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Sur Insta, une influenceuse de 16 ans se moule dans une robe en viscose à 15 euros fabriquée par des ouvrières dans un atelier semi-clandestin de Leicester en Grande-Bretagne. La magie de la commande en ligne : sitôt cliqué, bientôt livré. Le Paradis du consommateur est devenu l’enfer du travailleur : le titre du dernier livre de Denis Pennel résume parfaitement les paradoxes d’aujourd’hui.

L’auteur entreprend de mettre à plat les contradictions de « l’économie à la demande », du triomphe du consommateur en faisant une large analyse des changements de  rapports de force entre les trois grandes catégories de stake-holders du monde économique et social capitaliste : les actionnaires, les salariés et les consommateurs. Alors que la période fordiste a été marquée par une sorte d’alliance entre actionnaires et salariés, la croissance des Trente Glorieuses permettant qu’ils se développent de concert, on est aujourd’hui dans une alliance entre les actionnaires et les consommateurs. Le client roi est au cœur du modèle de type Amazon. Et le hic c’est que le consommateur et le travailleur sont les mêmes !

Une économie de la vitesse

L’économie à la demande marche à l’instantanéité. Je commande (en cliquant) dès que je « désire » et je reçois dans le délai le plus court possible, en ignorant tous les actes de travail entre la commande et la réception. « La foule des travailleurs se met au service de la masse des consommateurs » écrit Denis Pennel. Les exemples sont nombreux : « Un morceau de musique à peine entendu qu’aussitôt acheté sur i-tunes », et tant d’autres exemples. Il parait que dans le cerveau c’est la dopamine qui est responsable de l’addiction à la consommation…

Comme souvent, c’est une conjonction de facteurs qui permet ce formidable développement de la « on-demand economy » : évolutions sociétales, évolutions technologiques et mutations économiques. Sans parler du COVID qui nous contraint à faire le maximum de choses à distance et en restant chez soi! Du côté des évolutions sociétales, Denis Pennel souligne les besoins de services « à la personne » dans les sociétés développées, mais qui peuvent parfois glisser jusqu’au besoin de « se faire servir ». Il imagine avec sourire et angoisse le consommateur devenu « un gros loukoum de canapé » semblable au personnage du film Alexandre le bienheureux « qui ne quitte plus son lit et se fait servir par un système ingénieux de fils reliés à tout ce dont il a besoin… » En 1990 déjà, André Gorz publiait Pourquoi la société salariale a besoin de nouveaux valets ?

De nombreuses questions restent posées quant à la bonne caractérisation de cette économie : le produit a-t-il moins d’importance que le service qui y est attaché ? Quelle est la place de la production ? L’usage va-t-il remplacer la propriété ? La consommation par abonnement est-elle une manipulation du consommateur ? Le « on-line » va-t-il supprimer les coûts de transaction qui ont en partie justifié la construction des grandes entreprises ? Denis Pennel tourne et retourne ces innovations en tous sens pour en explorer les différentes facettes.

Les constats qui montrent un retour à des situations d’il y a longtemps sont nombreux : retour au travail manuel, retour à la domesticité, retour au tâcheronnage (paiement à la tâche), travail sur la table de la salle à manger ou de la cuisine, absence de protection sociale…

De nombreux cadres souhaitent changer de métier pour retrouver le goût de l’artisanat.

La fin du salariat ?

Clairement pour Denis Pennel, le salariat « est en grosse fatigue », ce qui ne signifie pas que l’on ait trouvé par quoi le remplacer… En tout cas, le salariat « en cols blancs » qui a inventé « le bureau » ! La montée du nombre de travailleurs indépendants, le développement du « travail du consommateur », le développement de la pluriactivité, la persistance et le rôle essentiel du bénévolat montrent que l’on ne peut pas résumer le travail à l’emploi salarié. Denis Pennel est très bon connaisseur des questions d’emploi et ses réflexions rejoignent les convictions de penseurs tels que Bernard Stiegler : l’emploi, c’est ce qui est scellé par du salaire, le travail, c’est ce qui fait qu’on se réalise en accomplissant quelque chose.

Pour autant, le salariat n’aura-t-il été qu’une parenthèse dans l’histoire économique et sociale ? Il serait moins désiré selon diverses enquêtes d’opinion : pour Eurofound, 60% des indépendants en Europe le sont par choix. Les contrats de très courte durée se multiplient : la durée des CDD a été divisée par 2 depuis 2000 et 83% des CDD de l’année 2017 ont été de moins d’1 mois dont beaucoup de contrats pour une journée !

« Au secours, mon patron est un algorithme ! » : la situation des travailleurs des plateformes, à la fois non-salariés, toujours dans l’urgence, souvent dans de mauvaises conditions de travail et sans garanties sociales, est évidemment au centre du tableau.

Sortir des contradictions ?

Le livre oscille entre l’expression de l’enthousiasme que suscitent les nombreuses (et confortables) innovations que nous apporte chaque jour et la critique acerbe des risques et excès de la consommation à tout-va et de l’économie à la demande. Denis Pennel revendique une position progressiste et pas une dénonciation radicale du système. Pour cela, appuyé sur des travaux comme ceux de Gorz, Supiot ou Stiegler, et sur l’Encyclique Laudato Si’, il formule des propositions sérieuses de réflexion et de transformation à différents moments du livre :

  • Il est urgent d’adapter la protection sociale aux réalités du travail et de l’emploi d’aujourd’hui. Le salariat va vers davantage de « flexible work » et les indépendants doivent aller vers davantage de protections. Peut-être faut-il reprendre des concepts tels que ceux de « contrat d’activité » avec des droits davantage attachés à la personne qu’au statut (Rapport Boissonnat, Le travail dans 20 ans, 1995)
  • Le développement des « tiers employeurs » est indispensable en sorte de multiplier et diversifier les formes d’intermédiation sur le marché du travail.
  • Aller vers une société plus frugale et une consommation plus responsable, et en somme vivre moins vite : la pandémie nous l’aura-t-elle un peu appris ? (voir dans Metis : « Covid 19 : qu’allons-nous faire de cette crise ? » Denis Pennel, avril 2020). Les évolutions de la société de services à la personne, d’une économie davantage « humano-centrée » pour reprendre l’expression de Pierre Veltz (voir dans Metis : « Le chemin vers la sobriété de masse reste à inventer », entretien avec Pierre Veltz, janvier 2021) contiennent aussi bien le pire que le meilleur et les choix dépendent de nous.
  • Etre attentif dans les entreprises, et les organisations, à une « écologie humaine du travail », face à la pression des actionnaires à laquelle il faut résister.
  • Alors « qu’un couple dure grosso modo dix ans, un CDI  onze ans et qu’un Français sur dix déménage chaque année » (Jean Viard), c’est sur les transitions de toute nature qu’il faut travailler, pas seulement d’un emploi à un autre, mais d’un statut à un autre.

Les solutions sont donc à la fois du côté du travail, du côté de la consommation, et du côté des actionnaires. Comme il semble que la consommation rende de toute façon malheureux (cf Richard Esterlin : à cause de tout ce à quoi on renonce…), il serait bien de s’y mettre sérieusement.

Pour en savoir plus :

– Denis Pennel, Le Paradis du consommateur est devenu l’enfer du travailleur, Editions Panthéon, 2020

–  Denis Pennel, entretien avec Jean-Louis Dayan, « Le travail entre dans un nouvel âge », décembre 2019

– Denis Pennel, « Covid 19 : qu’allons-nous faire de cette crise ? », avril 2020

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Philosophe et littéraire de formation, je me suis assez vite dirigée vers le social et ses nombreux problèmes : au ministère de l’Industrie d’abord, puis dans un cabinet ministériel en charge des reconversions et restructurations, et de l’aménagement du territoire. Cherchant à alterner des fonctions opérationnelles et des périodes consacrées aux études et à la recherche, j’ai été responsable du département travail et formation du CEREQ, puis du Département Technologie, Emploi, Travail du ministère de la Recherche.

Histoire d’aller voir sur le terrain, j’ai ensuite rejoint un cabinet de consultants, Bernard Brunhes Consultants où j’ai créé la direction des études internationales. Alternant missions concrètes d’appui à des entreprises ou des acteurs publics, et études, européennes en particulier, je poursuis cette vie faite de tensions entre action et réflexion, lecture et écriture, qui me plaît plus que tout.