À l’issue du 7e Printemps de la prospective, nous nous étions promis de nous retrouver sans que personne n’ait imaginé que la 8e édition se ferait à distance grâce à l’application Zoom, dont nous ignorions même l’existence. La prospective ne prétend pas écrire l’histoire à l’avance et les tendances émergentes qu’elle s’attache à détecter peuvent faire bon ménage avec l’imprévu et les aléas !
Le 12 juin, vingt-deux personnes étaient invitées à réagir à la publication du livre Métamorphose du travail (voir la recension du livre dans Metis) et plus globalement à proposer leurs propres analyses, y compris celles suscitées par la pandémie de Covid-19. Nous étions une centaine derrière nos écrans à les écouter. Les présentations étaient organisées en cinq sessions successives de 1 h 30 chacune.
Technologies, hommes, emplois
Pour tous les intervenants, l’omniprésence, mais aussi l’ambivalence des technologies numériques, est un fait central, majeur. Chaque usage, efficace, inclusif, support de relations est lourd de menaces et potentiellement néfaste, humainement et socialement. Les aspirations qualitatives, épanouissement et santé au travail, consommation « responsable », prennent le pas sur le quantitatif, le toujours plus, en particulier dans la jeunesse, catégorie socio-culturelle et politique très présente tout au long de la journée (merci à mai 68 qui en fit une catégorie historique à part entière et sans doute aussi à Greta Thunberg qui a ringardisé les générations X, Y, Z…). Les nouvelles organisations du travail, le développement des plateformes et la diversification des statuts d’emploi ne doivent être ni ignorés ni rejetés, elles doivent être négociées et régulées. Plusieurs interventions ont attiré l’attention sur le régime des intermittents du spectacle, alliant discontinuité de l’activité avec la continuité du statut et de ce qui y est attaché.
Chacun a convenu également que nous ne pourrons pas penser cette métamorphose du travail sans prendre en compte d’autres mutations. On se souvient que le 7e Printemps de la prospective (voir l’article dans Metis) s’était attaché à caractériser la Grande transition que nous vivons comme n’étant pas une addition de petites transitions, écologique, numérique, cognitive, mais qu’il convenait de « les appréhender dans leur globalité et leurs interactions ».
Philippe Pochet (ETUI) a souligné la difficulté de l’exercice en regrettant le peu de liens entre les communautés, académiques ou politiques, qui s’inquiètent des changements technologiques et climatiques. Les deux parlent de rupture et de transitions et souhaitent que l’accent soit mis sur l’éducation et la formation, mais le numérique pense global et compétition pendant que l’écologie insiste sur la localisation et la coopération. D’un côté les interlocuteurs privés et publics sont des acteurs bien identifiés, de l’autre nous avons affaire à des catégories mal définies, les « jeunes » par exemple. Laurent Mahieu (CFDT Cadres) a rappelé l’importance de « ré-encastrer l’entreprise dans la société » pour penser les évolutions du travail en lien avec celles des parcours de vie, de la parentalité, de l’inclusion et de la citoyenneté. Les liens noués avec le tissu associatif au sein de Pacte du pouvoir de vivre doivent le faciliter.
Cyril Cosme (OIT) a élargi le cadre en évoquant la transition démographique et les perspectives de diminution de la population active sur certains continents. Il a rappelé l’importance cruciale de l’agriculture dans le monde, en termes d’alimentation bien sûr, mais aussi d’émission de CO2 et d’emplois. Clément Séhier (Université de Lille) a détaillé l’évolution en profondeur de la Chine qui poursuit efficacement son objectif de montée en gamme dans l’industrie, formation massive d’ingénieurs, technologie de la 5G et délocalisation des productions les plus polluantes vers l’Asie du Sud-Est, le tout accompagné d’une polarisation rapide des emplois.
Régulations
Nous avons besoin de règles et d’organisation (et de management). Après une mise en place largement improvisée pendant le confinement dû au coronavirus, la négociation et l’impératif de régulations sont essentiels pour que les aspects positifs du télétravail l’emportent sur les aspects négatifs, isolement ou contrôle algorithmique. Tous les intervenants ont insisté sur l’absolue nécessité d’un droit du travail qui prenne en compte la diversité (et l’hybridation) des situations et des statuts. Jean-Luc Molins (CGT) et Laurent Mahieu (CFDT) l’ont rappelé en demandant, y compris au niveau de l’Union européenne, un strict encadrement du travail à distance et des diverses formes d’emplois, nouvelles ou plus anciennes comme le portage salarial ou les groupements d’employeurs. Le droit du travail est protecteur pour ceux qui travaillent bien sûr, il est aussi le garant d’une concurrence qui ne soit pas dominée par le dumping social dans une économie globalisée, « certains marchés doivent être libres, d’autres régulés, voire corsetés » (Alain Petitjean). On estime à 60 % le travail « informel » ou gris au niveau mondial, ce qui donne une mesure de l’ampleur du travail qui reste à accomplir.
La diversité des statuts d’emploi pose en des termes nouveaux la question de la mesure du travail. Le salariat a imposé le temps comme unité de mesure unique (en heures, en jours ou à l’année). Toutes les heures travaillées ne sont peut-être pas aussi productives, mais le temps passé n’est pas contestable. Odile Chagny lance une piste intéressante à partir de son travail sur les plateformes (voir le site Sharers & Workers), mais aussi sur le digital labor et toutes les activités qui ne sont pas considérées comme du travail. Le débat doit être mené sur les frontières du travail. Elles ne sont plus définies par la mesure du temps (quid du temps de connexion ?), mais en fonction de la valeur créée et de sa répartition. Ce qui pose la question du pouvoir de négociation entre les parties prenantes (consommateur compris). Force est de constater qu’actuellement le travailleur, mis en concurrence généralisée, mondialement et H24, est trop souvent le « maillon faible » pour négocier ses droits, sa rémunération et la reconnaissance sociale due à son activité. Le processus qui définit la valeur des choses, des hommes, du travail et des organisations est un processus social dans lequel entrent des intérêts et des rivalités, et non une mesure « objective » et incontestable.
Utopies
La prospective ne cherche pas à définir un futur inéluctable et idéal, mais plutôt à déceler ce qui se joue aujourd’hui et qui permet de faire des hypothèses sur ce que pourra être demain, que nous pourrions contribuer à faire advenir. Ces hypothèses comportent leur part d’imagination, voire « d’utopies concrètes », sinon comment pourrait-on les désirer ?
Jean-Yves Boulin a développé la proposition d’une Société du libre choix telle que la concevait l’économiste suédois Gosta Rehn. La flexibilité, pour des congés longs en cours de carrière, quels qu’en soient les motifs, ou un temps de travail réduit à certaines périodes de son parcours, doit être à la main des travailleurs grâce à un pouvoir réel, juridiquement garanti, de la négocier. Une étude est menée actuellement en Allemagne sur l’hypothèse d’un droit à neuf années de congés, à prendre tout au long de la vie, sans rupture de la relation de travail. En France le Compte Personne d’Activité (CPA) était programmé pour donner un cadre à cette « flexibilité négociée », avant d’être réduit à son volet « formation » (le CPF) en 2018.
Bernard Gazier évoque la rotation des emplois, les fondations autrichiennes pour équiper les transitions professionnelles, les métiers du care et l’horizon d’une « croissance ralentie ». Rappel bienvenu : la métamorphose du travail, dans ses aspects humains et technologiques, est à la fois cause et conséquence des choix économiques. Les centaines de milliards d’euros récemment mis sur la table vont orienter la suite de l’histoire. Va-t-on assister (ou mieux, participer) à un rebondissement, un futur étonnant et heureux ou à une suite sans surprise ? Happy end ou tragédie, les jeux ne sont pas faits. La question méritait d’être posée lors de ce 8e printemps de la prospective. André Gorz a publié en 1988 Métamorphoses du travail (au pluriel). Il tentait de les penser en les intégrant dans une réflexion sur les « limites — existentielles, culturelles, ontologiques — que la rationalité économique ne peut franchir sans se renverser en son contraire ». La « croissance ralentie » ne fera pas l’économie d’une réflexion sur le « suffisant » et ses conséquences en termes d’emplois et d’organisation du travail.
Le même André Gorz proposait de « remettre la raison économique à sa place subalterne, au service d’une société poursuivant l’émancipation et le libre épanouissement des personnes ». C’est sans doute ainsi qu’il faut entendre la volonté, exprimée en introduction par Christine Afriat, au nom de la Société française de prospective (SFP), de « mettre l’homme au cœur du changement ».
La « capacitation » souhaitée par plusieurs orateurs peut alors être comprise comme une traduction possible de cet objectif d’émancipation. Pour Cyril Cosme, la capacité de chacun à vivre les transitions et à maîtriser les transformations doit être au centre de la délibération collective à avoir sur l’avenir du travail, en termes de compétences, de formation, d’organisation des transitions, d’égalité femmes/hommes et de protection sociale, et plus généralement à avoir sur un avenir désirable. Marc Malenfer (INRS) y inclue la capacité de maîtriser les algorithmes, on ne peut pas accepter de « consacrer beaucoup de temps à comprendre comment ils marchent pour ensuite s’en accommoder ». Emily Lecourtois voit dans les tiers lieux, non seulement un cadre de travail, mais des lieux de capacitation. On pense à leur proximité avec le mouvement des makers (voir dans Metis « Quand les makers réinventent le travail », 2016).
Quel cadre conceptuel ?
Peut-être n’est-ce plus à proprement parlé une tâche de prospectiviste, et sans doute est-ce particulièrement difficile aujourd’hui quand le cadre conceptuel de la modernité formé autour de l’idée d’un progrès continu et illimité s’effondre, mais, à l’issue de cette journée, on avait envie de poursuivre les échanges sur ce qui se joue aussi dans l’ordre symbolique, imaginaire et sans doute politique de la société. Ce sont parfois des rêves improbables qui changent le cours des choses et les grandes transformations se nourrissent autant de croyances et d’idéal, et des luttes et conflits afférents, que de technologie. Le travail, son organisation et la place que nous lui accordons dans nos vies n’échappent pas à cette règle !
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