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On n’a jamais autant parlé du travail réel que depuis l’arrivée de la pandémie : le caractère indispensable du travail plus ou moins visible des uns et des autres pour notre vie quotidienne ; le travail qui se transforme et qui se fait à distance… Le livre collectif d’Yves Clot, Jean-Yves Bonnefond, Antoine Bonnemain et Mylène Zitoun Le Prix du travail bien fait porte sur des démarches conduites avant le Covid, mais ne se prive pas de tirer quelques leçons de la pandémie. C’est tout son prix !

Le travail des soignants

Ce sont eux-mêmes qui le disent : par beaucoup de côtés, « on n’a jamais aussi bien travaillé que pendant la pandémie ». François Dupuy, dans les vidéos enregistrées au Sénat, évoque « la désobéissance organisationnelle » (Metis, Le Sénat se penche sur les nouveaux modes de travail et de management, 27 avril 2021). Ces solutions d’auto-organisation sont devenues indispensables, car il était « impossible d’assurer la continuité d’activité en respectant le fatras bureaucratique. L’encadrement intermédiaire, lui, a été relativement absent durant la crise. Les fonctions support des sièges sont fortement remises en cause, car les troupes ont constaté que tout fonctionne mieux sans elles. »

Les auteurs du livre parlent « d’un hôpital enfin gouverné par l’intelligence des situations » qui de ce fait renoue avec les analyses et les propositions du Collectif Inter Urgences.

Il se trouve que l’une de démarches menées par l’équipe du CNAM a concerné un EPHAD, parfaite illustration de ce que les auteurs nomment « le travail empêché » ou « le professionnalisme contrarié ». On retrouve là les thèmes déjà développés par Yves Clot. Un exemple parlant : se préparant pour une sortie en extérieur, les résidents doivent se chausser, s’habiller en conséquence. Ils pourraient le faire eux-mêmes, mais compte tenu de leur âge, c’est long et cela prend beaucoup de temps. Le plus souvent ce sont les aides-soignantes et les aides médicales pédagogiques qui « les habillent pour aller plus vite ». Alors que leurs missions comportent le développement, ou en tout cas, le maintien de l’autonomie des personnes âgées. Contradiction entre les objectifs qualitatifs : tout faire pour que les résidents soient autonomes, et la pression du temps, autant dire de la productivité.

L’un des objectifs de l’équipe du CNAM est que cette contradiction puisse s’exprimer dans le cadre d’un dispositif de « dialogue de métier », de réunions de travail qui donnent du poids à la parole et aux questionnements de ceux qui font et pas seulement des consignes de la hiérarchie. C’est un dispositif complexe, pensé, qui alterne réunions entre les agentes seules, réunion avec les responsables hiérarchiques, réunions avec les intervenants extérieurs.

Mais au-delà des contradictions et des conflits de valeurs, la situation renvoie aux marges d’autonomie de l’établissement ou parfois du service par rapport aux règles : faut-il que les résidents sortent par tous les temps, quelle que soit la météo ? Et encore au-delà, la situation renvoie au modèle économique de prise en charge de la grande dépendance : les ressources de l’établissement (qui viennent de l’Assurance-Maladie et des Conseils départementaux sur la base des arbitrages de l’ARS) dépendent du niveau de dépendance des personnes accueillies. De manière générale, les personnes âgées dépendantes entrent en EPHAD de plus en plus tard et dans un état de plus en plus dégradé. Mais la logique de financement conduit les établissements à avoir beaucoup de résidents très dépendants : une maison de retraite peut en devenir prisonnière même si sa direction, comme ses personnels, pourrait souhaiter une composition plus équilibrée.

Cet enchainement de causes et d’effets comme disent les philosophes montre à quel point une approche en termes de RPS des personnels soignants est insuffisante, voire même hypocrite. Les dysfonctionnements et le sentiment que les personnels ont de ne pas pouvoir bien faire leur travail dépendent des choix d’organisation du travail qui eux-mêmes renvoient à un modèle économique. Le travail bien fait a un prix, mais qui paye ce prix ? Il faut interroger toute la chaine de travail. Ce sera entre autres la question de la future loi Dépendance.

La parole des éboueurs et les rats

Une des interventions du labo du CNAM a conduit l’équipe de psychologues dans les services de propreté d’une grande ville. L’ébahissement des responsables hiérarchiques face à une proposition visant à écouter les éboueurs sur leur propre travail est total. Et combien significatif de leur difficulté à penser que le dialogue avec « les agents de base » puisse améliorer quoi que ce soit !

Et pourtant, collecter les déchets d’une grande ville, ce n’est pas une mince affaire : le film documentaire de Mireille Dumas Des Ordures et des hommes le montre fortement.

La démarche conduite a plusieurs objectifs : analyser le travail vu par les agents mêmes et surtout mettre en place un dispositif pérenne pour que l’échange professionnel sur les dysfonctionnements et les problèmes à résoudre ne se déroulent pas seulement à l’initiative de la hiérarchie. C’est la condition pour vaincre la défiance des agents de base envers les responsables qui se traduit par cet état de « conflictualité enkystée » perceptible dans de nombreuses organisations. Alors la question des rats qui peuvent à chaque instant grimper sur votre bras : peur ancestrale, réalité vécue ou simplement problème auquel il serait bon de trouver une solution ?

Filmer le travail comme outil d’analyse collective ? 

Comme dans d’autres interventions, l’équipe du CNAM filme le travail et se sert ensuite du résultat pour laisser s’exprimer les éboueurs, pour faire réagir la hiérarchie et que s’installe ainsi un échange entre les deux. Les images font réagir, on les croit, alors que l’on met souvent en doute la parole des éboueurs lorsqu’ils « remontent » les problèmes. Les images donnent de la crédibilité à leur parole, donnent à voir le fait que le diable se niche dans les détails.

Pour que s’installe « la coopération conflictuelle » (les auteurs empruntent l’expression à Bruno Trentin, voir dans Metis la note sur son livre La Cité du travail), il importe de vérifier collectivement la pertinence des problèmes posés, d’éprouver ainsi le déficit d’intelligence dans l’absence de dialogue, de donner du poids aux propositions des éboueurs. Ainsi, face à la question lancinante des rats, faudrait-il, comme le propose un responsable, « en parler à la médecine du travail pour s’apercevoir qu’il n’y pas de risque » ou bien mettre des bouchons aux containers pour que les rats ne rentrent pas et percer des petits trous pour que l’eau s’écoule suivant la proposition d’un agent. Ou bien porter des gants de protection solides et les changer chaque jour ?

Élaborer des solutions pratiques dans le dialogue professionnel, résoudre les conflits de critères transforme la conflictualité, mais cet « état de dialogue » demeure précaire et se rejoue en permanence. Ce ne doit pas être confondu avec le dialogue social, mais les représentants syndicaux peuvent y trouver un rôle et s’en porter garants.

Peut-on, dès lors, affirmer que « lorsque la division sociale du travail entre conception et exécution recule, la subordination réelle diminue » ?

Alors une « écologie du travail » ?

C’est une image commode : les auteurs du livre prennent acte du fait que les conflits de critères deviennent de plus en plus nombreux au fur et à mesure que la « conscience écologique » et la « conscience professionnelle » cheminent de concert dans nos têtes et nos sociétés frappées par la maladie, mais aussi par des maux sociaux divers.

Peut-on aller jusqu’à formuler l’hypothèse d’une corrélation entre la qualité du travail et la qualité des produits fabriqués et services délivrés ? Il faudrait étudier de plus près le déroulement du « Diesel gate » chez Volkswagen par exemple : quelle a été la position des ingénieurs, des cadres de production, celle des ouvriers et celle des syndicats ? La Revue française de gestion a publié sur ce sujet un très passionnant article de Franck Agerri et Jean-Michel Saussois.

Syndicats et salariés sont-ils prêts à accepter « l’entrée des consommateurs et des usagers dans une boucle de contrôle des externalités du travail » ? Comment et jusqu’où les salariés sont-ils prêts à discuter non seulement des conditions du travail bien fait, mais des produits qu’ils fabriquent ou des services qu’ils délivrent ? C’est une nouvelle page qui s’ouvre.

Yves Clot avec Jean-Yves Bonnefond, Antoine Bonnemain et Mylène Zittoun, Le Prix du travail bien fait, La coopération conflictuelle dans les organisations, La Découverte, 2021

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Philosophe et littéraire de formation, je me suis assez vite dirigée vers le social et ses nombreux problèmes : au ministère de l’Industrie d’abord, puis dans un cabinet ministériel en charge des reconversions et restructurations, et de l’aménagement du territoire. Cherchant à alterner des fonctions opérationnelles et des périodes consacrées aux études et à la recherche, j’ai été responsable du département travail et formation du CEREQ, puis du Département Technologie, Emploi, Travail du ministère de la Recherche.

Histoire d’aller voir sur le terrain, j’ai ensuite rejoint un cabinet de consultants, Bernard Brunhes Consultants où j’ai créé la direction des études internationales. Alternant missions concrètes d’appui à des entreprises ou des acteurs publics, et études, européennes en particulier, je poursuis cette vie faite de tensions entre action et réflexion, lecture et écriture, qui me plaît plus que tout.