La question des statistiques ethniques revient régulièrement dans le débat français, elle est encore d’actualité. Metis reprend un article de fond paru en août 2015 dans lequel Jean-Louis Dayan éclairait le débat entre le possible et le souhaitable, pour la connaissance et pour l’action. « Statistiques ethniques » : pour le meilleur ou pour le pire ?
Virulent compagnon de route du FN, élu maire de Béziers en 2014, Robert Menard n’en était pas à sa première provocation sur le mode de la xénophobie « décomplexée ». En annonçant benoitement en mai 2015 qu’il avait, sur la base des prénoms consignés dans les registres scolaires, fait procéder au décompte nominatif des enfants « musulmans » de sa commune, il avait rallumé pour un temps la controverse à propos des « statistiques ethniques » , avant de préconiser, dans un courrier aux députés, leur légalisation.
Ce n’est pas un hasard si ce pêcheur en eaux troubles avait jugé utile de rallumer la polémique en se saisissant de cette question : elle est hautement piégée. Plutôt que d’en faire un tabou, que les « décomplexés » de tout bord se font un plaisir de dénoncer, tâchons d’en clarifier les enjeux. Pour aller au principal, toute la difficulté, tout le danger aussi, vient de ce que les « statistiques ethniques » désignent indifféremment dans le langage courant deux pratiques très différentes :
- Dresser des fichiers nominatifs de personnes identifiées selon « leur appartenance ou leur non-appartenance, vraie ou supposée, à une ethnie, une nation, une race ou une religion déterminée » – pour reprendre les termes de l‘article 225-1 du code pénal, qui caractérise le délit de discrimination. L’histoire du XXème siècle a hélas suffisamment montré à quelles extrémités peuvent conduire – ou pour le moins contribuer – la constitution et l’usage de tels fichiers par l’autorité publique du moment pour qu’il soit nécessaire d’insister sur leurs dangers.
- Enrichir la connaissance des faits sociaux au moyen d’enquêtes anonymes recueillant, entre autres caractéristiques individuelles, l’origine ou l’appartenance des enquêtés, parmi les nombreux facteurs pouvant conditionner leur position sociale (formation, revenu, emploi, logement…) ou leur accès aux biens collectifs (éducation, santé, justice …).
Discrimination, ségrégation voire persécution dans un cas, cohésion sociale, justice et lutte contre la discrimination dans l’autre : on voit pourquoi l’expression « statistiques ethniques » est aussi fortement clivante.
Elle est au demeurant doublement inappropriée :
• Tout « fichier » n’est pas statistique. Il importe au contraire de bien faire la différence entre fichiers opérationnels, forcément nominatifs, et enquêtes – qui peuvent être aussi bien statistiques que monographiques, quantitatives que qualitatives – nécessairement anonymes.
• Et toute statistique s’intéressant aux origines n’est pas « ethnique », encore moins « ethno-raciale » : tout dépend des variables retenues pour différencier les personnes. Il peut s’agir du pays et/ou de la nationalité de naissance. C’est ainsi, on va le voir, et ainsi seulement, qu’on a jusqu’ici mesuré par enquête statistique « l’origine » des personnes en France. Mais il peut s’agir aussi de l’appartenance à telle ou telle confession, « ethnie », « race », ou encore de la couleur de peau. Contrairement à d’autres pays, la France exclut a priori le recours à ces variables dans les enquêtes.
Que dit en effet le droit français ? Le poids pris depuis trente ans (au moins) par les thèmes de l’immigration, de la diversité et de la discrimination dans le débat public a eu au moins ici pour mérite de conduire le législateur à préciser les règles, en particulier avec l’adoption en 2004 (en transposition d’une directive européenne de 1995) d’une seconde loi « Informatique et liberté » amendant la loi fondatrice de 1978. Pour la collecte d’informations personnelles, trois principes :
1) La collecte de «données à caractère personnel » (c’est-à-dire permettant d’identifier, directement ou indirectement, des personnes physiques) est licite à condition qu’elle soit opérée de façon loyale et poursuive des finalités explicites et légitimes. Les données collectées, comme la durée de leur conservation, doivent se limiter à ce qu’exigent ces finalités. Et ceci vaut quel que soit le mode de collecte, « automatisé »ou non.
2) La logique s’inverse cependant pour les données faisant apparaître, « directement ou indirectement, les origines raciales ou ethniques, les opinions politiques, philosophiques ou religieuses ou l’appartenance syndicale (…) ou qui sont relatives à la santé ou à la vie sexuelle » (article 8). Le principe est ici l’interdiction de collecte, accompagnée de plusieurs exceptions :
• les personnes ont donné leur consentement exprès
• le recueil est effectué par une association à l’intention de ses seuls membres
• la connaissance de ces informations conditionne l’exercice d’un droit en justice.
3) L’INSEE et les services statistiques des ministères (la « Statistique publique ») bénéficient pour la collecte de ces mêmes données d’un régime particulier : ils sont dispensés d’obtenir le consentement exprès des personnes dès lors qu’ils ont sollicité l’avis du Conseil national de l’information statistique (CNIS, où siègent statisticiens, chercheurs, partenaires sociauxet parlementaires) et obtenu l’autorisation de la CNIL (Commission nationale informatique et liberté). Les données collectées sont alors soumises aux règles du secret statistique (loi de 1951), qui encadrent étroitement leur transmission et exigent un strict anonymat pour leur diffusion (y compris s’il s’agit de personnes morales). Ceci valant pour les enquêtes proprement dites, mais aussi pour l’exploitation statistique secondaire de fichiers administratifs.
Pour résumer: non aux fichiers ethniques, oui par exception au recueil de l’origine ou de l’appartenance aux seules fins de connaissance, dans le respect des règles de protection des personnes et du secret statistique.
Voilà pour les textes. Comme toujours, la réalité est plus complexe et les enjeux difficiles à démêler. Trois questions au moins vont continuer longtemps de faire débat, et elles le méritent car des principes fondamentaux sont chaque fois en cause.
La première a trait aux libertés publiques : les règles censées protéger les personnes contre le recueil de données dites « sensibles » (qui ne se résument pas à on l’a vu à « l’appartenance, vraie ou supposée à une ethnie, une race ou une religion») sont-elles effectivement, et efficacement, protectrices ? L’organe pivot est ici la CNIL, autorité administrative indépendante composée de parlementaires, de magistrats et de personnalités qualifiées, que la loi a dotée dès 1978 de pouvoirs d’autorisation, de contrôle, d’investigation et de sanction (jusqu’à 300 000 € d’amende) étendus, y compris pour les traitements de données non informatisés.
La même loi confère en complément à toute personne physique le droit de « s’opposer, pour des motifs légitimes, à ce que des données à caractère personnel la concernant fassent l’objet d’un traitement ». Il en découle la garantie d’un droit individuel d’accès, de rectification et de suppression des données recueillies, sous la surveillance de la CNIL.
Est-ce suffisant ? Le droit n’est jamais assez protecteur en la matière, et on pourrait imaginer d’ajouter à ces dispositions l’organisation d’un « droit d’alerte » ad hoc, d’autant qu’avec la généralisation des traitements dématérialisés et la difficulté croissante à protéger les données qui en sont issues, le détournement d’usage d’informations personnelles doit faire l’objet d’une vigilance redoublée. Mais la loi française assure incontestablement en l’état, au moins sur le plan des principes et des procédures, une solide protection des individus contre les risques de « fichage » illicite.
Seconde question : celle des données de type intermédiaire. Sur le papier, tout semble clair : d’un côté le fichage de l’origine, de l’ethnie ou de la race, interdit, de l’autre l’enquête anonyme incluant l’origine, licite si la CNIL l’autorise. En pratique, les choses se compliquent car la tentation est forte pour beaucoup d’entreprises et de collectivités de constituer, à partir de leurs propres registres de personnel ou d’administrés, des fichiers incluant des variables « ethniques ».
Le plus souvent, c’est pour la bonne cause : s’acquitter de leurs obligations en matière de diversité, mener des politiques de lutte contre les discriminations et d’égalité des chances. Mais à l’évidence ce peut être aussi dans le but contraire, particulièrement dans le cas des municipalités : opérer sans le dire des différenciations illicites, voire encourager la défiance et l’hostilité du groupe dont l’origine est supposée seule légitime à l’égard des autres. Autrement dit, semer le trouble, discriminer et outiller des politiques de « préférence nationale ». Comment faire a priori la différence? C’est précisément sur cette ambiguïté que joue un Robert Ménard lorsqu’il suggère aux députés d’autoriser les « statistiques ethniques » : à l’en croire, non pour exclure les immigrés ou leurs enfants, mais pour « installer des politiques » adéquates. Et de citer à l’appui des déclarations des ex-maires d’Evry, Manuel Valls, ou de Dijon, François Rebsamen.
La réponse paraît claire : la loi, rien que la loi ; laquelle range sans équivoque l’initiative du maire de Béziers dans l’illicite. Ce dernier serait-il pris au mot d’ailleurs, qu’il ne disposerait à l’échelon de la ville qu’il administre que de « statistiques », c’est-à-dire de données impersonnelles, impropres à un quelconque usage opérationnel, si ce n’est à titre d’éléments de cadrage.
Au-delà de provocations dont les intentions véritables ne font guère de doute, la troisième question mérite la plus grande considération. Ce que souhaitent nombre d’élus locaux, qui ne peuvent être suspectés de vouloir exclure ou désigner à la vindicte une partie de leur population, c’est pouvoir prendre la juste mesure de la diversité des origines dans leur territoire, et des inégalités de toute sorte qui peuvent y être associées. Ce qu’appellent de leurs vœux nombre de chercheurs en sciences humaines, c’est disposer, dans le respect du cadre légal, de sources statistiques offrant une image de la diversité des origines et permettant de la mettre en regard des positions, des pratiques et des trajectoires sociales, professionnelles ou culturelles des personnes. Pour la simple raison que le débat public sur la justice sociale, comme l’action publique en faveur de l’égalité, doivent pourvoir s’appuyer sur une connaissance documentée des principales différences qui nourrissent les inégalités, dont l’origine fait partie. Ce qui fait ici débat n’est pas l’objectif, mais la frontière à tracer entre les différences qu’il est légitime de mesurer, et celles que l’appareil de mesure doit ignorer sous peine de mettre à mal les fondements de l’ordre républicain. Lequel « assure l’égalité devant la loi de tous les citoyens sans distinction d’origine, de race ou de religion » (article 1er de la constitution de 1958).
C’est en référence à cet article qu’une décision du Conseil constitutionnel du 15 novembre 2007 a fermé la porte à toute nouvelle exception à l’interdiction de principe posée par la loi « Informatique et liberté » (cf. plus haut) : « si les traitements nécessaires à la conduite d’études sur la mesure de la diversité des origines des personnes, de la discrimination et de l’intégration peuvent porter sur des données objectives, ils ne sauraient, sans méconnaître le principe énoncé par l’article 1er de la Constitution, reposer sur l’origine ethnique ou la race».
C’est sur ce point crucial que s’opposent, notamment au sein de la communauté scientifique, d’un côté les tenants d’une conception résolument universaliste de la République « indivisible et laïque », pour lesquels les seules différences individuelles qui puissent être prises en considération sont géographiques, économiques et socio-professionnelles, de l’autre ceux qu’une vision plurielle ou multiculturelle de la citoyenneté conduit à voir dans l’origine, l’appartenance, voire la confession, des éléments tout aussi constitutifs de l’identité des personnes, et devant à ce titre trouver leur place dans l’appareil d’observation et d’analyse de la société.
Quelles sont ces « données objectives » dont le Conseil Constitutionnel juge l’usage licite ? Outre le pays et la nationalité de naissance de l’individu et/ou de ses parents, il peut s’agir (pour reprendre la liste dressée par le COMEDD, cf. infra) :
• des patronymes ou prénoms classés selon leur consonance ethnique
• de l’appartenance auto-déclarée (« ressenti d’appartenance »)
• d’une catégorisation assignée par autrui telle qu’elle est rapportée par l’intéressé (« auto-hétéro-perception »)
• ou d’une catégorisation ethno-raciale attribuée par un tiers.
En revanche est prohibé l’usage de tout « référentiel ethno-racial », entendu comme une nomenclature à caractère officiel comme il en existe dans d’autres pays, anglo-saxons en particulier (non sans controverse parfois).
Seuls la première catégorie de variables est aujourd’hui d’usage courant dans les enquêtes françaises. Prenant acte, à la suite de travaux comme ceux de Michèle Tribalat (INED), de l’incapacité de l’appareil statistique à cerner la population immigrée, le Haut Conseil à l’Intégration recommande en 1991 de recueillir, en plus de leur nationalité au moment de l’enquête, la nationalité et le pays de naissance des enquêtés, de manière à mieux distinguer les « immigrés » (nés étrangers à l’étranger, qu’ils soient ou non de nationalité française à l’enquête) des autres (nés français).La recommandation sera suivie par l’INSEE dès le recensement de 1999, puis pour la plupart de ses grandes enquêtes « ménages » au cours des années 2000.
Mais il est clair aussi dès les années 1990 que l’intégration des immigrés ne se joue pas en une seule génération. D’où une seconde recommandation du Haut Conseil, appelant en 1993 au développement d’études sur la « population issue de l’immigration », c’est-à-dire de la deuxième – voire troisième – génération, sur la base cette fois de la nationalité et du pays de naissance des parents – voire des grands-parents. Mais avec prudence, cette extension devant pour lui se limiter aux études spécifiquement consacrées à la situation ou au devenir des populations immigrées sur plusieurs générations. C’est pourquoi elles sont restées rares depuis, la principale étant celle de l’INED « Trajectoires et Origine », qui a fait suite en 2010 à l’enquête pionnière de 1992 « Mobilité géographique et insertion sociale ».
Faut-il aller plus loin ? Publié en 2010, le rapport du COMEDD (Comité pour la mesure de la diversité et l’évaluation des discriminations) offre un tableau complet et toujours d’actualité des éléments en débat. Formé en 2009 à l’initiative de Yazid Sabeg, alors commissaire à la diversité et à l’égalité des chances, et présidé par François Héran, alors directeur de l’INED, ce comité a réuni 25 personnalités de la recherche, de la presse, du monde syndical et associatif, de l’entreprise et de l’administration. Ses recommandations ont été nombreuses, mais pour aller à l’essentiel on peut surtout en retenir ici qu’il n’exclut l’usage d’aucune des catégories de « données objectives » visées par le Conseil constitutionnel, tout en marquant sa nette préférence pour le pays et la nationalité de naissance (avec le cas échéant un traitement particulier pour les DOM-TOM et les anciennes colonies), dont il préconise le recueil systématique dans le recensement et les grandes enquêtes, afin de disposer d’un système d’information statistique régulier sur les discriminations et la diversité. En revanche les autres données relatives à l’origine, comme les prénoms ou l’appartenance auto-déclarée, ne devraient être utilisées qu’à titre subsidiaire et avec précaution.
Le COMEDD recommande par ailleurs la création d’un cadre sécurisé spécifique à la transmission des données personnelles sensibles, sous l’égide de la CNIL et de la HALDE (absorbée depuis par le Défenseur des Droits) ; ainsi que de rendre obligatoire dans les entreprises la remise annuelle d’un « rapport de situation comparée » sur la diversité de leur personnel, sur le modèle en vigueur pour l’égalité hommes-femmes.
Comme souvent, ces recommandations opérationnelles n’ont guère été suivies d’effet. Au moins le rapport du Comité a-t-il permis d’identifier précisément les enjeux techniques, scientifiques et politiques sous-jacents aux « statistiques ethniques », et d’aboutir à un relatif consensus quant aux données personnelles « objectives » dont l’usage est légitime.
Tout relatif faudrait-il dire, car à peine le COMEDD était-il réuni qu’un contre-comité, la CARSED (Commission alternative de réflexions sur les « statistiques ethniques » et les discriminations), se formait (avec entre autres pour membres Elisabeth Badinter, Hervé Le Bras et Jean-François Amadieu) pour dénoncer avec force la mesure statistique de la diversité comme « un euphémisme derrière lequel se cache désormais l’intention de produire des statistiques de l’ethnicité », et d’aboutir à « une vision de la société durablement fragmentée selon les critères d’origine, donc figés », et « à terme à la fragmentation et à la concurrence entre communautés ». Un ouvrage en est issu, dont le titre (« Le retour de la race – Contre les « statistiques ethniques »», Editions de l’aube, 2009) dit assez que le débat n’est pas clos…
Pour en savoir plus :
– Etudes récentes de l’INSEE sur les descendants d’immigrés
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