyer, sur l’initiative SURE (ETUI Policy brief N ° 7/2020; Ensuring fair short-time work—a European overview; Torsten Müller et Thorsten Schulten). En outre, le document identifie sept critères propres à assurer aux travailleurs concernés des « conditions de vie décente » (to live a decent life) dans le contexte des mesures de chômage partiel.

Selon le document, à la fin avril, 42 millions de travailleurs étaient susceptibles d’être concernés par ces mesures parmi les 27 États membres, c’est à dire près du quart de la force de travail européenne ; et si l’on ajoute le Royaume-Uni et la Suisse, on atteint le nombre de 50 millions. À cette date, la France était en tête avec 11,3 millions (3) suivie de l’Allemagne avec 10,1 millions, l’Italie (8,3), le Royaume-Uni (6,3) l’Espagne (4) la Suisse (1,9) puis les Pays-Bas, l’Autriche, la Belgique et la Roumanie au-dessus d’un million. Et si l’on reprend ces données en proportion des effectifs totaux c’est la Suisse qui arrive en tête avec 48,1 % suivie de la France (47,8), de l’Italie (46,6) et du Luxembourg (44,4). À l’opposé, c’est dans les pays nordiques (Suède, Danemark, Finlande) et dans l’Europe centrale qu’on trouve les proportions les plus faibles, à 10 % ou moins. Dans certains de ces pays, le chômage partiel est limité à certains secteurs. Et tous les travailleurs précaires n’y ont pas droit, alors qu’en Italie et en Espagne le groupe de personnes concernées a été élargi. Les pays nordiques n’ont pas de dispositif de chômage technique, mais des « licenciements temporaires » (Finlande, Norvège). En Suède, l’indemnisation concerne un nombre limité d’heures chômées et souvent dans les pays nordiques les allocations maladie ont été prolongées, ce qui peut retarder beaucoup l’entrée en chômage partiel (ou « temporary lay-off »).

Il convient de préciser que dans la plupart des pays et en particulier la France, l’Allemagne, l’Autriche et l’Italie, ces chiffres proviennent des demandes des entreprises de bénéficier du soutien promis, et que par conséquent ils surestiment les effectifs réellement touchés par les mesures de chômage partiel dans la mesure où de nombreuses entreprises ont exprimé leur demande à titre préventif avant de savoir combien de salariés seraient réellement concernés (4) ; à l’inverse, les données du Royaume-Uni et de la République Tchèque reflètent la réalité des travailleurs en chômage partiel. Cependant ces effectifs dépassent largement ceux de la crise de 2008/2009. Et dans ce contexte, il n’est pas certain que le montant de 100 milliards d’Euros de l’initiative SURE soit à la hauteur des besoins, d’autant que son attribution sous forme de prêts va contribuer à l’augmentation des dettes nationales.

Le document de l’ETUI s’attache ensuite à identifier les différents types de « chômage partiel » selon les pays tels qu’ils fonctionnent en général et comment ils ont été adaptés avec la crise du COVID-19. Ils sont anciens dans des pays comme l’Allemagne, l’Autriche, l’Italie, la Belgique et la Suisse, tandis qu’ils ont été introduits dans la plupart des pays pendant la crise des années 2008/2009, et que nombreux sont ceux qui les ont revus en fonction des défis de la pandémie. En principe, on distingue deux approches, celle de la réduction du nombre d’heures travaillées par jour ou par semaine, et celle qui alterne périodes de chômage et périodes de travail à temps plein. Dans le premier cas, le versement de l’allocation exige parfois que le temps travaillé soit supérieur à un seuil (10 % en Autriche et en Suisse ; 40 % en Suède, mais où le seuil a été abaissé à 20 % pour la période de mai à juillet 2020). Une autre distinction doit être faite selon la façon dont l’allocation est versée au travailleur, directement via l’agence nationale de l’emploi en Belgique, en Finlande et en Espagne, ou par l’intermédiaire de l’entreprise dans la majorité des pays (dont la France et l’Allemagne). En Espagne les entreprises doivent faire une demande et les individus reçoivent une indemnisation chômage, d’où parfois des données confuses sur le chômage partiel en Espagne.

Mais les différences majeures sont celles qui concernent le montant des allocations versées. Telles qu’elles étaient indiquées au début du mois de mai 2020, elles vont de 50 % du salaire en Pologne à 100 % au Danemark, en Irlande et aux Pays-Bas (70 % du salaire brut en France, 80 % en Italie et au Royaume-Uni). Dans d’autres pays, le montant correspond au salaire minimum ou encore à un forfait (800 euros en Grèce pour les travailleurs licenciés après la fermeture d’une entreprise en raison du COVID-19). Ce montant peut être différent selon les raisons comme en République Tchèque où il atteint 100 % du salaire d’origine si la fin de l’activité provient d’une décision du gouvernement, mais seulement 60 % dans le cas des difficultés économiques résultant de la crise du COVID-19. En Norvège l’allocation atteint 100 % du salaire dans les 20 premiers jours puis de 62 % à 80 % selon le niveau du salaire. En Allemagne c’est la durée du chômage partiel qui détermine le niveau de l’indemnisation. Selon la décision du gouvernement du 23 avril dernier, elle est de 60 % (pour les travailleurs sans enfant) et de 67 % pour les travailleurs avec enfant(s) pendant les trois premiers mois ; elle monte à 70 % et 77 % pour les trois mois suivants puis à 80 % et 87 % pour les six mois suivants. En France, Estonie, Lituanie, Slovénie, Pologne, Luxembourg et Portugal, le montant ne peut être inférieur au salaire minimum. D’importantes différences apparaissent selon que le niveau de l’allocation est calculé en pourcentage du salaire net ou du salaire brut. Représentant 70 % du salaire brut en France il se monte à 84 % du salaire net (80 % en Allemagne et au Royaume-Uni).

Toutefois, ces pourcentages ne sont pas assurés pour tous, car un montant maximum de référence est également prévu dans la plupart des pays soit sous la forme d’un montant absolu, soit en référence au salaire minimum. En France ce montant maximum est fixé à 4,5 fois le SMIC (soit 6 925 euros), 3 fois au Portugal et 2,5 fois au Luxembourg, ou encore en référence au salaire moyen (75 % en Roumanie, 40 % en Pologne). En Allemagne, en Suède et en Autriche, le maximum est calculé en référence à un salaire maximum (en Allemagne ce dernier est fixé à 6 900 euros). En fonction de ces données et des pourcentages indiqués ci-dessus, on obtient 4 140 euros pour l’indemnisation maximale en Allemagne (pour un travailleur sans enfant et dans les trois premiers mois où le taux est de 60 %), contre 4 848 euros en France et 1 130 euros en Italie.

Comme indiqué ci-dessus, les conventions collectives nationales jouent un rôle majeur dans les pays scandinaves ainsi qu’en Allemagne et en Autriche, dans la définition des termes et des conditions générales d’application du chômage partiel, son niveau et sa durée ; tandis que des modalités spécifiques peuvent être décidées au niveau local par accord d’entreprise. En Italie, en Espagne et en Pologne, les modalités de mise en œuvre doivent faire l’objet d’accords au niveau de chaque entreprise entre les dirigeants et les représentants des salariés.

C’est ainsi qu’en Allemagne, avec la crise du COVID-19, le niveau standard de 60 % du salaire net pour un travailleur sans enfant pendant les premiers mois a pu être relevé jusqu’à 100 % dans l’industrie cinématographique, 90 % dans la chimie, la réparation automobile et dans le fast-food, 80 % dans la métallurgie et le textile, 75 % dans les industries du bois et des matières plastiques. Dans certaines entreprises également des conditions plus favorables ont été adoptées : 78 % chez Volkswagen, 90 % chez Eurowings, 85 % à Deutsche Telecom, 80 % à la Deutsche Bahn. La situation est moins favorable dans le secteur des services où les salaires sont moins élevés et la négociation collective moins active. Une enquête de la Fondation Hans-Böckler menée mi-avril auprès de 7677 salariés indique que pour un tiers d’entre eux l’entreprise offre un taux de remplacement plus élevé, la moitié dit que ce n’est pas le cas, et le reste ne se prononce pas. Dans les secteurs avec les salaires les plus bas, le taux de remplacement du salaire n’est le plus souvent pas augmenté. Ce sont en même temps les secteurs et entreprises avec une moins forte présence de négociations collectives. À la demande pressante de la confédération syndicale DGB et d’autres syndicats de branche, les taux ont été augmentés au-delà du troisième mois et surtout du sixième mois (pour atteindre alors 80 % et 87 %), mais selon les auteurs, ces augmentations viennent trop tard et n’empêcheront pas la disparition de nombreuses entreprises notamment dans la restauration. Des accords d’entreprises ont été conclus en France, notamment chez Renault où un accord a été signé le 31 mars pour une allocation de 100 % du salaire d’origine.

D’autres différences importantes résident dans la durée d’application des modalités de chômage partiel. Certains pays ont déjà annoncé une durée possible d’un an ou plus (France, Allemagne, Suisse et Finlande), tandis que la plupart des autres ont adopté des programmes de 3 mois à 6 mois en se réservant la possibilité de les étendre si nécessaire. Cependant, les conditions indiquées ci-dessus pourraient évoluer comme on le voit en France avec les décisions annoncées concernant la révision des règles à compter du premier juin « afin d’alléger le coût pour l’État et d’inciter les employeurs à reprendre l’activité » (Le Monde, 20 mai 2020). Selon ce journal, les coûts estimés du chômage partiel en pourcentage du PIB se montaient dans les conditions actuelles à 3,25 pour la France, 2,8 pour le Royaume-Uni, 2,1 pour l’Italie et 1,5 pour l’Allemagne.

Dans un certain nombre de pays, les entreprises sont appelées à contribuer aux allocations. Cette contribution atteint de 1 à 7,5 % (selon divers cas de figure non explicités dans le document) en Suède, de 4 à 8 % en Italie, jusqu’à 30 % en Irlande et au Portugal et 33 % à Malte. Aux Pays-Bas la part de l’employeur dépend du niveau de la perte de chiffre d’affaires de l’entreprise et peut aller de 10 % à 77,5 %. Au Danemark elle va de 10 % pour les employés non-salariés à 25 % pour les salariés ; mais les employés — qui reçoivent intégralement le salaire d’origine — doivent contribuer par la perte d’un certain nombre de jours de congés.

Dans la majorité des pays, le versement aux entreprises de la subvention destinée à couvrir les allocations est conditionné à l’interdiction du licenciement des personnels concernés ; interdiction qui va souvent au-delà de la période d’attribution du chômage partiel et qui atteint en France, en Bulgarie et en Lituanie une durée double de cette période. Mais tel n’est pas le cas en Belgique, en Finlande, en Lettonie, en Roumanie, en Slovénie et en Allemagne (où cependant des mesures de protection contre le licenciement sont prises lors de négociations collectives au niveau des branches). En Hongrie, les entreprises sont appelées à maintenir les effectifs au moins jusqu’à la fin décembre 2020.

Quant à la mesure demandée aux entreprises de ne pas verser de dividendes dès lors qu’elles bénéficient d’aides de l’État pour le chômage partiel, telle que le gouvernement français l’a annoncée parmi les premiers — sans toutefois en faire une obligation — on la trouve également en Allemagne en ce qui concerne les aides de la Banque de développement (KfW), mais pas si les ides proviennent de l’Agence fédérale de l’emploi. C’est ainsi que Daimler, BMW et Volkswagen vont continuer à verser des dividendes alors que 200 000 de leurs employés bénéficient de la mesure de Kurzarbeit. En revanche, les mesures sont beaucoup plus strictes en Suède où l’agence nationale chargée de verser les indemnités conditionne ses versements aux comportements des entreprises, et au Danemark le versement des dividendes est interdit aux grandes entreprises faisant des demandes de soutien au chômage partiel à une hauteur supérieure à 8 millions d’Euros. Le sujet est également en débat en Suisse, en Autriche, en Belgique, aux Pays-Bas et au Royaume-Uni. Il est aussi sur la table de l’Union européenne à propos des entreprises recevant le soutien de programmes européens, et une proposition de la Commission est en discussion.

Pour finir, le document propose une série de critères pour des mécanismes de chômage partiel effectifs et équitables :

  • Inclusion : ces mécanismes doivent couvrir tous les secteurs, toutes les entreprises et tous les travailleurs, et en particulier les plus vulnérables, les travailleurs à temps partiel et/ou sous contrats courts, les travailleurs venant des agences d’intérim et ceux des plateformes, et les migrants.
  • Volume : ils doivent permettre aux bénéficiaires des conditions de vie décente ; l’allocation devrait se monter au moins à 80 % du salaire d’origine, assorti d’un minimum qui devrait se situer à 60 % du salaire médian national, et être plus généreux pour les travailleurs les plus affectés.
  • Durée : elle ne devrait pas se contenter de correspondre à la situation d’urgence identifiée au plan national, mais offrir une perspective à long terme au-delà de la période de confinement.
  • Protection contre le licenciement : les mécanismes doivent inclure des mesures d’interdiction de licenciement pendant des durées supérieures à celles de la distribution des allocations.
  • Versement de dividendes : le soutien aux entreprises doit être conditionné à l’absence de versement de dividendes.
  • Favoriser la pleine implication des syndicats et des employeurs : ils doivent être pleinement impliqués dans la conception et la mise en œuvre des mesures aux plans national et sectoriel et à celui des entreprises ; et le versement des aides devrait être conditionné à des accords avec les partenaires sociaux aux niveaux appropriés.

À l’issue de cet article, on peut esquisser un tableau comparatif entre la France et l’Allemagne :

Au total, les deux pays ont mis en place des systèmes très importants concernant de très nombreux secteurs et toutes les catégories de travailleurs (en Allemagne seuls les minijobbers — les petits boulots à moins de 450 € — sont exclus). En France, le niveau minimum de l’allocation, ainsi que le montant maximum plus avantageux pour les cadres représentent une protection forte. Mais la situation allemande se caractérise par le rôle plus important joué par les nombreux accords de branche et/ou d’entreprises dans l’abondement des montants décidés au plan national, ainsi que par la montée en puissance du soutien étatique en fonction de la durée. Dans l’état actuel des choses, l’approche française semble avoir été la plus généreuse parmi l’ensemble des pays européens, mais aussi la plus coûteuse ; la question reste de savoir quelle en aura été l’efficacité. Les décisions prises concernant la contribution des entreprises où l’activité aura redémarré vont sans doute modifier le tableau. Il conviendra de dresser un nouveau bilan le moment venu.

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Ingénieur École Centrale promotion 1968. DEA de statistiques en 1969 et de sociologie en 1978. Une première carrière dans le secteur privé jusqu’en 1981, études urbaines au sein de l’Atelier parisien d’urbanisme, modèles d’optimisation production/vente dans la pétrochimie, études marketing, recherche DGRST sur le tourisme social en 1980.

Une deuxième carrière au sein de l’éducation nationale jusqu’en 1994 avec diverses missions sur l’enseignement technique et la formation professionnelle ; participation active à la création des baccalauréats professionnels ; chargé de mission au sein de la mission interministérielle pour l’Europe centrale et orientale (MICECO).

Une troisième carrière au sein de la Fondation européenne pour la formation à Turin ; responsable de dossiers concernant l’adhésion des nouveaux pays membres de l’Union européenne puis de la coopération avec les pays des Balkans et ceux du pourtour méditerranéen.

Diverses missions depuis 2010 sur les politiques de formation professionnelle au Laos et dans les pays du Maghreb dans le contexte des programmes d’aide de l’Union européenne, de l’UNESCO et de l’Agence Française de Développement.

Un livre Voyages dans les Balkans en 2009.

Cyclotourisme en forêt d’Othe et en montagne ; clarinette classique et jazz ; organisateur de fêtes musicales.