Le fléau du Covid-19 a contraint à l’inactivité, donc peut-être à l’inutilité, une partie importante de ceux qui travaillent, salariés ou indépendants. Situation proprement inouïe de l’inutilité forcée. Va-t-on alors assister à une nouvelle hiérarchie des utilités sociales ? C’est l’occasion de se reposer la question de ce qui est inutile, de ceux qui le sont plus ou moins, peu payés en conséquence et donc peu reconnus.
On ne peut alors s’empêcher de rappeler qu’un séminaire de l’École de Paris de décembre 2016 avait pour thème : « L’inutilité, fléau moderne ». Le principal intervenant était Pierre-Noel Giraud qui venait de publier un livre dont Metis a rendu compte.
Le résumé de cette rencontre a été le suivant : « Pour Pierre-Noël Giraud, les damnés de la terre du XXIe siècle ne sont plus les ouvriers surexploités de Zola, mais les hommes inutiles, ceux qui s’entendent dire que l’on n’a pas besoin d’eux : chômeurs, travailleurs précaires, jeunes aux candidatures rejetées, paysans sans terre, etc. Ils en sont réduits à vivre de l’assistance publique ou familiale, ou survivent sans moyens d’améliorer leur sort, car ils sont enfermés dans des trappes d’inutilité dont il est impossible de sortir. Cela crée un sentiment d’injustice, de plus en plus puissant lorsque les inutiles se multiplient. Ainsi germent les phénomènes de boucs émissaires, les populismes, voire les guerres civiles. Éradiquer l’inutilité est aujourd’hui un objectif bien plus important que courir après la croissance, et cela suppose de revoir en profondeur les instruments et les usages de l’économie. Comment le thème de l’éradication de l’inutilité peut-il se traduire en programmes d’actions publiques ? »
Qui sont les inutiles d’aujourd’hui (hors Covid) ? Les deux livres présentés dans Metis : La Ville vue d’en bas et L’Activité des demandeurs d’asile, donnent à voir des populations qui vivent, pauvrement et difficilement, sur nos territoires. Ils sont le fruit de travaux d’observations approfondies sur ce que font des gens qui, pense-t-on, ne font rien et, par conséquent, sont perçus comme des inutiles, profitant des avantages de nos sociétés. Et effectivement, dans l’impossibilité/incapacité d’avoir un emploi, ils ne peuvent survivre qu’assistés.
La question du travail est au cœur de nos sociétés. Mais, la vision dominante l’a réduit au champ étroit du travail exercé dans des cadres institutionnels précis comme le travail salarié dans ou pour une entreprise ou une autre structure (l’emploi ou le travail indépendant), ou encore le travail domestique dans la famille. Est-ce que le travail ainsi défini répond aux besoins de nos sociétés actuelles ? Ceux qui en sont exclus de ces cadres constituent la foule des inutiles.
Les formes de travail hors norme sont riches d’enseignement, et riches tout simplement. Le travail de rue dans les quartiers populaires de Roubaix, abandonnés des grandes industries traditionnelles est un véritable « travail de subsistance » non reconnu, le travail d’intégration des demandeurs d’asile soumis à des injonctions contradictoires est nécessaire à leur parcours. Le tout dans une fragilité extrême et avec le soutien de nombreux bénévoles, donc des gens très utiles qui travaillent sans contrepartie. Que la société sache reconnaître ces formes de travail serait déjà affaiblir le stigmate de l’inutilité.
Mais alors faut-il payer des gens à ne rien faire ? Comme c’est le cas dans la parenthèse forcée actuelle ? Les débats sur le revenu universel, sur l’État comme « employeur en dernier ressort », ce qu’il est en ce moment, correspondant à la description qu’en fait l’économiste américain Henry Minsky dans son livre Stabiliser une économie instable (voir dans Metis « Minsky : “l’État employeur en dernier ressort”, décembre 2016). Faut-il rechercher collectivement sur les territoires des activités infiniment utiles, mais sans valeur marchande pour en faire des emplois stables comme le font les promoteurs de l’expérimentation Territoires Zéro Chômeur de longue durée ? Ils montrent la nécessité de faire évoluer la conception dominante du travail pour faire sortir de l’inutilité des hommes et des femmes.
Aujourd’hui, le confinement a privé de leur travail habituel des millions de personnes. Sont-elles inutiles ? En ordonnant le confinement pour un impératif de santé publique, l’État a créé une sorte de nouveau « lien de subordination » en obligeant chacun à un travail d’adaptation pour développer à la maison des activités nouvelles et inhabituelles à mener dans une organisation quotidienne astreignante. Télé-travailler et, en même temps, suivre la scolarité de leurs enfants, faire l’école, gérer la maison et ses approvisionnements, et parfois apporter des soins aux malades… Il s’agit là d’une véritable demande de travail adressée de fait à chacun : le travail de confinement déployé selon les capacités des uns et des autres. Les conditions de l’apprentissage collectif de sa mise en œuvre montrent la résilience de nos sociétés.
Ce travail de confinement n’a bénéficié et ne bénéficiera d’aucune reconnaissance sociale. Ce n’est pas à ce titre que des milliards sont attribués : ils le sont pour financer le chômage partiel, les arrêts de travail pour garde d’enfants, les congés maladie. C’est-à-dire, selon des logiques anciennes qui ne reconnaissent pas pour quelles raisons ce travail collectif de confinement a été déployé dans la difficulté, grâce à une inventivité solidaire dans un immense bricolage. C’est peut-être une occasion manquée de créer un revenu universel temporaire ?
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